Influences (n. fem. pluriel)
  1. Fluide provenant des astres et agissant sur la destinée humaine.
  2. Action exercée sur quelqu’un.
  3. Action exercée sur quelque chose.

Les Influences

Filtré pour vous : L'actualité politique et intellectuelle

De l’équivoque à l’espérance

Publié le 10 novembre 2016 par

Le projet de société qui se dégage des écrits d’Ivan Illich est-il libertaire ou est-il égalitaire ? Ou s’inscrit-il dans la perspective d’une quête du bonheur ? Et implique-t-il, pour échapper à l’inégalité des sexes, de restaurer l’égide du genre, qui assigne aux hommes et aux femmes des ambitions distinctes ? Autant de questions posées à Illich lors d’une mémorable rencontre à Louvain-la-Neuve en 1988.

Rien de tout cela, répond Illich. Car il est possible de concevoir un art de vivre qui échappe à l’individualisme envieux générateur de rareté sans pour autant nous ramener à une structuration selon les genres irrémédiablement perdue. Comment alors créer les conditions institutionnelles de cet art de vivre d’une manière qui permette de concilier l’importance que nous accordons à la liberté, à l’égalité, au bonheur ? Masturbation intellectuelle, répond Illich, qui ne peut ni ne veut répondre à cette question, élaborer un blueprint de ce que doit être l’avenir. Il se contente, dit-il, de porter sur le présent un regard triste, mais qui n’exclut pas l’espérance.

Un itinéraire personnel particulièrement peu orthodoxe qui le mène du Nord de la Yougoslavie (où se déroule son enfance) à l’université de Pennsylvanie (où il enseigne quelques années chaque automne), en passant par des études de théologie à l’Université grégorienne de Rome, un doctorat en histoire en Autriche, une paroisse pauvre de New York, la marche sur le Pentagone, le Centre de «  déyankification  » de Cuernavaca et quelques livres redoutablement efficaces qui en ont fait, dans tout l’hémisphère occidental, une référence incontournable du mouvement «  alternatif  ».

En plus de tout cela, une virtuosité peu commune dans la manipulation de l’anglais, langue «  morte  » pour lui, dit-il, langue en tout cas qui est loin d’être sa langue maternelle – dont il dit être privé – et dans laquelle il a néanmoins méticuleusement ciselé la version définitive de chacun de ses livres, après en avoir rédigé le brouillon en latin.

Et puis l’expérience perturbante à laquelle il soumet régulièrement ses lecteurs, entraînant leur adhésion entière à ce qu’il écrit dans un paragraphe pour susciter leur indignation, voire leur courroux, par ce qu’il écrit dans le suivant.

Enfin et surtout l’impression qu’il donne – lorsqu’il écrit, pas toujours lorsqu’il parle – de s’efforcer, le mieux qu’il peut, le mieux que le permet une langue galvaudée par les poncifs, profondément imbibée de cela même qu’il critique, de communiquer quelque chose d’important, de crucial peut-être, pas seulement pour comprendre notre monde, mais pour le sauver, ou du moins pour y agir sans faire plus de tort que de bien.

Autant d’éléments qui ont contribué à rendre Ivan Illich et son oeuvre fascinants à mes yeux. Et presque autant de raisons d’avoir souhaité l’inviter à engager
un dialogue dans le cadre d’un projet de recherches sur la «  Critique du modèle industriel de développement  » que je codirigeais à l’époque à l’Université de Louvain[[Codirigé avec Jean Ladrière et André Berten, ce projet a produit trois
volumes collectifs : De Roose & Van Parijs éd. (1991), Chaumont et
Van Parijs éd. (1991) et Berten, Chaumont et Van Parijs éd. (1991).]] tout en préparant un ensemble d’essais sur la philosophie politique anglo-saxonne contemporaine qui allaient trouver place peu après dans mon livre Qu’est-ce qu’une société juste[[Van Parijs (1991).]] ?

De passage en Belgique en avril 1988, Ivan Illich eut la gentillesse d’accepter cette invitation, sous la forme d’une conversation à bâtons rompus avec les participants au séminaire lié au projet, à partir de questions écrites émergeant de ce séminaire et portant surtout sur les plus récents de ses livres alors traduits en français. Les deux sections du présent texte contiennent respectivement l’ensemble des questions que j’avais rédigées et lui avais communiquées au préalable et mon interprétation de l’accueil plutôt rude qu’il leur a réservé.

