Influences (n. fem. pluriel)
  1. Fluide provenant des astres et agissant sur la destinée humaine.
  2. Action exercée sur quelqu’un.
  3. Action exercée sur quelque chose.

Les Influences

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Gérard Berréby, l’éditeur qui aime les oranges amères

Publié le 14 mai 2012 par

Le créateur d’Allia va fêter les 20 ou 30 ans de sa maison d’édition : quand on aime le livre, on ne compte plus

Gérard Berréby, fondateur des éditions Allia, Paris, 8 novembre 2011 (©Claude Germerie/www.lesinfluences.fr)
Gérard Berréby, fondateur des éditions Allia, Paris, 8 novembre 2011 (©Claude Germerie/www.lesinfluences.fr)
L’UN DES MEILLEURS ouvrages des éditions Allia est son catalogue 2010, «  Le Catalogue de la Bibliothèque Allia  ». Un bijou d’érudition. Les cinq cents ouvrages répertoriés sont classés et décrits selon les époques et les mentalités qu’ils reflètent, de la mémoire antique au nouveau nouveau monde. Le doigt suit l’index des oscillations, des paysages mentaux et des états d’esprit, les plus souvent oubliés.
Régulièrement, les fantômes sont ranimés. Ils débordent de partout. Ils prolifèrent dans des petits ouvrages à prix modéré. Dans l’attraction du lycée Charlemagne, qui donne son nom à la rue, les éditions Allia leur constituent un refuge tiède depuis quelques années. Arnauld, Lancelot, Casanova, Mandrin, Karl Marx, Boris Souvarine, Kaminski, Hans-Magnus Enzensberger, Jean Paulhan, Walter Benyamin, Baltasar Graciàn, Giacomo Leopardi, Hans Bellmer, Greil Marcus y passent la tête, sous l’exergue de Charles Baudelaire : « Le livre doit être jugé dans son ensemble et alors il en ressort une terrible moralité. »

Le royaume des cieux et le royaume des cons

Le surréaliste Louis Scutenaire (1905-1985) fut du premier rang. Mes inscriptions 1943-1944 annonçaient les réjouissances :  » Bien heureux les pauvres d’esprit, car le royaume des cieux leur appartient. Et bien heureux les cons, car ils ont le royaume d’en dessous. » Ce fut le premier livre édité en novembre 1982 par Gérard Berréby à un prix qu’il voulait « albanais » formule t-il drolement. Il était allé le chercher parmi les orties du surréalisme belge, comme depuis toujours il s’ingénie à extirper des textes libres de tout copyright des ronces du temps. Suivront l’année suivante L’Insurrection de Cronstadt et la destinée de la révolution russe d’Ante Ciliga, Souvenirs sur Nestor Makhno et pour se donner un peu plus de courage au ventre, En avant Dada. C’est en effet à partir de 1992 que la production bat vraiment la cadence. De son existence d’éditeur, Il lui est arrivé par deux fois que des ayant-droits encore plus morts que ceux dont ils descendent, s’alarment et lui réclament des frais pour la sortie du tombeau de leurs grands hommes sur lesquels ils s’étaient pourtant assis avec des culs de plomb. Aujourd’hui, il épluche environ un gros millier de manuscrits par an qui afflue dans son atelier, toujours avec le même souci implacable de la rencontre. Allia n’est pas qu’un orphelinat littéraire spatio-temporel, c’est un grand pilpoul ininterrompu d’auteurs sur le thème de la révolte, toutes les révoltes politiques, sociales, esthétiques, culturelles. Sa rencontre avec l’essayiste Michel Bounan en 1985 l’a électrisée, « une importance vitale, capitale » avoue t-il. Ce qui l’a conduit à publier nombre de textes de Bounan sur le Sida et la société marchande, l’antisémitisme de Céline, la logique du terrorisme. Bounan figure dans la section « L’enjeu des affrontements » du catalogue Allia 2010.

