Influences (n. fem. pluriel)
  1. Fluide provenant des astres et agissant sur la destinée humaine.
  2. Action exercée sur quelqu’un.
  3. Action exercée sur quelque chose.

Les Influences

Filtré pour vous : L'actualité politique et intellectuelle

Illich et Girard : la crise et le sacré

Publié le 21 octobre 2016 par

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Le christianisme et le monde moderne

J’ai eu la chance de rencontrer dans ma vie ces deux grands penseurs, à la pensée tout à la fois puissamment analytique et puissamment prophétique, qui m’ont grandement influencé. Il m’a paru évident que l’un et l’autre disaient des choses profondes et justes, et cependant leurs messages semblaient contradictoires. Ivan Illich, d’un côté, et sa critique radicale de la société industrielle. René Girard, de l’autre, et son anthropologie fondamentale qui, pour la première fois peut-être dans l’histoire des sciences de l’homme, propose une réponse convaincante (et bouleversante) à la question qui devrait être leur question centrale : qu’est-ce que le sacré, et comment rendre compte du fait que la société moderne soit, de toutes les sociétés humaines, la seule qui ne repose pas sur le sacré ?

Je dois cette double rencontre à quelqu’un à qui je voudrais rendre ici un hommage appuyé et affectueux : Jean-Marie Domenach. JMD était alors le directeur d’Esprit, Esprit dont on souhaite ces jours mêmes le 80e anniversaire. C’est avec lui, et grâce à lui, que j’ai donné à l’École polytechnique son premier centre de recherches philosophiques : le CREA – dont on fêterait cette année le 30e anniversaire, s’il existait encore.

Illich et Girard ont à peine connu leurs oeuvres respectives. Aucun des deux n’a été influencé par l’autre. C’est à travers ceux qui, comme moi, ont cru, ou su, reconnaître, tant chez l’un que chez l’autre, une parole de vérité que leurs oeuvres, finalement plus complémentaires que contradictoires, ont pu entrer en synergie.

Chrétiens l’un et l’autre, ils l’étaient de façon originale – Illich, quand je l’ai rencontré, était un Monsignore défroqué, qui avait subi les foudres du Vatican et échappé de peu aux sanctions iniques d’un procès inquisitorial ; quand à Girard, il avait expliqué dans son livre synthèse de 1978, Des choses cachées depuis la fondation du monde, que l’Eglise était fondée sur une interprétation erronée de la Passion du Christ. Surtout, ils interprétaient de façon semblable le rôle du christianisme dans l’histoire, dans un sens qui les rapprochait d’autres penseurs chrétiens comme G. K. Chesterton. Le message évangélique façonne le monde moderne, expliquaient-ils, mais c’est une version corrompue du message qui fait l’essentiel du travail. Illich résumait cette thèse par la formule latine corruptio optimi pessima (la corruption du meilleur engendre le pire) et Girard a cité plus d’une fois le mot de Chesterton repris par Bernanos : «  Le monde moderne est plein d’idées chrétiennes […] devenues folles.  »

C’est sur la question de la crise que le monde traverse que je voudrais confronter leurs approches respectives – crise en apparence économique, crise du capitalisme, en réalité crise anthropologique et civilisationnelle. Je ne vais rien dire sur Illich et Girard que je n’aie déjà dit ou écrit mille fois, ces trente dernières années, et cependant il y aura quelque chose de nouveau, qui m’a surpris moi-même quand je l’ai découvert. J’ai enfin compris, en préparant cette conférence, la raison pour laquelle j’ai fait très tôt le lien entre ces deux penseurs, en dépit de leurs divergences manifestes, d’ordre essentiellement politique. C’était pourtant visible comme le nez au milieu du visage ou la lettre volée d’Edgar Poe entre les jambes de la cheminée, mais je ne le voyais pas. Je vais vous en livrer la primeur.

Illich et la contreproductivité

Illich aura proposé une critique puissamment originale du mode industriel de production. Ce qui définit ce dernier, selon lui, ce ne sont pas des rapports de production, selon la caractérisation marxiste du capitalisme, ni même un certain type de rapport technique à la nature. Au fondement, on trouve la logique du détour. Cette logique, elle-même, a ses racines dans le religieux.

Il faut remonter à la Théodicée (1710) de Leibniz pour comprendre de quoi il s’agit. Le mathématicien et philosophe allemand, inventeur du calcul différentiel et intégral, y représente l’homme comme cet être singulier qui est capable de «  reculer pour mieux sauter  ». L’homme est donc l’image fidèle de son Créateur. Pour réaliser le meilleur des mondes possibles, Dieu a dû, en effet, consentir à y laisser une dose de mal, sans quoi le monde réel eût été globalement plus mauvais encore. Tout ce qui apparaît comme mal du point de vue fini de la monade individuelle est, du point de vue de la Totalité, un sacrifice nécessaire pour le plus grand bien de cette dernière. Le mal est toujours sacrificiel en ce sens, et le sacrifice est un détour. La logique sacrificielle est au fondement de la rationalité moderne, dont l’incarnation principale est la rationalité économique. Homo oeconomicus sait faire un détour pour aller plus vite, se retenir temporairement de consommer et investir pour accroître sa consommation globale, refuser une occasion favorable afin d’attendre une occasion plus favorable encore, etc. Pour les éthologistes, d’ailleurs, cette capacité est ce qui définit l’intelligence.

Illich analyse comment cette faculté devient folle dans le monde industriel. Ce que la critique illichienne met en cause n’est pas, à proprement parler, la logique du détour en tant que telle, mais l’emprise qu’elle exerce sur les esprits. Celui qui est animé par l’esprit du détour peut se laisser prendre à son piège et en venir à perdre de vue que le détour n’est, précisément, qu’un détour. Celui qui recule pour mieux sauter garde les yeux fixés sur l’obstacle qu’il entend franchir. S’il recule en regardant dans la direction opposée, il risque d’oublier son objectif et, tenant sa régression pour un progrès, de prendre les moyens pour les fins. La rationalité, alors, devient contreproductivité, elle prend la forme du supplice de Sisyphe.