Liberté, égalité, rareté

Questions posées à Ivan Illich en vue
de la rencontre du 22 avril 1988

ÊTES-VOUS POUR L’ÉGALITÉ ?

Vous le dites. Par exemple, et sans le moindre flou artistique, tout à la fin du Chômage créateur :

Il est évident que pareille liberté équitablement répartie n’aurait aucun sens si elle n’était pas fondée sur le droit à un accès égal aux matières premières, aux outils et aux procédés. L’alimentation, le carburant, l’air pur ou l’espace vital ne peuvent pas être distribués plus équitablement que les outils ou les postes de travail s’ils ne sont pas rationnés sans considération des besoins imputés, c’est-à-dire jusqu’à un plafond égal pour tous, jeunes ou vieux, infirme ou président. Une société dédiée à la protection d’outils également répartis, modernes et efficaces pour l’exercice des libertés productives ne peut advenir que si les biens et ressources sur lesquels repose l’exercice de ces libertés sont également répartis entre tous[[I. Illich, 1978, p. 88-89/95 ; c’est moi qui souligne. Les pages indiquées renvoient, dans l’ordre, à l’édition anglaise et à l’édition française des livres repris dans les références.]].

Mais :

(a) Comment imaginer, ne fût-ce qu’au plan purement conceptuel, l’égale distribution de ces ressources (foncièrement hétérogènes) sans une procédure qui permettre de les évaluer le long d’une dimension unique ? Et comment cette procédure produirait-elle autre chose qu’un marché, ou une réplique idéalisée du marché, qui permette aux préférences (pas aux besoins) de tous de s’agréger pour déterminer ce que vaut un baril de pétrole par rapport à un are de limon, et ainsi s’assurer que celui qui utilise l’un pour exercer sa «  liberté productive  » n’ait pas plus ni moins que celui qui utilise l’autre ? Mais la société conviviale que vous appelez de vos voeux peut-elle accorder au marché une place aussi centrale ?

(b) A un niveau moins abstrait, sur quel mécanisme peut-on compter pour réaliser (fût-ce très imparfaitement) l’idéal égalitaire exprimé ci-dessus ? Suggérer une distribution physique des outils et ressources par un organisme ad hoc, sur le plan interindividuel comme sur le plan international, c’est sans doute éveiller le spectre d’une bureaucratie terrifiante. D’autre part, vu la répartition très inégale des populations, des ressources naturelles, des technologies (même conviviales), égalitarisme et laisser-faire distributif semblent inconciliables. N’y a-t-il dès lors pas d’alternative à des transferts monétaires récurrents et massifs, tant sur le plan interne qu’entre nations, pour assurer à tous cette même quantité plafonnée d’outils et de ressources dont vous parlez ? Mais quid alors du souci de réduire le cash nexus dont l’ubiquité est à vos yeux si destructrice dans la société industrielle ?

(c) Dans Le Genre vernaculaire, vous insistez à plusieurs reprises sur la vanité de l’objectif égalitariste (abolition des quatre discriminations sur le marché du travail formel, déclaré et non déclaré ; répartition plus équitable du travail informel entre hommes et femmes) tel que le mouvement féministe le conçoit. Cet objectif est solidaire, à vos yeux, de la perspective «  unisexe  » inhérente à l’homo economicus. Contre cette perspective, il s’agit de retrouver l’égide du genre, qui assigne aux hommes et aux femmes des domaines d’activité propres et incommensurables. Mais cette dualité radicale des domaines ne mine-telle pas irrémédiablement la commensurabilité des ressources assignées aux hommes et aux femmes et ne rend-elle dès lors pas absurde le concept même d’égal accès aux conditions
d’exercice de leur liberté productive ?

(d) En résumé : si l’on veut vraiment d’une société moins dominée par le cash nexus, davantage structurée par le genre, ne faut-il pas faire son deuil de l’idéal d’égalité ?

Libertarien ou utilitariste ?

Un libertarien veut que les hommes soient libres, même si cela doit signifier qu’ils sont moins heureux qu’ils pourraient l’être. Un utilitariste ne promeut la liberté que pour autant qu’elle contribue à la satisfaction que les hommes trouvent dans leur vie. Êtes-vous l’un ? Êtes-vous l’autre ? (Ou ni l’un ni l’autre ?) En d’autres termes, que reprochez-vous, le plus fondamentalement, à la société industrielle : de rendre l’homme moins libre ou de le rendre moins heureux (ou aucun des deux) ?

