Influences (n. fem. pluriel)
  1. Fluide provenant des astres et agissant sur la destinée humaine.
  2. Action exercée sur quelqu’un.
  3. Action exercée sur quelque chose.

Les Influences

Filtré pour vous : L'actualité politique et intellectuelle

#Apocalypse #Extrême droite #Racisme #Renaud Camus

Taguieff, Le Bras : à chacun son Grand Remplacement

Publié le 9 mai 2023 par

Sur le concept de Grand remplacement, une lecture croisée des essais de Pierre-André Taguieff et Hervé le Bras, par l’historien Joël Schnapp.

L’extrême droite a-t-elle déjà remporté la bataille culturelle ? Que l’on s’en tienne aux résultats des dernières élections, que l’on analyse les multiples dérives de l’exercice du pouvoir d’Emmanuel Macron, tant sur le plan de la sécurité que sur celui de l’immigration, ou que l’on prenne en considération la volonté farouche des leaders de l’extrême droite de s’approprier le concept gramscien d’hégémonie culturelle : on pourrait presque être tenté de répondre par l’affirmative. Pourtant, si tel n’est pas le cas, force est de constater la prégnance d’un des thèmes fétiches de l’extrême droite dans l’actualité : celui de l’immigration, évidemment incontrôlée, si l’on en croit les éructations de Marine Le Pen, de Matteo Salvini ou de Viktor Orban. Surfant sur la peur d’une « colonisation à l’envers », le foyer idéologique a le vent en poupe dans la plupart des pays européens. Le souvenir des atrocités du siècle dernier semble avoir disparu des mémoires collectives et toutes sortes de mouvances issues du nazisme ou fascisme se préparent à gouverner, dans l’indifférence générale. Sur les chaines d’info continue, on déroule le tapis rouge aux nouveaux princes de la droite extrême et jamais auparavant n’avait-on autant fait honneur au concept absurde de Grand Remplacement.

Développé par Renaud Camus, dans un livre éponyme, le Grand Remplacement serait le point d’aboutissement d’une immigration massive venue d’Afrique sur le sol français, le moment où la population indigène et « blanche », selon la perspective raciste de Camus, se verrait supplantée par une population d’origine africaine, noire et de confession musulmane. Aux yeux de Camus, cette substitution d’un peuple par un autre pourrait se produire en l’espace d’une génération. Le terme appartient désormais tellement à notre horizon intellectuel qu’il est employé dans des situations qui semblent confiner à l’absurde : des journalistes n’hésitent plus à parler, entre autres du « grand remplacement » des fonctionnaires territoriaux, du « grand remplacement des banques » ou encore du « grand remplacement de la voiture », sans qu’on puisse établir de vrai rapport avec l’expression de Renaud Camus.

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Dans cette perspective quelque peu angoissante, deux auteurs ont décidé de prendre le problème à bras le corps. Il s’agit de l’historien des idées, spécialiste de l’antisémitisme, Pierre André Taguieff, qui signe Le Grand Remplacement ou la politique du mythe (L’Observatoire, 2022), et du démographe Hervé Le Bras, affirmant que non, Il n’y a pas de Grand Remplacement ( Grasset, 2022) qui tienne scientifiquement. D’emblée, à partir du même sujet, on est évidemment frappé par le contraste entre les deux ouvrages, dans leurs approches comme dans leurs méthodologies respectives : P.-A.Taguieff se propose d’analyser « la politique du mythe » et de définir une généalogie du Grand Remplacement, en recherchant ses sources d’inspiration dans un temps historique que Braudel aurait défini comme moyen. Il commence avec Gobineau (deuxième moitié du XIXe siècle) pour terminer de nos jours, avec Le Pen et Zemmour. De son côté, Le Bras s’appesantit bien moins sur les précédents historiques et réagit surtout en démographe soucieux de prouver scientifiquement l’inanité intrinsèque du concept.