J’anticipe sur ce que je vais dire sur Girard. Que la logique du détour, qui est une logique sacrificielle, s’affole dans le monde moderne, c’est évidemment pour un Girardien l’effet corrosif de la révélation chrétienne qui détruit toutes les institutions en tant qu’elles reposent in fine sur une logique sacrificielle. Ceci, qui nous en rapproche, n’est pas encore la découverte que je vous ai annoncée.

Je rappelle l’analyse illichienne de la contreproductivité. Passés certains seuils critiques de développement, plus croissent les grandes institutions de nos sociétés industrielles, plus elles deviennent un obstacle à la réalisation des objectifs mêmes qu’elles sont censées servir : la médecine corrompt la santé, l’école bêtifie, le transport immobilise, les communications rendent sourd et muet, les flux d’information détruisent le sens, le recours à l’énergie fossile, qui réactualise
le dynamisme de la vie passée, menace de détruire toute vie future et, last but not least, l’alimentation industrielle se transforme en poison. Nous y sommes.

Derrière ce qui peut apparaître comme des provocations, se cachait en fait une analyse minutieuse et rigoureuse des mécanismes de la contreproductivité. Toute valeur d’usage peut être produite de deux façons, en mettant en oeuvre deux modes de production : un mode autonome et un mode hétéronome. Ainsi, on peut apprendre en s’éveillant aux choses de la vie dans un milieu rempli de sens ; on peut aussi recevoir de l’éducation de la part d’un professeur payé pour cela. On peut se maintenir en bonne santé en menant une vie saine, hygiénique ; on peut aussi recevoir des soins de la part d’un thérapeute professionnel. On peut avoir un rapport à l’espace que l’on habite, fondé sur des déplacements à faible vitesse : marche, bicyclette ; on peut aussi avoir un rapport instrumental à l’espace, le but étant de le franchir, de l’annuler, le plus rapidement possible, transporté par des engins à moteur. On peut rendre service à quelqu’un qui vous demande de l’aide ; on peut lui répondre : il y a des services pour cela.

Contrairement à ce que produit le mode hétéronome de production, ce que produit le mode autonome ne peut en général être mesuré, évalué, comparé, additionné à d’autres valeurs. Les valeurs d’usage produites par le mode autonome échappent à l’emprise de l’économiste ou du comptable national. Il ne s’agit certes pas de dire que le mode hétéronome est un mal en soi, loin de là. Mais la grande question qu’Illich eut le mérite de poser est celle de l’articulation entre les deux modes. Il ne s’agit pas de nier que la production hétéronome peut vivifier intensément les capacités autonomes de production de valeurs d’usage. Simplement, l’hétéronomie n’est ici qu’un détour de production au service d’une fin qu’il ne faut pas perdre de vue : l’autonomie. Or l’hypothèse d’Illich est que la «  synergie positive  » entre les deux modes n’est possible que dans certaines conditions très précises. Passés certains seuils critiques de développement, la production hétéronome engendre une complète réorganisation du milieu physique, institutionnel et symbolique, telle que les capacités autonomes sont paralysées. Se met alors en place le cercle vicieux divergent de la contreproductivité. L’appauvrissement des liens qui unissent l’homme à lui-même, aux autres et au monde devient un puissant générateur de demande de substituts hétéronomes, qui permettent de survivre dans un monde de plus en plus aliénant, tout en renforçant les conditions qui les rendent nécessaires. Le mode de production hétéronome tend alors à exercer un monopole radical sur la production des valeurs en question. Cette analyse démontre lumineusement pourquoi nous sommes tant attachés à cela même qui nous détruit.

L’hétéronomie est un remède – le seul remède dont nous disposions dans un monde entièrement façonné par… l’hétéronomie. L’hétéronomie est à la fois remède et poison. Le remède, c’est le poison même. L’hétéronomie est un pharmakon.

C’est le moment de dire pourquoi, pour Illich, cela représente la corruption du message évangélique. Illich ne s’en est jamais aussi bien expliqué que lors des entretiens qu’il a donnés au journaliste canadien David Cayley, entretiens publiés de façon posthume, en anglais sous le titre (inspiré de Celan) The Rivers North of the Future : The Testament of Ivan Illich[[The Rivers North of the Future. The Testament of Ivan Illich as told to David Cayley, House of Anansi Press, 2005, p. 29-32. La version française, traduite par Jean Robert, a été publiée par Actes Sud
en 2007.]], en français, La corruption du meilleur engendre le pire. Ce qui est en cause, c’est l’interprétation à donner à la parabole du bon Samaritain. Un légiste demandait à Jésus : «  Qui est mon prochain ?  », ce prochain que la Loi impose d’«  aimer comme soi-même  ». Jésus répond par l’histoire suivante.