Côté utilitariste, on trouve par exemple le reproche adressé à la welfare economics de réduire le bien public à l’opulence en marchandises, et ainsi d’ignorer «  la perte que subit la société en étant privée d’un genre de satisfaction qui n’a pas d’équivalent marchand  » : «  le déclin de la capacité personnelle de l’individu d’agir et de fabriquer, qui est le prix à payer pour chaque degré supplémentaire d’abondance de marchandises[[I. Illich, 1978 : p. 30/22 ; voir aussi p. 23-24/15-16.]]  ».

Côté libertarien, il y a principalement votre dénonciation vigoureuse de l’«  écofascisme  » et, plus encore, de l’arrogance avec laquelle les «  professionnels  » définissent les besoins, les muent en droits, puis en obligations légales, détruisant par là d’innombrables libertés et capacités dont l’exercice, hors marché et hors appareils, concurrence leurs activités.

(a) Si à vous lire on adopte l’interprétation utilitariste, on se heurte notamment à la difficulté suivante : si l’on admet (comme vous le faites) que les externalités peuvent en principe être internalisées, si l’on suppose résolu les questions de distribution, et si l’on exclut que l’État puisse contraindre ses membres à satisfaire les «  besoins  » qui leur sont imputés (des «  professionnels  » peuvent alors encore essayer de me convaincre que j’ai grand besoin d’une psychanalyse, mais personne ne peut m’obliger à m’y soumettre), alors pourquoi le marché ne garantirait-il pas l’atteinte du bien-être maximal – avec bien sûr le degré d’à peu près qui sied au monde réel ? Pour contester l’inférence ainsi suggérée, on semble être forcé de prendre les consommateurs pour des idiots systématiques (ils croyaient accroître leur bien-être en achetant une machine à laver, puis un lave-vaisselle, puis un four à micro-ondes, mais à chaque fois ils l’ont diminué) – est-ce plausible ? – ou de leur dire que ce qu’ils croient être leur bien-être n’est pas le vrai bonheur – de quel droit ? Si on ne peut faire ni l’un ni l’autre, l’interprétation utilitariste ne tient pas debout.

(b) Si par contre on adopte l’interprétation libertarienne, on rencontre notamment (outre une version adaptée de la difficulté précédente) l’écueil suivant. La (re)création de sociétés structurées par le genre, essentielle à vos yeux pour pouvoir offrir une alternative radicale à la société industrielle, n’implique-t-elle pas une réduction considérable de la liberté individuelle. Les hommes ne pourraient (ou voudraient ?) pas y faire ce que font les femmes – ni non plus, du reste, ce que font les hommes dans d’autres sociétés, chaque société possédant son système de règles spécifique. Et les femmes ne pourraient (ou voudraient) pas y faire ce que font les hommes – ni ce que les femmes font ailleurs. Comment imaginer que de telles sociétés soient viables sans une répression vigoureuse de la déviance individuelle, de l’excentricité ? Cela ne les empêcherait pas d’avoir de grands mérites, mais pas aux yeux de ceux qui font de la liberté la valeur première. Exit l’interprétation libertarienne.

Comment sortir (honorablement) de la rareté ?

Prise au sens des économistes[[Voir Illich, 1983, note 11.]], la rareté désigne le fait que la demande excède l’offre à prix nul. Le marché et le système des prix qui en constitue l’armature permettent d’empêcher que la rareté ne tourne à la pénurie (excès de la demande sur l’offre au prix en vigueur) et doivent permettre, par l’incitation à l’allocation efficiente des ressources productives qu’ils mettent en place, de réduire progressivement la rareté elle-même. La crise écologique des années 1970 a mis en lumière toute la vanité de cette dernière ambition : avec les ressources limitées que renferme la terre, jamais on ne peut espérer satisfaire tous les «  besoins  » matériels de l’humanité.

Alors de deux choses l’une. Soit on se contente d’organiser la rareté, de la répartir optimalement. Mais de nombreux scénarios «  sont déjà arrivés à la conclusion que le coût des contrôles sociaux nécessaires pour imposer l’austérité dans une société écologiquement viable, mais toujours centrée sur la production standardisée – , serait intolérable[[Illich, 1978, p. 35/28.]].  » Soit on s’efforce d’échapper à la rareté en la prenant par l’autre bout : non en s’efforçant de produire toujours plus pour satisfaire des besoins supposés donnés, mais en mettant en question la manière dont la société industrielle définit les besoins. Cette mise en question a (au moins ?) deux composantes :
–– la contestation du mécanisme par lequel des «  professionnels  » définissent les besoins d’une manière qui les empêche d’être satisfaits autrement que par les services (marchands ou étatiques) qu’ils fournissent, ce qui a pour effets de disqualifier compétences traditionnelles et outils conviviaux et d’exiger, à satisfaction (au mieux) constante, un PNB beaucoup plus grand ;
–– la reconstruction d’institutions (existant dans toutes les sociétés pré-industrielles) ayant pour fonction de réduire et de dénoncer l’individualisme envieux au lieu de l’encourager et le masquer, en particulier (mais pas seulement ?) la restructuration des perceptions et ambitions des hommes et des femmes en
domaines complémentaires constitutifs du genre vernaculaire[[Illich, 1983, notes 6 et 8.]].

