Influences (n. fem. pluriel)
  1. Fluide provenant des astres et agissant sur la destinée humaine.
  2. Action exercée sur quelqu’un.
  3. Action exercée sur quelque chose.

Les Influences

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Anti-intellectuel, toi non plus

Publié le 28 mai 2019 par

L’idée : Sarah Al-Matary (Seuil) analyse l’histoire et la vie intellectuelle française par la critique anti-intellectuelle. Les plus féroces étant les intellectuels entre-eux : tel L’anthropologue Jean Malaurie (CNRS ed.) qui s’en prend lui, à «  l’intellocratie  »

La haine des clercs. L’anti-intellectualisme en France, Sarah Al-Matary, Seuil,  392 p., 24 €.
La haine des clercs. L’anti-intellectualisme en France, Sarah Al-Matary, Seuil, 392 p., 24 €.
Pouvoir intellectuel. La production éditoriale sur la vie, la mort, les mœurs des intellectuels français est apparue dans les années 1990, au moment même où son biotope universitaire se normalisait. Dans ses conférences internationales, en 2016, l’écrivain Michel Houellebecq rappelait sa définition de l’intellectuel : «  D’abord qu’est ce qu’on appelle un intellectuel en France ? C’est quelque chose de précis, sociologiquement parlant. C’est quelqu’un qui a fait de fortes études, le mieux étant Normale Sup, mais au minimum, des études universitaires suffisantes dans le domaine de la littérature ou des sciences humaines. C’est quelqu’un qui publie de temps à autre des essais. Qui occupe un poste suffisamment important dans une revue qui se consacre aux débats intellectuels. Et qui signe régulièrement des textes d’opinion dans la rubrique des principaux quotidiens consacrés aux débats d’idées.  » Il prononça ce discours lors de son allocution, le 28 septembre 2016, de la remise du prix Franck-Schirmacher pour son roman Soumission. Houellebecq est l’une des cibles de l’essai La haine des clercs.

Proudhon, théoricien de l’anarchisme, défend un « anti-intellectualisme rationaliste »

Sarah Al-Matary, maîtresse de conférences en littérature à Lyon2 et rédactrice en chef de La vie des idées, a repris le récit à l’envers, en s’intéressant à la vie anti-intellectuelle. C’est riche, violent, rebondissant. La guerre culturelle a longtemps fait croire que l’anti-intellectualisme était sécrété par la droite et l’extrême droite. Or, cette haine jaillit de tous les côtés. L’essai de notre exploratrice académique, même s’il vaut le détour, est très dense, trop parfois, ce qui nuit à la lisibilité et fait perdre à la chercheuse son fil rouge (on aurait aimé un allant et une inventivité narrative d’Ivan Jablonka, son conseiller éditorial). Pour Sarah Al-Matary, le récit de l’anti-intellectualisme prend racine avec les révolutions du XIXe siècle, 1848 notamment, et l’influence de Proudhon, et non pas comme convenu, avec l’habituelle affaire Dreyfus. Une tradition puissante a été lancée par ce père fondateur de l’anarchisme français, celle d’un «  anti-intellectualisme rationaliste  ». Une galerie étonnante des détracteurs, relevée et étudiée par l’auteure, prolonge ses premières critiques et déborde largement du foyer anarchiste. Les adeptes du «  bon sens  » et de «  l’intuition  » cultivent leur haine de la raison. Cette défiance viscérale des intellectuels chez les héritiers de Proudhon (mais pas d’héritières, car il se méfiait des femmes trop émotives pour penser) se marquera au fil des années par la nette concurrence, par exemple, des anarcho-syndicalistes et le clair mépris des anarcho-illégalistes (la bande à Bonnot) contre les anarcho- individualistes. Ces derniers estiment qu’il faut se révolutionner soi-même avant tout. La place et la prise de parole des femmes dans ce courant anarchiste font grincer bien des dents. Leurs «  Causeries populaires  », leur «  Coopération des idées  », leur journal influent L’Anarchie animé par des figures comme Libertad, Rirette Maîtrejean et Victor Serge, tout cela insupporte leurs camarades et néanmoins adversaires résolus. Les Individualistes sont estimés comme des penseurs parisiens qui pensent trop, mettent des bâtons dans les roues de la révolution et embrouillent tout avec leurs sophismes.