Un homme qui cheminait de Jérusalem à Jéricho se fit agresser par des bandits, qui le laissèrent comme mort. Un prêtre qui passait par là, puis un lévite, ne firent rien pour lui porter secours. Mais un habitant de Samarie, donc un étranger, pris de pitié se mit en quatre pour l’aider et lui payer des soins. Jésus demande à son interlocuteur : «  Qui de ces trois te semble s’être montré le prochain de l’homme tombé parmi les brigands ?  » L’autre répond : «  Celui qui a exercé la miséricorde envers lui.  » Sur quoi Jésus conclut : «  Va, et toi aussi, fais de même.  »

On perçoit mal aujourd’hui à quel point ce texte magnifique a dû choquer les intuitions morales des auditeurs de Jésus. L’homme agonisant pouvait être rituellement impur, les deux clercs ne pouvaient déroger aux devoirs du Temple qui les attendaient à Jérusalem. Quant au Samaritain, ses obligations d’entraide ne portaient que sur les gens de son peuple, non sur un étranger. Ce que le texte nous dit, c’est que le prochain, l’authentique prochain, peut être littéralement n’importe qui. Fi donc des interdits et des obligations qui sont à la base de l’éthique, comme des barrières culturelles qui replient chaque peuple sur lui-même. Dans son Epître aux Galates, Paul dira : «  En Christ, vous êtes un, il n’y a plus ni hommes ni femmes, ni Juif ni Grec, ni maître ni esclave…  »

Où est la corruption, ici ? La corruption consiste à oublier les derniers mots de la parabole : «  toi aussi, fais de même  », c’est-à-dire prends le risque de donner en t’approchant de la personne à qui tu donnes. Au lieu de cela, le prochain devient l’espace infini, parce que virtuel, de l’amitié selon Facebook. C’est l’ami tel que la philosophie économique, de Smith à Hayek, l’a redéfini. Sont mes amis le boucher, le brasseur et le boulanger que je connais à peine mais sans qui je mourrais de faim et de soif. En corrodant les enclosures traditionnelles, le christianisme a ouvert un espace sans bornes qui est la source de l’hybris industrielle. Nous devons aujourd’hui prendre davantage garde aux institutions qui prétendent faire le bien qu’aux méchants. Illich aimait retourner la définition que donne Goethe de Méphistophélès dans son Faust : «  une part de cette force qui veut toujours le mal et fait toujours le bien  », en son contraire. Dorénavant, le diable, c’est celui qui veut le bien et fait le mal. Si Illich appelait «  cléricatures  » les institutions contreproductives – la médecine, l’École, les transports, etc. – c’est que, comme l’Église, elles veulent faire le bien et c’est le mal qu’elles produisent. La corruption du meilleur engendre le pire.

Faire face à la souffrance et la mort

Je vais illustrer ces idées en prenant l’exemple de la médecine, du transport et du travail. La médecine, d’abord.

Lorsque je fis la connaissance d’Ivan Illich au début des années 1970, il songeait à travailler sur la question de la santé, dans la suite de son pamphlet sur l’éducation Deschooling Society. Avec mon collègue Serge Karsenty, je venais d’achever une étude sur la relation médecin-malade, qui allait devenir un livre intitulé L’Invasion pharmaceutique[[Jean-Pierre Dupuy et Serge Karsenty, L’Invasion pharmaceutique, Seuil, 1974 ; 2e édit., «  Points  », 1977.]]. Jean-Marie Domenach nous présenta l’un à l’autre. Une forte amitié, tant intellectuelle que personnelle, en résulta, qui devait m’amener à faire plusieurs fois, au cours de la décennie 1970, le voyage de Cuernavaca. C’est en janvier 1975 que nous travaillâmes ensemble à la rédaction de la version française de son grand livre sur la médecine, Némésis médicale. L’expropriation de la santé[[Seuil, 1975 ; 2e édit., «  Points  », 1981.]]. Le chapitre III, qui expose la théorie générale de la contreproductivité, est essentiellement de mon cru.

Karsenty et moi avions introduit la notion et l’expression de «  médicalisation de la vie  ». L’expression a fait florès. Qu’entendions-nous par là ? Il est socialement admis que tout problème de mal-être, quelle qu’en soit l’origine ou la nature – mauvaises relations dans le travail ou dans le couple, retard scolaire des enfants, etc. –, se traduise en demande d’aide présentée à l’institution médicale. Le plus souvent, cette demande est plus ou moins maquillée en termes somatiques, avec la complicité active du médecin. Non que le patient soit un simulateur ou le médecin un imposteur. Tous deux jouent simplement un jeu dont les règles proviennent du contexte social et culturel de leur relation. La maladie est une déviance tolérée, mais à condition d’apparaître comme un désordre organique dont l’étiologie n’est pas imputable au malade, ni d’ailleurs à la société. La maladie acquiert une existence autonome, détachée. C’est une entité extérieure à l’individu et à sa relation au milieu qui, par hasard, vient perturber son fonctionnement vital. Cette représentation du mal fonde l’accord entre le médecin et son malade, et permet leur relation.

L’inflation médicale a donc un effet, sinon une fonction : de plus en plus de gens sont convaincus que, s’ils vont mal, c’est qu’ils ont en eux quelque chose de déréglé, et non qu’ils réagissent sainement par un refus d’adaptation à un environnement ou des conditions de vie difficiles, et même parfois inadmissibles. Des médecins prescrivent, ou ont prescrit, des médicaments prétendument capables de traiter le «  mal des grands ensembles  » ou «  l’angoisse née des conditions de travail  ». Cette médicalisation du mal-être est tout à la fois la manifestation et la cause d’une perte d’autonomie : les gens n’ont plus besoin ni envie de régler leurs problèmes dans le réseau de leurs relations. Leur capacité de refus s’en trouve étiolée, leur démission de la lutte sociale facilitée. La médecine devient l’alibi d’une société pathogène.
Illich reprit cette idée dans sa Némésis médicale et il la nomma contreproductivité sociale de la médecine, mais il ne s’arrêta pas là. Il lui adjoignit une autre dimension de la contreproductivité, qu’il appela structurelle ou symbolique, qui tire en sens inverse de la première. La question qu’il posait était : dans quelles conditions la mystification qui consiste à faire passer pour naturel un mal dont la source est politique – c’est cela la contreproductivité sociale – se transforme-t-elle en la mystification contraire, la finitude naturellement incontournable de la condition humaine étant perçue comme aliénation et non comme source de sens ? La santé structurelle ou symbolique de l’homme, c’est sa capacité de faire face consciemment et de façon autonome non plus cette fois aux dangers du milieu, mais à une série de menaces profondément intimes, que tout homme connaît et connaîtra toujours, et qui ont nom douleur, maladie et mort. Cette capacité, l’homme des sociétés traditionnelles l’a toujours tirée de sa culture, qui lui permettait de donner sens à sa condition mortelle. Le sacré y tenait un rôle fondamental. Le monde moderne est né sur les décombres des systèmes symboliques traditionnels, en qui il n’a su voir que de l’irrationnel et de l’arbitraire. Dans son entreprise de démystification, il n’a pas compris que ces systèmes impliquaient que des limites soient fixées à la condition humaine, tout en leur donnant sens. En remplaçant le sacré par la raison et la science, il a perdu tout sens des limites et, par là même, c’est le sens qu’il a sacrifié. L’expansion médicale va de pair avec celle du mythe selon lequel la suppression de la douleur, du handicap et le recul indéfini de la mort sont des objectifs désirables et réalisables grâce au développement indéfini du système médical. On ne peut donner sens à cela même que l’on ne cherche qu’à extirper. Passés certains seuils, inexorablement la médecine et ses mythes détruisent la santé structurelle.