Ceci me conduit à mes quatre dernières questions :

(a) Cet aperçu schématique articule-t-il correctement la problématique de la rareté telle que vous la voyez ?

(b) Quelle relation y a-t-il entre les deux composantes de la critique des besoins : la première développée surtout dans Une société sans école, Némésis médicale, Le chômage créateur, etc., la seconde développée surtout dans Le travail fantôme et Le Genre vernaculaire ?

(c) Si la reconstitution du «  genre  » est une condition nécessaire à la sortie de la rareté, ceci implique-il que le partage des tâches entre hommes et femmes ressemble au partage traditionnel ? Ou cette sortie de la rareté est-elle tout aussi bien compatible avec, mettons, l’attribution des activités militaires et palabres politiques aux femmes, celle de la cuisine et des commérages
aux hommes ?

(d) Il peut être simultanément vrai que la restauration du genre est une condition nécessaire de sortie de la rareté et qu’elle implique un coût – en termes d’égalité (voir 1 ci-dessus) et de liberté (voir 2 ci-dessus), sans même parler de niveau de vie – que nous ne sommes pas prêts à payer. Quel est le problème ? La menace de
l’écofascisme ? Si oui, votre thèse revient-elle à dire : «  Ce n’est pas rigolo mais c’est ainsi. Outre ce que j’ai appelé l’écofascisme et ce que vous appellerez peut-être un éco-intégrisme, il n’y a pas d’autre choix que le suicide collectif. Et des troix maux, c’est le second qui est le moindre !  » ?

Une pensée de l’espérance

ou Comment j’ai compris le message d’Ivan Illich à Louvain-la-Neuve

Arrivé à Louvain-la-Neuve le matin du 22 avril 1988, Ivan Illich exprime d’emblée ses réserves. Les questions qui lui ont été envoyées, dit-il, peuvent difficilement servir de point de départ à une discussion féconde. Elles doivent émaner de personnes qui soit ne connaissent son oeuvre, et en particulier Le Genre vernaculaire, que par les recensions de périodiques féministes américains, soit n’ont manifestement pas la capacité de la comprendre. Sur chacun des trois thèmes, en effet, elles reposent sur la prémisse qu’il s’agit, pour lui, de promouvoir un retour à l’égide du genre. Or, pour lui, il ne saurait en être question – pour deux raisons[[Voir aussi, sur ces raisons, les sections terminales d’Achterhuis
(1988).]].

L’interstice

La première, c’est que l’égide du genre est irrémédiablement perdue. C’est en ce sens qu’il faut comprendre ce qu’il dit, sans guère laisser de place au malentendu, tout à la fin de son livre : «  Comme l’ascète et le poète qui, en méditant sur la mort, jouissent avec gratitude de l’exquis présent de la vie, nous devons affronter la
triste perte du genre[[I. Illich, 1983, p. 179/124.]].  »

Soit. Mais comment comprendre alors la conjonction suivante. D’une
part, Illich établit un lien étroit entre le contraste genre/sexe et l’opposition entre la prévalence des communaux – «  cette partie de l’environnement dont le droit coutumier garantit la jouissance et sur laquelle il impose des formes spécifiques de respect communautaire[[Ibid., p. 18/140, note 10.]] » – et le règne de la rareté – consubstantiel de la réduction de l’environnement à un ensemble de ressources économiques. En effet, «  le régime de la rareté ne pouvait éclore que sur le postulat que l’ »homme  » est individualiste, possessif et, dans le domaine de la survie économique, dépourvu de genre [genderless, omis de la traduction française], un neutrum oeconomicum rapace[[Ibid., p. 179/124. Voir aussi p. 9-10/15 : «  Et le postulat de la rareté, fondamental dans l’économie, est lui-même logiquement basé sur ce postulat unisexe. […] La théorie économique se fonde sur un sujet qui est cet humain dépourvu de genre.  »]].  »