La cible des anti-intellectuels est mouvante et varie selon les époques

«  Dans la société industrialisée, la condamnation des intellectuels se généralise  » remarque Sarah Al-Matary. Les anti-intellectuels se recrutent partout, et très souvent chez les intellectuels eux même. Est-ce de la haine débridée ou la recherche d’une influence par la disqualification d’une concurrence ? Sarah Al-Matary étudie les deux versants qu’incarne parfaitement un Maurice Barrès. Elle retrouve aussi cette dose d’anti-intellectualisme chez Émile Zola, pourtant symbole de l’Intellectuel. Mais avant J’accuse, il y eût notamment Au Bonheur des dames, récit héroïsant les hommes d’action contre les diplômés empesés. Les règlements de compte se font en famille : selon les humeurs, les mentalités et les rapports de force d’une époque, on assiste à l’anti-intellectualisme des lettrés précaires contre les diplômés bien-nés, des élites académiques contre les petits diplômés, des «  gendelettres  » contre les universitaires et des chercheurs en sciences sociales entre eux. «  Gens de lettres, parlementaires, artistes, prolétaires intellectuels, enseignants, fonctionnaires : la cible des anti-intellectualistes est mouvante  », note Sarah Al-Matary.
L’anti-intellectuel critique a de la ressource et le sens de la lapidation psychique. L’un des derniers T-Rex est «  l’établi  » des années 1970, du nom de ces universitaires maoïstes qui plutôt que de finir à l’état de hyènes dactylographes, ont préféré se glisser dans la masse. Aujourd’hui, se trouvent dans le collimateur «  les fonctionnaires de la pensée  » (il n’y a jamais eu autant de chercheuses et chercheurs en sciences sociales sur toute la planète) d’une part et «  les médiacrates  » d’autre part. Mais les temps changent à toute allure avec leur invisibilisation progressive et leur substitution par des notables nouveaux, ceux du buz et du clash sur les réseaux sociaux.

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L’arroseuse arrosée

«  L’histoire de l’anti-intellectualisme est pleine d’arroseurs arrosés  » remarque Sarah Al-Matary. Elle même finit par ne plus maîtriser le tuyau d’arrosage et termine son livre en eau de boudin. Sarah Al-Matary, intellectuelle progressiste – comme elle le marque bien tout le long de son essai, au cas où l’on aurait des doutes -, très bien insérée dans le biotope universitaire normalisé, a tout à fait le droit d’exprimer ses réserves, d’esquiver cognitivement ce qui la dérange, de ménager ses arrières à l’Université, de cultiver son entre-soi et de stabilobosser ses préférences indiscutables.
Dans le dernier chapitre consacré à Michel Houellebecq et Michel Onfray, elle lâche ses coups. Et même, expédie le procès. On touche sans doute aux limites de la spécialisation, voire de l’hyper-spécialisation scientifique, ici d’une chercheuse en littérature du XIXe et XXe siècle. Mais aussi, de ses propres ménagements.
Si on prend sa page de remerciements, Pierre Rosanvallon et Maurice Olender y sont en bonne place. Or, ces deux sommités (attaquées elles aussi régulièrement pour leur cumul de mandats) ont également enrichi de belles pages anti-intellectuelles dans les années 1990 et 2000. Le premier a publié et beaucoup influencé le contenu du livre de l’historien Daniel Lindenberg, Le Rappel à l’ordre (La République des idées) qui pilonnait outre deux écrivains, Houellebecq et Maurice Dantec, néo-réactionnaires selon lui, des intellectuels comme Marcel Gauchet, Pierre-André Taguieff, Pierre Manent, Régis Debray, Alain Badiou, Jean-Claude Milner et bien d’autres. Ce même hiver 2002-2003, d’autres black-list s’établissaient dans le petit monde enchanté du PIF. Ainsi Maurice T. Maschino en octobre 2002 esquissait lui aussi pour Le Monde Diplomatique, un vaste panorama des «  intellectuels réactionnaires  ». Les intellos réacs pour Le Diplo étaient tous les servants du néolibéralisme. On y dénombrait notamment les amis de Daniel Lindenberg, Pierre Rosanvallon et Jacques Julliard… On est toujours l’anti-intellectuel de quelqu’un.
Le second, moins connu, mais pas moins influent, à l’EHESS, dans l’édition et les médias, avait créé son «  Association des Vigilants  », avec Edwy Plenel, à l’époque tout-puissant directeur de la rédaction du Monde, et Roger-Pol Droit, chargé de recherche au CNRS et chroniqueur. Les Vigilants ? Traquer l’intellectuel jugé trop proche de l’extrême droite, le dénoncer, le disqualifier. C’est ainsi que le directeur de recherches au CNRS, Pierre-André Taguieff, spécialiste des pensées d’extrême droite, s’est retrouvé la cible principale de l’association qui fera long feu devant une bronca indignée d’intellectuels de gauche et de droites confondues
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Jean Malaurie : pour se sauver des intellectuels français, pratiquer l’animisme