Il y a dix ans, j’écrivais un texte qui devait être une contribution à une encyclopédie de philosophie de la médecine. Je décidai de le conclure par une magnifique citation d’Illich, tirée d’un discours en forme de manifeste qu’il délivra à Hanovre en septembre 1990. Ce manifeste avait pour titre «  L’hygiène comme autonomie  ». La citation était la suivante :
« Il ne m’apparaît pas qu’il soit nécessaire aux États d’avoir une politique nationale de santé, cette chose qu’ils accordent à leurs citoyens. Ce dont ces derniers ont besoin, c’est du courage pour regarder en face certaines vérités :
– nous n’éliminerons jamais la douleur ;
– nous ne guérirons jamais toutes les maladies ;
– il est certain que nous mourrons. »

Voilà pourquoi, en tant que créatures pensantes, nous devons comprendre que la quête de la santé peut devenir maladive. Il n’y a pas de réponses scientifiques ou techniques. Il y a l’obligation quotidienne d’accepter la contingence et la fragilité de la condition humaine. Il convient de fixer des limites raisonnables aux soins de santé classiques. L’urgence s’impose de définir les devoirs qui nous incombent en tant que personnes, ceux qui reviennent à notre communauté, et ceux que nous laissons à l’État.

Oui, nous souffrons, nous tombons malades, nous mourons, mais il est non moins vrai que nous espérons, nous rions, nous célébrons ; nous éprouvons la joie qu’il y a à prendre soin des autres. Souvent nous retrouvons la santé de diverses manières. Nous n’avons pas à accepter le nivellement par le bas de l’expérience humaine (the flattening out of human experience).

J’invite chacun à détourner son regard et ses pensées de la quête de la santé et à cultiver l’art de vivre. Et, tout aussi importants aujourd’hui, l’art de souffrir et l’art de mourir.  »

Le 2 décembre 2002, j’achevais de recopier ces mots lorsque je reçus un appel téléphonique en provenance de Brême, en Allemagne : mon ami Jean Robert m’avertissait qu’Ivan Illich venait de mourir.

Le texte que j’écrivais est devenu celui d’un hommage que j’ai rendu à Illich en janvier 2003, à Londres, devant l’Académie britannique de médecine. Je décidai de placer en exergue de ma communication ces mots magnifiques de Karen Blixen, dans Out of Africa : «  Frei lebt wer sterben kann  », (Ceux-là qui savent mourir vivent en hommes libres). Ivan Illich a su mourir et c‘était un homme libre.

Deux variantes de la torture

Cent fois au cours des décennies passées, je me suis promis de ne plus jamais mentionner le calcul de la vitesse généralisée de l’automobile. Cent et une fois, j’ai violé ma promesse. C’est ce que je vais faire encore aujourd’hui, mais pour deux bonnes raisons. La première est qu’on n’a toujours pas compris le véritable sens de cet exercice, pris que l’on est par ce qui ressemble à un tour de prestidigitation du maître de Cuernavaca. La seconde, plus importante, c’est que ce véritable sens est une étape importante en direction de la découverte que je tiens toujours en suspens.

À l’époque même où la critique illichienne se faisait entendre en France, le maire de Paris promettait de faire des «  autoroutes écologiques  » ou «  conviviales  » et les communistes assuraient que, grâce au socialisme réalisé, chacun passerait deux fois plus de temps que dans la société d’«  austérité  » à se déplacer dans les transports en commun. Ils ne purent empêcher qu’une société construite autour de ses autoroutes, de ses TGV et de ses aéroports crée plus de barrières entre les hommes qu’elle n’en supprime.

On pourrait dire que le calcul que je vais présenter illustre ce qu’on pourrait appeler la contreproductivité structurelle du transport automobile. C’est son aspect superficiel. En fait, il fait bien autre chose. Il donne à voir ce qu’Illich appelait l’invisibilité du mal. Et, surtout, il met en scène de façon saisissante le caractère ambivalent du travail dans notre société : le travail comme poison et le travail comme antidote de ce poison. Bref, le travail comme pharmakon, remède et poison.

Pour les besoins du livre d’Illich Energy and Equity, j’ai procédé avec une équipe de Polytechniciens à des calculs bizarres mais rigoureux, qui ont conduit aux résultats suivants. Dans les années 1970, le Français moyen consacrait plus de quatre heures par jour à sa voiture, soit qu’il se déplaçât d’un point à un autre dans son habitacle, soit qu’il la bichonnât de ses propres mains, soit, surtout, qu’il travaillât dans des usines ou des bureaux afin d’obtenir les ressources nécessaires à son acquisition, à son usage et à son entretien.

