Influences (n. fem. pluriel)
  1. Fluide provenant des astres et agissant sur la destinée humaine.
  2. Action exercée sur quelqu’un.
  3. Action exercée sur quelque chose.

Les Influences

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Ailes et Lui – chronique d’aviation (5)

Publié le 4 juillet 2016 par

salazar-3.jpg 5 Le charme envolé de Vichy-Charmeil

La buvette était déserte. Sauf pour Ailes. Depuis la bretelle de la route départementale, et l’enfilade illettrée de Jardiland et autres Mr Bricolage,– en français on écrit M. pas Mr –, et après avoir emprunté une contre-allée en épingle à cheveux et patienté dix minutes à un dérisoire feu rouge telle une dernière, pitoyable fourche caudine mise par la municipalité à l’accès vers l’aérodrome, Lui qui était venu en voiture à cause du mauvais temps, avait gardé l’œil sur la buvette, trônant au sommet de la petite aérogare. Ailes était visible, de très loin. Elle portait une robe rouge que le vent, âcre et gris, dans cet improbable hiver de la mi-juin faisait jouer comme une bannière. Il se dit, en entrant sur le parc à voitures désert et crevassé, que sa robe était comme l’oriflamme de cet aérodrome délaissé et voué aux manigances et à l’illettrisme des fonctionnaires territoriaux.

1960 s’était donné rendez-vous à l’appel féerique d’Ailes

Il repoussa deux barrières de police, «  entrée interdite  », mais à qui, interdites ? Quand on interdit il faut dire, outre quoi, à qui, une interdiction omnibus ça n’existe pas, même dans la Bible : une interdiction ça doit dire qui n’a pas droit au désir. Mais non, là, à Vichy-Charmeil, on interdit à tous l’entrée à la buvette. Eh bien pas à Ailes, et pas à Lui. Ailes lui faisait signe.

Les barrières renâclèrent. De plaisir. Il avait donc monté les marches en ciment délitées par le gel des hivers successifs et gravit les escaliers menant à la terrasse de l’aérogare abandonnée, conscient qu’à chaque pas il passait au travers du miroir du Temps, et entrait dans le décor d’un film des années 1960, un Visconti. Il crut voir, un bref instant, des Floride bleu pastel et des DS jaune à toit lie de vin garées devant le hall, comme pour un concours d’élégance. 1960 s’était donné rendez-vous à l’appel féerique d’Ailes.

Il y eut une bourrasque. Ailes, accotée à la buvette en béton, tout en courbe Le Corbusier, porta la main à son décolleté. Elle va prendre froid, se dit-il. Des caissons vides et crevés encombraient le côté bar, des tagueurs s’étaient pris pour des street artists sur la porte condamnée de la réserve. «  Vous avez apporté du champagne ? Non. Ah …  » Et elle leva la tête comme si on était en été, que le soleil éclairait un avion en approche finale sur 01, et qu’en bas, dans le hall dévasté d’une salle de pas désormais perdus à jamais, une bande de fêtards empilait des sacs de voyage sur les bras des porteurs et qu’à la passerelle d’une Caravelle une hôtesse en bibi bleu lavande Dior agitait une main gantée de blanc, «  allez, vite, nous allons décoller, éteignez vos cigarettes  ».

Ailes porta la main à sa gorge et éclata de rire. Il la regarda : «  Pourquoi êtes-vous si cruelle ?  »

Une seconde bourrasque, glaciale, emporta un reste de ruban noir et jaune qu’on avait entortillé sur une poignée de la porte condamnée. Ailes passa une main sur le bar en ciment, le caressa, et la leva, tenant une invisible coupe de champagne dont elle regarda lentement les bulles s’épanouir, s’éparpiller, s’évanouir. Il regretta sa remarque quand il vit qu’elle pleurait. De froid ? Il lui offrit son chèche. Par Phildar.

Et d’une chiquenaude elle renversa la coupe imaginaire. Des larmes lui montèrent aux yeux et il ajouta : «  Je vous en prie, c’est pour vous  ». Tout était dit. La Parque avait fait la libation et pris le linceul. Vichy-Charmeil était défunt.

Triste pays où les rites de la mémoire ont remplacé l’intelligence du futur.

Vichy-Charmeil. L’été, pendant un jour ou deux, l’aérodrome se réveille soudain du tombeau. Il retrouve brièvement le bruit des moteurs et les odeurs de l’aviation. Parade et rituel. Triste pays que le nôtre où les rites de la mémoire ont remplacé l’intelligence du futur afin de satisfaire l’hédonisme du présent. Bien sûr vous n’y verrez ni Ailes ni Lui.

Elle quitta la buvette et alla s’accoter à la rambarde rouillée donnant sur la piste. Elle voyait se dérouler le film du passé, de ce Deauville aérien, de ce Biarritz aviateur, quand Caravelle était le nom d’une voiture et d’un avion. Une autre bourrasque enfla brutalement la manche à air effilochée, la banda, parallèle à la piste, durant quelques secondes, avant de la faire retomber en la tordant, d’un violent revers de main.

Lui avait remis les barrières en place. Il passa devant le pavillon de l’aérogare. C’est alors qu’il la revit, debout devant l’Enregistrement dont la pancarte pendait de travers sur une chaîne rompue, face à un guichet aveugle, tenant à la main un sac à l’anse duquel elle avait noué le chèche, et tendant avec nonchalance à l’employée un billet d’avion qui ressemblait, à travers la vétusté des vitrages, dans cet étrange hiver de mi-juin, à une palpitation d’ailes. Il entendit le haut-parleur craqueler, il écouta le signal sonore à trois temps et retentir le morse symphonique de l’annonce, «  le vol Air France …  ».

Ailes se retourna et toucha légèrement la commissure de ses lèvres, gommant une trace de rouge à lèvres. Il avait encore dans la bouche le goût de sa langue. Ou était-ce du champagne ?

Et puis tout revint au silence gris de cet aérodrome désaimée où Delon et Schneider auraient pu, dirigés par Visconti, entendre le maître ordonner : «  L’Aérodrome, Première Prise. Silence. On tourne  ».

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