Entre la notion d’anti-intellectualisme et celle de disqualification intellectuelle, la frontière semble très fine. Un qui ne prend pas de gants pour exprimer toute sa défiance pour le milieu intellectuel français, est l’anthropologue de l’Arctique Jean Malaurie, fondateur de la collection Terre humaine, qui a signé entre deux tomes monumentaux de ses Mémoires scientifiques, un essai intitulé Oser, résister ( CNRS ed., 288 p., 19 €. Juin 2018). À 96 ans, il voit le salut du futur dans l’animisme, «  cette première conscience humaine  » et son réservoir de mythes et de sensibilités, mais pas vraiment dans la lucidité des intellectuels français, qu’il qualifie d’ «  intellocratie  ».
Il fustige une Université dont les sciences sociales ignorent «  dans son enseignement historico-philosophique, les trois quarts du monde  ».
Éditeur et ami de Claude Lévi-Strauss, le patriarche des glaces est encore plus cinglant avec les mœurs des chercheurs et universitaires : «  J’ai, pendant soixante ans, appartenu à de grands organismes de sciences sociales : l’EHESS, le CNRS. J’ai toujours été surpris que ces institutions, qui se targuent d’être des regroupements des meilleurs spécialistes, se révèlent peu capables de les faire dialoguer. La raison en est simple : d’abord, ils ne se connaissent pas, se rencontrant souvent pour la première fois, entre deux portes, au moment des votes qui succèdent au décès d’un collègue. Qui plus est, faute d’une culture générale et toujours plus formatés, ils se sont laissés emmurer dans des certitudes de spécialistes  ». Tous ces intellectuels seraient «  tétanisés par des idéologies maîtresses : marxisme, libéralisme, keynésianisme, socialisme radical ou libéral… le rationalisme exclut le sensible.  » Que les intellectuels français deviennent des chamans Inuits, cultivant «  la conscience des invisibles  ». En alerte pout tout ce qui est signe d’un «  autoritarisme idéologique  », Malaurie appelle les intellectuelles et intellectuels à «  rétablir l’intelligence du social dans toutes ses dimensions, des plus élémentaires aux spéculations métaphysiques  ».

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Un commentaire sur “Anti-intellectuel, toi non plus

  1. Anti-intellectuel, toi non plus
    Cher Emmanuel Lemieux,
    Pourquoi un vieux briscard du journalisme prend-il un malin plaisir à descendre le premier ouvrage d’une trentenaire bien moins introduite dans les milieux intellectuels qu’il ne l’est ? Vous pouvez juger mon travail touffu (je le reconnais) et austère (je n’ai pas voulu lui donner le ton de l’essai ; je ne le crois cependant pas mal écrit…) ; mais vous versez dans la mauvaise foi quand vous m’accusez de «  stabilobosser  » des préférences politiques dont je ne fais certes pas mystère ailleurs. Dites-moi ce qui, dans les douze premiers chapitres de mon étude (je mets de côté le dernier, volontairement plus polémique – et, à vous croire, contestable) distingue la manière dont je traite Barrès et Proudhon, Maurras et Zola, Drumont et les syndicalistes de la CGT.
    La Haine des clercs représente dix ans de lectures en marge des mes activités d’enseignante et de chercheuse : faire cours, corriger des copies, encadrer des mémoires, conseiller des étudiant.e.s. lyonnais.es, passer mes samedis en bibliothèque, c’est cela, ma vie, pas le supposé «  entre-soi  » germanopratin que vous suggérez. Extrapoler à partir de quelques noms présents dans les remerciements (dois-je vous rappeler que ces derniers sont une convention, qui ne présume ni de la qualité ni de l’intensité des relations qu’entretiennent en réalité les individus, et que saluer les membres de sa maison d’édition relève de la politesse la plus élémentaire ?) ne remplace pas une véritable analyse sociologique (elle vous aurait permis d’en savoir plus sur mes «  réseaux  »).

    Sarah Al-Matary, l’arroseuse arrosée

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