Si l’on divise le nombre moyen de kilomètres parcourus, tous types de trajets confondus, par cette durée, on obtient quelque chose de l’ordre d’une vitesse. Cette vitesse, que nous avons nommée «  généralisée  », est d’environ sept kilomètres à l’heure, un peu plus grande, donc, que la vélocité d’un homme au pas, mais sensiblement inférieure à celle d’un vélocipédiste

Le résultat obtenu, arithmétiquement, signifie ceci. Le Français moyen, privé de sa voiture, donc, supposons-le, libéré de la nécessité de travailler de longues heures pour se la payer, consacrerait moins de «  temps généralisé  » au transport s’il faisait tous ses déplacements présents à bicyclette – je dis bien : tous ses déplacements, non seulement ceux qui lui font quotidiennement franchir l’espace qui sépare son domicile de son travail, mais aussi ceux qui, le week-end, le conduisent à sa distante maison de campagne et, les vacances venues, vers les rivages dorés d’une lointaine riviera. Ce scénario «  alternatif  » serait jugé par tous absurde, intolérable. Et cependant, il économiserait du temps, de l’énergie et des ressources rares, et il serait doux à ce que nous nommons l’environnement.

J’ai toujours été étonné que plus d’un écologiste ait pu prendre ce raisonnement pour une apologie de la bicyclette. Soit dit en passant, je n’ai jamais vu Illich sur un vélo. Ce qui est en jeu est tout autre chose. La question clé est celle-ci : où donc est la différence qui fait que, dans le cas du scénario alternatif, l’absurdité de la situation est patente, alors qu’elle reste masquée dans notre monde ? Car enfin, est-il moins comique de travailler une bonne partie de son temps pour se payer les moyens de se rendre à son travail ?

Le calcul précédent tient pour acquis l’équivalence entre une heure de transport et une heure de travail, l’une et l’autre étant comptabilisées comme de simples moyens au service d’une fin autre. On peut la contester, mais il faut remarquer qu’elle ne fait pas autre chose que de prendre au sérieux la logique du détour de production. Pas plus le travail que le transport ne sont des fins en eux-mêmes. Le calcul économique se donne pour mission de comptabiliser rigoureusement la peine des hommes afin de rendre cette peine, globalement, aussi faible que possible. Or, comme l’étymologie nous le révèle, aussi bien le travail que le transport (à condition de le dire en anglais : travel) sont sources de peines et de tourments : les deux mots, travail et «  travel  », sont des doublons, issus l’un et l’autre de cet instrument de torture à trois pieux que l’on nommait au Moyen Âge tripalium.

En vérité, si l’absurdité d’un mode de vie et d’une structuration de l’espace-temps social qui conduisent tant de gens à consacrer tant de temps généralisé à leurs déplacements pour une efficacité moyenne si faible, nous est cachée – c’est cela, l’invisibilité du mal –, c’est qu’ils substituent du temps de travail au temps de transport. Ce travail n’est, en principe – ce principe que nous nommons le détour de production, – qu’un moyen pénible au service d’un transport plus rapide et plus efficace, transport qui, à son tour, n’est qu’un moyen pénible au service d’autre chose – par exemple, «  rapprocher les êtres qui s’aiment  », pour citer la première publicité du Concorde. Fidèle à la logique du détour, le calcul que nous avons fait montre que le temps passé à concevoir et à fabriquer des engins puissants prétendument capables de faire «  gagner du temps  » fait beaucoup plus qu’annuler le temps qu’ils économisent effectivement. Le lièvre s’affaire fébrilement dans les bureaux d’étude et sur les chaînes de montage, mais, comme dans la fable, c’est la tortue qui arrive bonne première. Las ! C’est une espèce en voie de disparition. L’économie, ce serait économiser la peine et les efforts des hommes ? Quelle naïveté ! Qui ne voit que tout se passe comme si l’objectif était, au contraire, de les occuper sans relâche, quitte à les faire piétiner, de plus en plus vite, sur place ?

Dès lors que le travail est divisé, il constitue le détour de production par excellence. On voit, par exemple, certains travailler à produire des engins de mort pour obtenir des ressources qui leur permettront d’accéder aux services d’une médecine coûteuse, et cela pour produire une valeur – leur santé – qu’ils auraient pu produire, dans une large mesure, de façon autonome, en menant une vie plus saine et hygiénique. L’esprit du détour de production a si bien été perverti par la société industrielle et la division du travail extrêmement poussée qui la caractérise, que c’est le détour, sa longueur, l’énergie dépensée à le parcourir, qui deviennent des fins en soi et des objectifs recherchés pour eux-mêmes. C’est bien pourquoi le calcul de la vitesse généralisée de l’automobile déclenche un malaise dans beaucoup d’esprits : le calcul y traite le travail en input, alors que le travail, sous sa forme d’emploi salarié, est devenu l’output par excellence. Des productions que l’on s’accorde à juger superflues ou même nuisibles sont légitimées par le travail qu’elles fournissent à la population. La réduction de la durée de vie des objets, les gaspillages destructeurs de ressources naturelles non renouvelables, forts consommateurs d’énergie et grands pollueurs de l’environnement : personne n’ose y remédier car ils garantissent l’emploi. Lorsque, à l’époque où nous faisions ce calcul, un syndicat ouvrier, en France, exigeait violemment que le programme Concorde soit poursuivi, doit-on penser qu’il cherchait ainsi à hâter l’avènement de la société sans classes dans laquelle tous les ex-prolétaires voleraient en supersonique ? Non, bien sûr, c’est le travail qu’il défendait. Lorsque, à peu près à la même époque, un autre syndicat ouvrier justifiait la réduction des inégalités sociales au motif que cela accroîtrait la «  consommation populaire  » et donc relancerait la croissance, et donc le travail nécessaire, doit-on juger qu’il confondait la fin et les moyens ? Non, la finalité de la société industrielle est bien de produire du détour de production, c’est-à-dire du travail. Il n’y a pas de salut en dehors du travail – cette torture.