Il suffit d’ouvrir le livre de P. A Taguieff pour prendre la mesure de son incroyable érudition. Près d’un demi-siècle de recherches sur l’antisémitisme et l’extrême droite permettent à l’auteur de se mouvoir avec aisance dans le marigot des précurseurs du Grand Remplacement. Il commence par reprendre les références classiques de l’extrême droite, du milieu du XIXe siècle jusqu’au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale, passant en revue, entre autres, les œuvres de Gobineau, Barrès et Maurras. Il montre à quel point ces écrivains sont obsédés par la « hantise d’une immigration-invasion comblant le vide creusé par la dénatalité » (p.80). Il met en lumière la xénophobie de ce milieu intellectuel et surtout la crainte « de masses déferlantes d’origine non européenne (p.89). Pour ne pas se limiter aux sources françaises, P.A.Taguieff passe aussi au crible des auteurs comme l’Australien Charles Henry Pearson, qui annonce « le déclin de la race blanche » (p.101) ou l’Américain Theodore Lothrop Stoddard, qui dénonçait dans les années 1920 l’appauvrissement racial mettant en péril la civilisation blanche (p.112).

P.A.Taguieff consacre ensuite un chapitre aux années 30 en France et fait rejaillir aux yeux du béotien toute une littérature raciste bien heureusement oubliée de presque tous, qu’il s’agisse de Georges Mauco, de Raymond Millet ou de René Martial, qui dénonçaient unanimement l’immigration de masse et le métissage. Puis il revient sur des rives plus connues en analysant avec précision les délires racistes de Louis-Ferdinand Céline en qui l’extrême droite de l’après-guerre a trouvé un prophète. L’auteur poursuit ce qu’il nomme « une archéologie historique de la ‘théorie remplaciste’ » en se concentrant sur le fantasme d’une contre-colonisation dans les années 50, avec des auteurs nazis comme René Binet, qui désigne comme ennemis les partisans de l’égalité des races, ou son ami, le néonazi Gaston-Armand Amaudruz. P.A.Taguieff balaie les années 60 et 70, en examinant les textes de Dominique Venner, d’Enoch Powell ou de Jean Raspail, et démontre comment toute cette littérature raciste a exercé une influence majeure lors de la création de la « Nouvelle Droite ». Sur les liens entre la Nouvelle Droite et le nazisme, on regrette d’ailleurs quelques manques historiographiques, comme le livre de Stéphane François, Au-delà des vents du Nord. L’extrême droite française, le pôle Nord et les Indo-Européens, ( Presses Universitaires de Lyon, 2014).

Taguieff et Le Bras ont feuilleté le même magazine, mais n’y ont pas vu la même chose.

Les derniers chapitres du livre sont consacrés à la période contemporaine des années 80 à nos jours, avec, à nouveau, un classement des auteurs par décennie. On y parle de François Duprat, qui va jusqu’à dénoncer le « génocide de notre peuple » et de Jean-Marie Le Pen, qui redoute une colonisation « de peuplement ». L’auteur revient sur le fameux numéro du Figaro intitulé « Serons-nous encore français dans 30 ans ? » et pointe la banalisation contemporaine de l’imaginaire anti-immigrationniste (p.216). Bruno Mégret, Jean-Yves Le Gallou retiennent l’attention de l’auteur mais c’est surtout Renaud Camus qui l’intéresse. P.A.Taguieff lui reconnait la paternité du terme de Grand Remplacement mais rappelle que ce concept s’inscrit manifestement dans une longue tradition xénophobe. L’auteur hésite cependant à classer Camus à l’extrême droite et met en garde contre sa diabolisation par la gauche (p.241). Il termine l’analyse des sources avec une longue analyse de l’œuvre d’Eric Zemmour : il met en lumière l’obsession de la décadence du polémiste de Cnews, un lieu commun de l’extrême droite des années 1970 (p.265). Toutefois, il vole au secours de l’ancien candidat à la présidentielle et se lance dans une longue défense du personnage qui sème quelque peu la confusion dans l’esprit du lecteur. Le livre s’achève sur un chapitre qui s’intitule « Démythiser le débat politique », dans lequel l’auteur affirme, notamment, que « la réalité des micro-remplacements de population, sur certains territoires, ne saurait être niée ». Ainsi, s’il n’y a peut-être pas de Grand Remplacement, les micro-remplacements seraient indéniables (p.308).

L’utilisation du mythe par Taguieff nous semble chancelante.