D’autre part, Illich semble faire de la lutte contre le règne de la rareté par le recouvrement des communaux un objectif central. Il écrit :

J’ai voulu montrer que la lutte contre le sexisme converge avec le combat contre la destruction de l’environnement et avec l’opposition au monopole radical des biens et des services sur les «  besoins  » ; que ces trois mouvements convergent parce qu’ils ont une condition commune : la contraction économique. La prise de conscience du fait que, pour des raisons propres à chacun de ces mouvements, une réduction de l’économie n’est pas pour eux qu’une nécessité négative, mais une condition positive d’une meilleure existence, peut conduire d’une convergence théorique à une action publique concertée. À mon sens, ces trois mouvements représentent trois aspects d’une tentative de recouvrer les communaux – dans le sens où ce terme désigne l’inverse exact d’une ressource économique[[Ibid., p. 178-179/123-124. La relation entre lutte contre le sexisme et contraction économique est quelque peu explicitée p. 13-15/16.]].

Si le genre est étroitement associé aux communaux, comme le sexe est étroitement associé à la rareté, comment cette invitation à lutter pour recouvrer les communaux peut-elle être autre chose qu’une exhortation à la restauration du genre ?

Et pourtant, en toute cohérence, il n’en est rien. Car l’association étroite affirmée par Illich entre les deux contrastes n’équivaut pas à une relation d’implication mutuelle. Si la substitution du sexe au genre est bien une condition nécessaire à l’avènement de la rareté, il n’est nullement affirmé qu’elle en est aussi une condition suffisante. Pour le dire autrement, si le genre et la rareté ne peuvent pas être simultanément présents, rien n’interdit qu’ils soient simultanément absents. Rien n’interdit, par conséquent, que l’on puisse s’efforcer de réduire l’empire de la rareté, que l’on puisse lutter pour recouvrer les communaux, que l’on puisse même s’attaquer au sexisme, sans pour autant prêcher la restauration de l’égide du genre.
La rareté – indubitablement stigmatisée – et le genre – irrémédiablement perdu – , s’ils sont mutuellement exclusifs, ne sont pas collectivement exhaustifs. Il existe un interstice potentiel, qui est précisément cet «  art de vivre contemporain  » dont la dernière phrase du livre[[Ibid., p. 179/124.]] évoque la possibilité.

Voilà qui, à mes yeux en tous cas, clarifie bien des choses, et rend effectivement bancale la formulation de plusieurs des questions formulées ci-dessus. Bien sûr, on n’a pas pour autant donné un contenu à l’interstice. Si pour réduire la rareté, on n’a pas besoin du genre, on a toujours besoin d’un cadre institutionnel qui, à l’instar du genre, permette de «  réduire et dénoncer  » l’individualisme envieux, au lieu de le nourrir et de le masquer[[Ibid., p. 12/135 : note 6.]]. Quel peut-il être ? Comment est-il susceptible de rencontrer l’objectif égalitaire qu’Illich exprime dans les dernières phrases du Chômage créateur (citées plus haut en prélude au premier ensemble de questions) et auquel il dit toujours adhérer malgré sa mise au pilori du «  mythe de l’égalité  » véhiculé par la société industrielle[[Ibid., p. 9/14 et 178/123.]] ? Comment est-il capable, en particulier, de rencontrer cet objectif sans faire jouer au cash nexus un rôle central, que ce soit pour les raisons théoriques formulées par Ronald Dworkin (1981) et reprises dans la première question, ou pour les raisons plus pragmatiques exprimées dans la seconde ? Ce cadre institutionnel, enfin, s’il doit être un instrument efficace de réduction de l’individualisme envieux, ne doit-il pas nécessairement instaurer des contraintes qui, une fois explicitées, ne pourraient manquer de faire frémir quelqu’un qui, comme Illich, est prioritairement soucieux des «  espaces de liberté[[Voir, par exemple, I. Illich (1978 : 8, avant-propos à l’édition française) : «  L’égale répartition d’une richesse excessive détruit les conditions nécessaires pour une égale liberté productive. L’étude de la destruction des espaces de liberté par l’enrichissement – aussi bien distribué soit-il – constitue le thème central de l’écologie politique radicale.  »]]  » ?