L’économie, la violence et le sacré

(Quirinus, Mars et Jupiter)

Je serai beaucoup plus rapide sur Girard puisque, après tout, ceci est un hommage rendu à Ivan Illich. Mais Girard va me permettre de mettre en lumière une structure sous-jacente à la critique illichienne qui ne m’était pas apparue jusqu’à ce jour.

Je propose un changement de vocabulaire. Ce qu’Illich appelait hétéro-nomie, je vais l’appeler désormais «  éco-nomie  ». Le changement est légitime puisque la théorie économique est incapable de donner un statut aux capacités d’autonomie. Lorsqu’elle essaie de le faire, comme chez Stiglitz ou Sen, c’est finalement pour rabattre l’inconnu sur le connu, l’autonomie sur l’hétéronomie, les valeurs d’usage sur les valeurs d’échange.

Après la phase illichienne de mon itinéraire intellectuel, à la fin des années 1970, je m’intéressai à la question des rapports entre l’économie et la violence. Je fus frappé par l’existence de deux traditions incompatibles, une thèse et une antithèse, à ce sujet. La thèse affirmait que l’économie, c’est la violence. Rien ici qui ne m’étonnât, la critique illichienne et ses voisines – le marxisme, l’École de Francfort, le post-heideggérianisme, toutes écoles qui étaient souvent sollicitées au CIDOC de Cuernavaca – fournissaient ample matière à réflexion. Mais il existait aussi une antithèse, qui faisait de l’économie le meilleur moyen que les hommes aient trouvé dans une société sécularisée – je préférerais dire dé-sacralisée – pour contenir leur violence dans des limites acceptables.

Dans son livre The Passions and the Interests. Political Arguments for Capitalism before its Triumph[[Princeton University Press, 1977.]], l’historien de la pensée économique Albert Hirschman illustre abondamment cette antithèse en nous contant l’émergence, le destin et le déclin d’une idée : celle selon laquelle le comportement économique, entendu comme la poursuite privée du plus grand gain matériel, est un remède aux passions qui poussent les hommes à la démesure, à la discorde et à la destruction mutuelle. Dans une société en crise, déchirée par les guerres et les guerres civiles, ne disposant plus en la religion d’une instance régulatrice extérieure, l’idée que l’économie pourrait endiguer les passions serait née de la quête d’un substitut au sacré, capable de discipliner les comportements individuels et d’éviter la décomposition collective. L’ironie de l’histoire est grande. Comme l’écrit Hirschman, «  le capitalisme était précisément censé accomplir cela même qui allait bientôt être dénoncé comme sa pire caractéristique.[[Ibid., p. 132.]]  » L’unidimensionnalisation des êtres réduits à leur capacité de calcul économique, l’isolement des individus et l’appauvrissement des relations, la prévisibilité des comportements, bref, tout ce que l’on décrit de nos jours comme l’aliénation des personnes dans la société capitaliste, était donc pensé, conçu comme devant mettre fin à la lutte meurtrière et dérisoire des hommes pour la grandeur, le pouvoir et la reconnaissance. L’indifférence réciproque et le retrait égoïste dans le domaine privé, voilà les remèdes que l’on imaginait à la contagion des passions violentes. Les auteurs que Hirschman mobilise pour appuyer sa thèse sont Montesquieu et certains membres des Lumières écossaises comme James Steuart et David Hume.

C’est cependant chez le philosophe et prix Nobel d’économie, Friedrich Hayek, que ce retournement des arguments traditionnels est pensé de la manière la plus forte. Ce grand ennemi de Keynes fut un économiste marginal, ostracisé davantage encore par les économistes néo-classiques que par les Keynésiens. C’est qu’il croyait très peu à la théorie de l’équilibre économique général, qui fait des prix des guides pour l’action individuelle. Le marché, c’était pour lui l’incarnation par excellence de ce qu’il appelait «  les forces aveugles du processus social  ». S’y abandonner est la condition de la liberté, de l’efficacité, de la justice et de la paix sociale, plaidait-il.

En effet, argumente Hayek, le mal, c’est lorsque les hommes dépendent de la volonté arbitraire d’un autre. La liberté, c’est d’échapper à cette subordination, le remède consistant en ce que chacun se soumette à une même règle abstraite, impersonnelle et universelle qui le dépasse absolument. Paradoxalement, nous ne sommes pas très loin de Rousseau, l’une des cibles de la critique hayékienne, Rousseau qui voulait que les lois de la Cité aient la même inflexibilité et la même extériorité que les lois de la nature, alors même que ce sont les hommes qui font les lois et qu’ils le savent. Les lois du marché selon Hayek sont encore plus apodictiques et indéchiffrables que les lois de la nature puisque la «  complexité sociale  » interdit aux individus d’y voir autre chose que des forces obscures qui les poussent à aller dans une direction qu’ils ne peuvent ni changer ni prévoir.

Mais cette direction est la bonne, nous assure Hayek. La soumission à des règles abstraites et à des forces qui nous dépassent, alors même que nous les avons engendrées, est la condition de la justice et de la paix sociale. C’est qu’elle tarit la source du ressentiment, de l’envie, des passions destructrices. Celui que le marché frappe de plein fouet en lui ôtant son emploi, son affaire ou même sa subsistance sait bien, nous dit Hayek, qu’aucune intention n’a voulu cela. Il n’en subit aucune humiliation.

L’économie, est-ce la violence, comme l’affirme une tradition qui va de Marx à la critique actuelle du capitalisme ? L’économie, est-ce le remède contre la violence, comme le pense une tradition libérale, qui va de Montesquieu à Hayek ? L’économie est-elle remède ou bien poison ?