Devant une telle profusion de sources, au demeurant bien présentées et souvent pertinentes, on devrait être ébloui. Ce n’est pas vraiment le cas, pour plusieurs raisons. Tout d’abord, il est un peu curieux de vouloir travailler sur « la politique du mythe » et de ne jamais en donner la moindre définition. S’agit-il d’un mythe au sens large, dans l’acception moderne, qui désigne une idée reçue, un cliché, une légende ? Ou fait-on référence ici à un récit merveilleux qui offrirait un substitut religieux au discours scientifique ? On ne trouve pas de réponse exacte : on a l’impression que, pour l’auteur, le mythe relève de la fausse impression ou de la croyance. Dans son introduction, P.A.Taguieff établit une distinction entre des mythes répulsifs et des mythes attractifs (p.9-10). Il donne comme exemple des premiers, le Grand Remplacement et le retour du fascisme. Le lecteur est certainement disposé à voir un mythe dans le fatras idéologique du Grand Remplacement mais sans doute moins à nier le retour du fascisme. En Europe et sur les continents américains, les extrême droites, qui puisaient ouvertement dans de tels registres, ont eu le vent en poupe ces dernières années. Donald Trump a gagné  lors des élections américaines de 2016, Jair Bolsonaro, en 2018 au Brésil, Victor Orban a été réélu en Hongrie depuis 2010, et Giorgia Meloni vient de remporter les élections en Italie. Pire, les échecs aux élections de Trump et Bolsonaro n’ont-ils pas débouché sur les tentatives de coup d’État ? Le retour du fascisme, un mythe donc ? A l’évidence, la notion de mythe, telle que l’emploie P.A.Taguieff, est franchement chancelante et nuit considérablement au raisonnement.

On peut ensuite mettre en question le positionnement politique de P.A.Taguieff. Ce dernier n’a pas de mots assez forts pour dénoncer Ahmed Boubeker. Quand celui qu’il présente comme un chercheur de province (p.275) s’attaque, assez violemment il faut le dire, à Zemmour, Taguieff défend becs et ongles le polémiste : « Voilà donc un polémiste travesti en universitaire qui méprise, caricature, salit et diabolise l’adversaire ». A. Boubeker, selon les dires du spécialiste de l’antisémistime « est totalement étranger à la neutralité axiologique définie par Max Weber » (p.276). La virulence de la critique laisse pantois et on se demande si P.A Taguieff est bien fondé à attaquer si vigoureusement. En effet, d’un bout à l’autre de son livre, l’auteur veut incarner une voie moyenne, un juste milieu entre les horreurs de l’extrême droite et les abominations de « l’extrême gauche ». C’est donc avec une certaine surprise, que dans ce livre consacré au thème-phare de l’extrême droite, on retrouve des attaques lunaires contre Jean-Luc Mélenchon (p.19), Lénine et Robespierre (p.104). Disons-le clairement, le parallèle est franchement douteux mais il semble que pour l’auteur, le Grand Remplacement est l’apanage de l’extrême droite tout comme le « wokisme » serait celui de l’extrême gauche. Autant pour la neutralité axiologique ! P.A Taguieff en arrive donc à incarner jusqu’à la caricature l’extrême centre, qui, selon le modèle macronien, dénigre, diabolise et excommunie systématiquement tous les opposants politiques, et ce positionnement de polémiste influe considérablement sur son raisonnement et sa perception du Grand Remplacement. Enfin, on peut souligner avec un certain effroi la complaisance dont l’auteur fait preuve envers l’extrême droite. Celle-ci culmine avec la défense d’Eric Zemmour qui n’est, selon P.A.Taguieff, « ni raciste ni xénophobe » (p.268). On se pince pour croire ce qu’on lit : Eric Zemmour a été condamné plusieurs fois : en 2011, pour avoir tenu des propos stigmatisants sur les Noirs et les Arabes et en 2018, pour provocation à la haine religieuse. Il a été condamné début 2023 pour « injure raciste » et il est sous le coup de nombreuses procédures. P.A.Taguieff nie l’évidence mais fait quelques concessions. Il écrit au sujet de Zemmour : « Dépourvu du sens des nuances et incapable de fixer des limites à ses emballements rhétoriques, le polémiste donne ainsi prise aux accusations de « racisme antimusulman » ou d’ « islamophobie » (p.272). On croirait entendre Scapin expliquer à Argante que si son fils s’est marié contre son gré, c’est qu’ « il y a été poussé par sa destinée ». On a vu également P.A.Taguieff concéder que s’il n’y a pas de Grand Remplacement, il y avait des micro-remplacements. Le sens de ce terme nous échappe complètement. Il y a toujours eu des villes qui attiraient les immigrés d’un même pays : qu’on songe aux Italiens de Nogent sur Marne, chers à Cavanna, aux Portugais de Saint-Maur ou aux Arméniens d’Alfortville. Doit-on dire qu’ils ne sont pas intégrés ? qu’ils ont micro-remplacé les Français de souche ? cela ne tient pas une seconde.