Masturbation versus contemplation

Autant de questions auxquelles Illich ne répond pas dans ses livres. Autant de questions auxquelles il n’a pas non plus répondu au cours de la rencontre de Louvain-la-Neuve. Bien plus, poser ces questions, essayer d’y répondre et, plus généralement, s’efforcer de réfléchir à la manière dont pourraient s’articuler l’égalité, la liberté, la «  convivialité  », l’efficience – au sens où nous attachons à ces termes une importance normative – dans un modèle de société, constituent
à ses yeux des exercices de «  masturbation intellectuelle  ». Pareils exercices peuvent certes atteindre un grand degré de raffinement, mais n’en sont pas moins entachés de toute la stérilité que l’expression suggère. La priorité, pour lui, est tout autre. Et ceci nous conduit à la seconde raison, plus générale, pour laquelle il est
difficilement pardonnable de lui attribuer la promotion d’une restauration du genre.

Cette seconde raison, c’est – comme il l’écrit de nouveau tout à la fin du Genre vernaculaire – qu’il n’a «  pas de stratégie à proposer[[Ibid., p. 179/124.]]  ». Tenir un discours normatif, élaborer un modèle de société opposable à la situation actuelle n’est explicitement pas la tâche qu’il s’assigne. Au contraire, il est essentiel qu’il se prémunisse contre l’intrusion de pareilles considérations s’il veut accomplir la tâche qu’il estime être la sienne et à laquelle il s’attelle dans ses écrits les plus récents (Illich 1980, 1983, 1986, 1987) : expliciter nos certitudes et en faire la sociogenèse. Il faut en effet éviter à tout prix que l’ombre de l’avenir ne vienne peser sur la compréhension du passé et du présent. Loin donc de s’exciter à élaborer des blueprints de société future, il s’agit de s’enfouir, un peu à la manière de Michel Foucault ou de Philippe Ariès (auxquels du reste Illich se réfère avec déférence), dans l’investigation de ce qui nous reste comme témoignages de notre passé. Pareille investigation n’est certes pas sans impact critique. Elle met en éveil, par exemple, contre ces «  rots  » mentaux que constituent les «  mots-clés  » («  éducation  », «  égalité  », «  démocratie  », etc.), véhiculant des évidences sans fondement. Mais elle ne débouche pas sur un discours normatif. La tâche qu’Ivan Illich s’assigne n’est pas de l’ordre de l’exhortation, mais de la contemplation.

Si telle est bien sa perspective, comment comprendre, alors, qu’il s’autorise à parler de la «  triste perte du genre  » ? Si cette perte est triste, n’est-ce pas qu’il la déplore, donc qu’à choisir entre le genre et ce qui le remplace (si, par impossible, il avait à le faire), il choisirait celui-là, ou encore que celui-là est, en un sens, meilleur que celui-ci ? À cela, il répondit deux choses. D’abord, qu’il s’agit là d’un simple épanchement subjectif, dont le livre aurait bien pu se passer et qui n’a pas plus d’implication normative que s’il avait dit trouver triste d’avoir perdu sa mère. Ensuite (et à mes yeux de manière plus convaincante), que l’adjectif incriminé exprime une caractéristique commune à tous ses livres : c’est que c’est un homme très triste qui les écrit. Très triste, empli d’un grand sentiment d’impuissance, mais pas pour autant déprimé. Car ce sentiment d’impuissance face au cours de l’histoire nous aide à le comprendre. Et il n’exclut pas une attitude d’ouverture à l’égard de l’avenir. Il n’exclut pas l’espérance.

Ces précisions aussi lèvent plus d’un malentendu (dans mon chef en tout cas) et, sans les priver d’objet, privent d’interlocuteur bon nombre des questions posées à Ivan Illich dans le texte reproduit plus haut. À ces questions, il est désormais clair que ce n’est pas de lui qu’il faut attendre une réponse. Malgré son exhortation à le rejoindre dans l’exploration contemplative de la sociogenèse de nos certitudes, il se peut cependant que nous continuions à trouver ces questions importantes. Il se peut, en particulier que nous continuions à trouver primordial d’essayer d’articuler l’attachement spécifiquement «  moderne  » que nous portons aux valeurs de liberté et d’égalité avec les aspects de la critique illichienne de la société industrielle auxquels nous sommes le plus sensibles. Mais alors, pour trouver une réponse, il nous faudra chercher ailleurs, et bien sûr aussi pour partie compter sur nos propres forces. Pareille entreprise, je le crains, requiert un recours non négligeable à ce qu’Illich qualifierait de «  masturbation intellectuelle  ». Que son oeuvre puisse contribuer à nourrir une activité aussi stérile à ses yeux n’est pas la manifestation la moins paradoxale de sa prodigieuse fécondité.

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