Il y a trente-cinq ans, j’en étais à ce point de mes réflexions lorsque je vis le moyen de dépasser cette contradiction grâce à l’oeuvre de René Girard, que je découvris à ce moment-là. La synthèse qui me manquait pouvait se résumer en une formule : l’économie contient la violence, dans les deux sens du mot «  contenir  ». L’économie a la violence en elle, mais il est non moins vrai qu’elle lui fait barrage, comme si, par l’économie, la violence se révélait capable de s’autolimiter, évitant ainsi l’effondrement de l’ordre social.

Dans l’oeuvre de Girard, je découvris la même structure, exactement. Mais il ne s’agissait pas d’économie, il s’agissait du sacré. Chez Girard, c’est par le sacré que la violence se met à distance d’elle-même pour mieux s’autolimiter. Le sacré contient la violence dans le double sens du verbe contenir. Dans les termes de la Bible, «  Satan expulse Satan  ».

L’«  hypothèse  » girardienne, maintenant bien connue et amplement discutée, consiste à postuler que le sacré résulte d’un mécanisme d’auto-extériorisation de la violence des hommes laquelle, se projetant hors de leur prise sous forme de pratiques rituelles et de systèmes de règles, d’interdits et d’obligations, réussit à se contenir elle-même. Le sacré, c’est la «  bonne  » violence institutionnalisée qui régule la «  mauvaise violence  » anarchique, son contraire en apparence. Le mouvement de désacralisation du monde qui constitue ce que nous nommons la modernité est travaillé par un savoir qui s’insinue progressivement dans l’histoire humaine : et si la bonne et la mauvaise violences ne faisaient qu’un ? S’il n’y avait pas au fond de différence ? Comment ce doute, sinon ce savoir, nous est-il advenu ? La réponse de Girard à cette question est également bien connue : ces «  choses cachées depuis la fondation du monde  » nous ont été révélées par la Passion du Christ et les récits et interprétations qui en ont été donnés dans le Nouveau Testament.

Ce n’est pas cette hypothèse bouleversante que je puis discuter ici, mais la question que l’anthropologie girardienne ouvre mais ne résout pas. Le travail de la Révélation détruit progressivement l’efficacité des systèmes sacrificiels et nous nous retrouvons seuls face à notre propre violence. Tel est le mauvais tour que nous joue le christianisme. Voici pourquoi il a paru si dangereux à des esprits comme Machiavel. Mais il apparaissait déjà extrêmement dangereux au Christ luimême, le Christ qui pouvait dire : «  Je ne suis pas venu apporter la paix, mais le glaive  » (Mt. 10, 34). Comment expliquer alors que l’humanité n’ait pas, ou plutôt pas encore, connu tout entière le sort dont, probablement, d’innombrables collectifs humains, tout au long de l’histoire de l’espèce, ont fait l’expérience malheureuse : l’auto-annihilation par la violence intestine ?

Dans un livre qui a maintenant plus de trente ans[[Paul Dumouchel et Jean-Pierre Dupuy, L’Enfer des choses. René Girard et la logique de l’économie, Seuil, 1979.]], en compagnie du philosophe canadien Paul Dumouchel, j’ai répondu : l’économie est la continuation du sacré par de tout autres moyens. Comme ce dernier, elle fait barrage à la violence par la violence. Par l’économie comme par le sacré, la violence des hommes se met à distance d’elle-même pour s’autoréguler. Voilà pourquoi, comme l’a écrit Hegel, l’économie est «  la forme essentielle du monde moderne  », c’est-à-dire d’un monde mis en danger extrême par le crépuscule des dieux.

C’est dans ce cadre qu’il faut, me semble-t-il, penser la crise présente, pour pouvoir lui trouver un sens.

Il est essentiel à ce stade de faire un travail rigoureux sur les concepts – ce qui, après tout, est la mission du philosophe. La figure que je tente de cerner est à distinguer radicalement de la théodicée leibnizienne. Dans celle-ci, le bien contient le mal (ou la fin les moyens), tout en se servant de lui, comme un mal nécessaire en quelque sorte. De là que ce mal n’est, en fin de compte, pas un mal du tout. C’est la doctrine optimiste : tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles. La formule de Bernard de Mandeville, «  vices privés, avantages publics  », en laquelle on voit souvent la naissance de l’«  idéologie économique  », en est une bonne illustration. Dans la figure que je tente de cerner, le mal – par exemple, la violence de l’économie – s’auto-transcende, se met à l’extérieur de lui-même, et exerce sur lui-même une forme de contrôle et de régulation. C’est ce que la théologie chrétienne appelle le katechon – c’est-à-dire le frein qui retarde la marche vers l’Apocalypse, ou encore la Révélation.

Quand on sait la voir, la figure de l’auto-transcendance est presque partout présente dans la pensée économique et dans la philosophie sociale d’inspiration économique, mais au prix de quelles confusions ! Le modèle de l’équilibre économique général est structuré par elle. C’est ce modèle que l’on critique aujourd’hui, chaque fois que l’on énonce que la crise a définitivement brisé le mythe selon lequel les marchés s’autoréguleraient, c’est-à-dire trouveraient spontanément le chemin de l’équilibre. On en conclut évidemment qu’il faut les réguler. Or, sous l’influence du marxisme, la critique de l’économie aurait, il y a trente ans, affirmé que le fait que le marché s’autorégule est la marque de l’aliénation des hommes dans la société marchande, puisque cela signifie que le marché échappe à leur maîtrise. La critique du capitalisme passait par la dénonciation de l’autonomie du système de la marchandise, tenue pour contraire aux principes démocratiques. Voici que la critique reproche maintenant au même système son incapacité à s’auto-organiser.