Mais peut-être que le problème est ailleurs : la complaisance de P.A.Taguieff avec l’extrême droite s’explique peut-être par des analyses communes. Ainsi peut-on lire que « le vrai ‘fascisme’ aujourd’hui, celui qui menace les démocraties pluralistes, c’est l’islamisme et, en Europe de l’Ouest, l’islamogauchisme qui le légitime de diverses manières » (p.284). Ce n’est pas le lieu ici de dénoncer le fantasme de l’islamogauchisme, concept fumeux mis au point dans les années 2000 par P.A. Taguieff. Il a autant de réalité que l’enquête lancée sur le sujet par l’ancienne ministre de l’Enseignement Supérieur. Cependant, à l’heure où la Russie de Poutine envahit l’Ukraine et où la Chine menace Taiwan, on ne peut qu’admirer une telle sagacité. Quoi qu’il en soit, P.A.Taguieff partage visiblement les mêmes angoisses et les mêmes obsessions que les zélateurs du Grand Remplacement : tel un Don Quichotte des temps modernes, il s’élance à l’attaque des moulins wokistes et des géants islamogauchistes. On lui souhaite beaucoup de succès dans son entreprise.

Le livre d’Hervé Le Bras, Il n’y a pas de Grand Remplacement, expose une approche radicalement différente : il ne s’agit pas d’exhumer une archéologie du Grand Remplacement, mais de démontrer, pas à pas, à l’aide de la méthode scientifique, sa totale inanité. Dans les premiers chapitres de son livre, il définit la notion essentielle de migration de remplacement, en s’appuyant sur un rapport de l’ONU de 2002, qui a considérablement irrité Marine Le Pen. Il rappelle tout bonnement que « remplacer signifie donc compenser les décès par les naissances et la migration » (p.13). Puis il se lance dans une critique structurée d’un texte de référence de l’extrême droite, à savoir le Camp des Saints, de Jean Raspail et démontre combien l’écart entre le roman et la réalité est important. Tout comme P.A.Taguieff, H.Le Bras revient sur le fameux numéro du Figaro Magazine de 1985 et montre combien la croissance démographique du Maghreb a été surestimée quand celle de la France était traitée à l’inverse (p.31). Le Grand Remplacement n’a donc pas eu lieu en 2015, comme le prédisait le Figaro Magazine, mais cela n’empêche pas l’extrême droite actuelle de jouer sur les mêmes ficelles qu’il y a quarante ans.

On regrette que Hervé Le Bras ne donne pas toutes ses sources dans sa démonstration.

Une fois traitées ces questions d’actualité, le démographe cherche à expliquer l’inquiétude des Français face à l’immigration. Il remonte pour ce faire jusqu’à la défaite de 1870 et les premières craintes concernant la démographie. Il s’arrête notamment sur les cas de Jacques Bertillon et du docteur Rommel qui voient dans le déficit des naissances la cause d’une future invasion allemande (p.41). Il survole ensuite une littérature catastrophiste qui court jusqu’à la Première Guerre Mondiale. Le propos est efficace mais on regrette que les sources ne soient pas abordées dans leur ensemble.

Puis H. Le Bras en revient à son sujet, et montre comment la rhétorique du Grand Remplacement a remplacé celle de l’invasion (p.48). Il insiste notamment sur le modèle de la contre-colonisation cher à Renaud Camus et à ses sectateurs. Comme les faits ne lui donnent pas raison, Renaud Camus affiche donc un mépris souverain des statistiques : le créateur du terme de Grand Remplacement affirme n’avoir besoin ni de chiffres ni de preuves (p.53). H. Le Bras se délecte alors de mettre en charpie l’empirisme des ‘remplacistes’.  