«  Je suis d’une génération de fameux fils de putes  »

Allia fête ses trente ans d’existence en novembre 2012. A moins que ce ne soit ses vingt ans. Gérard Berréby ne semble pas très tranché sur cette question. «  Doit-on commencer l’histoire du temps du laboratoire, ou bien dix années plus tard, lorsque le catalogue devient régulier ?  », se demande t-il tout haut dans son bureau pareil à un atelier. Un sourire pincé : « En tout les cas, j’ai signé pour plus de trente ans, c’est parfois le sentiment d’une prison. »
On serait tenté de plonger dans les racines mêmes du fondateur d’Allia, bien avant sa déclaration au tribunal du commerce. L’état-civil brouillé de sa maison d’édition lui ressemble : un mélange d’audace, de discrétion et de pugilat intellectuel. «  Sa principale qualité ? Cette absence de démagogie, précisément, cette clarté dans les rapports humains, sans aucune dureté pourtant », estime l’un de ses récents auteurs, Jean-Jacques Bonvin (Ballast, 2011). «  Il est d’une grande curiosité  » confirme Hélène Frappat, écrivain-maison et traductrice.  » Parfois, il peut se laisser à une certaine forme d’auto-satisfaction, même si elle peut être justifiée, au regard de l’œuvre éditoriale qu’il a construite. »

L’éditeur ressemble à un personnage de Nick Tosches (dont il a publié quelques textes magnifiques), l’un de ces padrones tout secs et nerveux, d’une profondeur secrète et dense.
«  On peut voir un film, sur youtube, dans lequel Gérard Berréby parle de son travail, explique un Jean-Jacques Bonvin transporté. C’est clair et c’est éclairant, on y voit et entend l’homme privé et l’éditeur – je veux dire qu’on ne peut séparer les deux. Et puis cette faculté d’associer culture et intelligence dans le même éclair, en un flux qui parfois hypnotise, littéralement.  »
Gérard Berréby (1950) est natif de Thala, dans l’Ouest tunisien, la ville montagnarde qui défie la frontière algérienne, la ville qui a barré les armées de Rommel, la ville la plus froide du pays, la ville qui signifie « source » en berbère. Il débarque en France à l’âge de quinze ans, à la cité des Bosquets de Montfermeil. Des petits boulots. Manutention. Chauffeur-livreur. Puis, Mai 68 en mode situ. C’est d’ici qu’il constitue ses propres sources phréatiques : dévore le rock, se met à la boxe, sprinte dans les Champs Libres d’un Gérard Lebovici et autres textes qui savent racler la rage au ventre. Pop culture en vrac. Ouvert à toutes les sources. Mais le garçon un peu sombre redescend sur terre basse au début des années 80. Il se sent étranger à sa génération qui mute sans lui, se répand dans les contres allées du pouvoir, croque des médailles de toutes sortes.

«  Je suis d’une génération de fameux fils de putes  » rétorque Berréby en articulant bien chaque mot, pareil à autant de noyaux à cracher. « C’est une génération qui a pratiqué la politique de la terre brûlée : brûler la mémoire, brûler la transmission. » C’est sans doute pour cette raison qu’il cultive lui « l’écho anticipé du souvenir comme poussière dans la lumière« , comme le chuchote l’un de ses poèmes entre haïku et cut-up. Depuis vingt ou trente ans, l’éditeur construit sa « politique délibérée d’auteurs« , affirme savoir parler de tous ses livres. Les best-sellers qui ont nourri jusqu’ici la maison sont Les Miscellanées de Mr Schott ( 2002, 225 000 exemplaires), Les Miscellanées cullinaires de Mr Schott (2003, 65 000 exemplaires) et Le Rapport sur moi, de Grégoire Bouillier (Prix de Flore 2002, 45 000 exemplaires).
Le dernier ouvrage d’importance en date est collectif : un ancien stagiaire de la maison, Adrien Bosc, lui a proposé d’être le rédacteur en chef de la revue Feuilleton. A la manoeuvre depuis septembre 2011, Berréby confectionne l’un des « mooks » les plus séduisants et soignés du moment, avec des textes d’auteurs et de journalistes américains de grande qualité.

Mais il est un livre qui ne s’ouvre pas pour l’heure. Ce jour là, l’entretien a brièvement glissé vers ses origines, la Tunisie. Tout un visage se réduit alors à des coups de crayons secs. «  Je ne peux avoir que des sentiments ambivalents avec cette révolution de Jasmin. C’était les années cinquante-soixante. La Tunisie a construit les conditions de la haine antisémite. Mon père a été assassiné devant ses propres enfants parce qu’il était juif.  » On peut alors lire autrement l’exergue de son propre livre de poésies, Stations des profondeurs : « combien il a fallu être triste pour ressusciter« . Dans le catalogue Allia 2010, il figure en page 269, dans la section intitulée « L’Effort de communication ».
L’écrivain Jean-Jacques Bonvin est affirmatif : la marmelade d’oranges amères de Séville qu’aime fabriquer Gérard Berréby, à ses heures perdues, s’avère excellente.

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