Ce qu’il faut dire, c’est que le marché, et plus largement l’économie, a bien la capacité de s’auto-organiser, mais que, d’une part, cette autoorganisation passe par l’émergence en son sein d’une extériorité qui va s’imposer à elle, ce qui permet de parler d’une auto-transcendance, et que, d’autre part, les conséquences peuvent en être désastreuses au regard de critères d’efficacité et de justice. Qu’il fonctionne en régime permanent, en période d’euphorie spéculative, ou qu’il entre en panique, le marché s’auto-organise : c’est une de ses propriétés essentielles, qu’il partage avec tous les systèmes complexes, les effets s’y bouclant sur les causes. Il s’auto-organise en produisant sa propre extériorité, sous la forme de forces qui semblent s’imposer aux agents individuels alors qu’elles résultent de la synergie de leurs actions. L’erreur de catégorie à ne pas commettre, ici, c’est de confondre un jugement de valeur sur ce que le marché fait aux êtres humains qui l’actionnent et en subissent les effets, d’une part, et, d’autre part, l’analyse de la structure auto-organisatrice du marché et de la dynamique de son fonctionnement. L’auto-organisation peut être bonne ou mauvaise, elle n’en est pas moins auto-organisation.

Ce qu’il faut surtout bien saisir, c’est que cette autotranscendance du marché est la façon dont «  Satan expulse Satan  » en économie. La bonne violence tient la mauvaise violence en respect, mais l’une et l’autre sont la même violence. Or toutes les analyses de la crise s’échinent à multiplier les fausses oppositions hiérarchiques entre le bien et le mal, ce dernier étant au mieux un mal nécessaire, mis au service du premier. C’est ainsi qu’on oppose économie «  réelle  » et économie financière, marché régulé et marché spéculatif, spéculation euphorisante et vente à découvert pour spéculation à la baisse. En distinguant les catégories pour mieux en ostraciser certaines – selon le cas et par ordre de spécificité croissante : l’économie financière, le marché spéculatif, la spéculation à la baisse –, l’analyse rationaliste de la crise rassure en désignant des coupables. La lucidité et le courage demandent au contraire de repérer les vraies identités derrière les fausses différences. Je ne peux le faire ici et me permets de vous renvoyer au livre que j’ai consacré récemment à ces questions[[Jean-Pierre Dupuy, L’Avenir de l’économie, Flammarion, 2012.]].

Comme le sacré avant elle, l’économie est en train de perdre aujourd’hui sa capacité de se faire katechon, c’est-à-dire de produire des règles qui la limitent. Tel est le sens profond de la crise. La mythologie grecque a donné un nom à ce qu’il advient d’une structure hiérarchique (au sens étymologique d’ordre sacré) lorsqu’elle s’effondre sur elle-même : c’est la panique. Dans une panique, il y a encore de l’auto-transcendance, mais elle n’a plus de capacité d’autolimitation. Tout au contraire, la panique absorbe en son sein tout ce qui, de l’extérieur, entendrait lui faire barrage. Les grands argentiers de la planète qui se sont donné pour mission de «  refonder  » le système financier international ou même, dans une version plus grandiose encore, le capitalisme, me font irrésistiblement penser à la scène 3 de l’acte II du Bourgeois gentilhomme. Le maître de philosophie entendait arbitrer du haut de son magistère entre les prétentions du maître de musique, du maître à danser et du maître d’armes, chacun se battant pour que sa discipline soit reconnue comme la meilleure : on le voit bientôt se chamailler avec eux, la bagarre se déroulant maintenant à quatre et non plus à trois.

L’arrogance est d’imaginer que l’on peut, tel Napoléon, se coiffer soi-même de la couronne de l’Empereur, en prétendant se mettre de son propre chef en position d’extériorité, c’est-à-dire d’autorité. On a vu chaque jour ce qu’il en coûtait au plus profond de la crise : les autorités qui injectaient en quantités astronomiques des liquidités destinées à «  rassurer les marchés  » produisaient tout simplement l’effet contraire. Les marchés concluaient que seule la panique pouvait expliquer qu’on en arrivât à de telles extrémités. Parler de la «  reconstruction du capitalisme  » au moyen de la régulation des marchés est d’une naïveté confondante, car cela suppose que l’on a déjà résolu le problème inouï que constitue la disparition de toute extériorité. En occupant toute la place, l’économie s’est condamnée elle-même.

Mais, me direz-vous, où se trouve la découverte que j’annonçais en commençant, le lien caché qui unirait les pensées d’Illich et de Girard, ce que Girard m’a appris au sujet d’Illich ? Il ne fallait évidemment pas croire que la révélation en serait faite à la fin, dans les toutes dernières lignes, comme dans un roman d’Agatha Christie. C’est tout au long de mon exposé que j’en ai donné les éléments, j’espère que vous l’avez compris. Qu’est-ce en effet que faisait Illich en dévoilant la dynamique de l’hétéronomie sinon montrer ce qu’il arrive à la structure de la théodicée lorsqu’elle entre en panique et que l’intelligence propre à la logique du détour s’affole dans la contreproductivité ? Remède et poison, l’hétéronomie – autre nom de l’économie– laisse voir, grâce à la démystification illichienne, que ces deux aspects n’en font qu’un. En rendant visible la dynamique du mal, Illich précipite la chute des puissances de ce monde et accompagne ainsi l’effet corrosif du message évangélique, ainsi que l’a analysé Girard. Nul étonnement, au fond, que la Congrégation pour la doctrine de la foi ait vu la menace que constituait Illich, à l’égal du retour du Christ dans la parabole d’Alyosha Karamazov.

Il me semble en conclusion que tout le travail que Girard n’a pas fait sur le monde moderne et, en particulier, sur ce qui est son essence, à savoir l’économie, c’est Illich qui l’a fait pour lui. Pour ce qui me concerne, je le comprends mieux aujourd’hui – mais cela n’a d’intérêt que pour moi – en travaillant avec Illich, je me préparais sans le savoir, et même en freinant des quatre fers – à accueillir la théorie girardienne.

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