Après un chapitre consacré à l’usage de citations tronquées par R. Camus, H. Le Bras ouvre une séquence purement scientifique sur le Grand Remplacement : il montre son impossibilité démographique (p.70). Il prouve que même en prenant en compte la seconde génération issue de l’immigration, le compte n’y est pas (p.72). Il se confronte au chapitre suivant à la question de l’immigration et montre comment Marine Le Pen fait usage de faux chiffres sur le sujet. Au terme de calculs parfois un peu savants, la conclusion s’impose : l’accroissement annuel du nombre d’immigrés est la seule donnée fiable et elle infirme le Grand Remplacement (p.84).

Les derniers chapitres sont consacrés à réduire à néant quelques obsessions de l’extrême droite : l’auteur se demande comment faire pour distinguer dans un même pays qui sont les remplaçants et qui sont les remplacés. Les étrangers ne représentent que 7.5% en 2020 et il n’est pas concevable qu’ils atteignent 50% en 2050. Les immigrés quant à eux représentent du 10% de la population et ne constituent donc pas plus un danger (p.86). Même en prenant en compte d’autres critères, qui sont d’ailleurs complexes à définir, H. Le Bras est formel : « En conclusion, quelle que soit l’extension de la définition du peuple des remplaçants, aucun ‘grand remplacement’ ne pourrait avoir lieu en France dans les prochaines décennies sauf bouleversement majeur » (p.94). H. Le Bras se penche aussi sur la diversité des origines et sur la question des prénoms. Il termine sous ouvrage en mettant en lumière les problèmes posés par l’immigration, comme la concentration des immigrés dans certains quartiers (p.113), les problèmes sociaux (p.118) ou encore la question des réfugiés. Tout cela n’a rien à voir avec le ‘Grand Remplacement’. Il conclut sur ce paradoxe : moins il y a d’immigrés, plus le vote RN est fort (p.125). Pire, le thème du Grand Remplacement est sciemment utilisé par les politiques pour susciter l’angoisse des populations (p.126). À n’en pas douter, si l’ouvrage de H. Le Bras est beaucoup moins riche de références que celui de P.A Taguieff, il est infiniment plus convaincant : son propos rigoureusement rationnel en fait un excellent instrument pour comprendre l’imposture du concept de Grand Remplacement.



Pour autant, ces deux points de vue, en dépit de leur qualités intrinsèques, n’épuisent pas entièrement le sujet. En effet, il semble qu’il y ait, dans les deux essais, un angle mort, qui est celui de la théologie et du mythe. Les deux auteurs conviennent en effet, à juste titre, de l’influence majeure de Jean Raspail sur l’extrême droite et sur la théorie du Grand Remplacement, qu’il s’agisse de l’influence constante du Camp des saints ou de la collaboration du romancier au numéro du Figaro Magazine cité plus haut. Il suffit, pour s’en faire une idée précise, de se reporter au tweet de Marine Le Pen qui salua ainsi sa mémoire de Raspail, après son décès en 2020 : « Jean Raspail nous a quittés. C’est une immense perte pour la famille nationale. Il faut (re)lire Le Camp des Saints qui, au-delà d’évoquer avec une plume talentueuse les périls migratoires, avait, bien avant Soumission, décrit impitoyablement la soumission de nos élites ». Cependant, on se rend compte que la référence à l’Apocalypse selon Saint-Jean contenue dans le titre n’est jamais prise en compte. Taguieff donne comme sous-titre à son livre, La politique du mythe, mais quand il est véritablement confronté à un mythe judéo-chrétien de première importance, il ne le voit pas. Or, le « camp des saints » est une expression qui provient du chapitre 20.9 de L’Apocalypse ; il met en scène le grand combat eschatologique : les troupes de Gog et Magog ont été rassemblées par Satan aux quatre coins de la terre et se pressent pour livrer bataille aux saints retranchés dans la « ville bien aimée ». Ils sont fort heureusement détruits par le feu divin et le diable est jeté dans l’étang de feu. Or, quand on lit le roman dans le détail, on se rend compte qu’il ne s’agit absolument pas d’une anecdote sans conséquence. Le mythe de Gog et Magog est à l’œuvre d’un bout à l’autre du roman : au chapitre 8, par exemple, l’infâme Ballan, un philosophe athée qui ne croit ni aux passeports ni aux nations ni aux religions, se rend compte que le coprophage qui sert de prophète aux Indiens cite quasiment mot à mot les versets 8 et 9 du chapitre 20 de l’Apocalypse. Au chapitre 9, il se met à disposition des serviteurs de la Bête ; cela ne change rien à son terrible destin, puisqu’il périt misérablement au chapitre suivant, piétiné par une foule au milieu de laquelle il est le seul blanc. De la même façon, les Indiens sont constamment comparés à des nuées d’insectes, comme la colonne de fourmis de la foule débarquant sur la Côte d’Azur, au début du texte. C’est de la même façon loin d’être insignifiant : on retrouve le fléau des sauterelles au chapitre 9 de la prophétie johannique et il est précisé, au chapitre 20, que les nations de Gog et Magog doivent être « aussi nombreuses que le sable de la mer ». Enfin, chez Jean Raspail, on assiste, au chapitre 9, à l’arrivée d’une « nouvelle bête apocalyptique, une sorte de monstre anonyme doué d’ubiquité et qui se serait juré, dans un premier temps, la destruction de l’Occident ». Cette bête devient d’ailleurs quasiment un personnage à part entière pour le reste de l’ouvrage.

Dans cette perspective, le concept creux de Grand Remplacement change de nature. On ne se situe plus dans le domaine de la raison mais dans celui de la foi et on comprend mieux pourquoi Renaud Camus ne veut entendre parler ni de science, ni de statistiques ni même de travail (cité par H.Le Bras, p.53). Si la contre-colonisation lui apparaît inéluctable, c’est qu’il s’agit un signe certain de la proximité de la fin du monde. On ne peut guère espérer que les démonstrations scientifiques puissent convaincre les adeptes, qui se caractérisent par une foi inébranlable. D’une certaine manière, le Grand Remplacement, tel qu’on le voit présenté en France ces derniers temps, rappelle le phénomène Qanon, qui, aux États-Unis, mélange fondamentalisme chrétien et théorie du complot. Dans un article de 2014, intitulé « L’Antéchrist chez les évangéliques et fondamentalistes américains de 1970 à nos jours », (Revue française d’études américaines n° 139), Sébastien Fath insistait sur l’importance de l’Antichrist dans la culture américaine contemporaine. Certes, Renaud Camus ne mentionne pas l’Ennemi Ultime à proprement parler mais Jean Raspail, lui, évoque tout au long de son roman des substituts classiques : la Bête, Gog et Magog, qui lui servent bien souvent de ressorts diégétiques.

Les figures de Gog et Magog, Centre théologique de Kiev. DR

Il faudra, à l’évidence, dans les années à venir, prendre davantage en compte les questions d’eschatologie dans les travaux scientifiques sur l’extrême droite. Les enseignements de la longue durée chère à Braudel sont nombreux et ce serait se pénaliser que de ne pas s’en souvenir. De recherches récentes montrent combien le néo-nazisme doit aux théories païennes d’une Sigrid Hunke. Comme l’a très bien souligné François Stéphane, dans son article « La Nouvelle Droite et le nazisme. Retour sur un débat historiographique », (Revue Française d’Histoire des Idées Politiques, vol. 46, 2017), une autre facette de l’inspiration de l’extrême-droite est à chercher du côté du fondamentalisme chrétien. S’il est évident que le Grand Remplacement doit être compris comme un fantasme de contre-colonisation, il faut également le caractériser comme une adaptation moderne du mythe de Gog et Magog. D’ailleurs, quand Jean Raspail prophétise l’invasion des abominables Indiens à la peau sombre (!), il renoue avec une peur traditionnelle de la chrétienté. A six siècles de distance, sa crainte de la multitude étrangère et de la submersion ne diffère guère des angoisses apocalyptiques de Georges de Hongrie. En effet, en 1480, le dominicain était persuadé que les Turcs, serviteurs de l’Antichrist, allaient s’emparer de la terre entière. Il écrivait alors :

« Ils seront si nombreux à l’avenir qu’ils sembleront dépasser en nombre les atomes de l’air ou la poussière de la terre ou même le sable de la mer, et à la façon des sauterelles, ils rempliront toute la surface de la terre » (Georges de Hongrie, Des Turcs, Griffe Famagouste, 2018, p.139).


Joël Schnapp vient de publier Chroniques de l’Antichrist, une exploration originale des références à l’Apocalypse dans les discours politiques et la société au 21e siècle, éditions Piranha.

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