Influences (n. fem. pluriel)
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Les Influences

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#Editions Dupuis #Jerry Spring #Jijé

Jerry Spring, ou la quintessence du western franco-belge

Publié le 27 août 2012 par

Jerry Spring : cinquième et dernier volume de l’intégrale d’un classique du western par l’un des maîtres de la bande dessinée européenne.

spring.jpg Jijé (1914-1980) fut assurément un immense auteur de bande dessinée. Véritable cheville ouvrière de Spirou, il créa notamment pour cet hebdomadaire le personnage de Jerry Spring qu’il dessina pendant plus de trois décennies. Non sans paradoxe, Jijé, influencé tant par la production hollywoodienne que par les techniques des meilleurs dessinateurs américains, parvint à créer une série qui compte parmi les plus belles réussites de la bande dessinée franco-belge.

Apparu en 1954, son cow-boy au grand cœur s’inscrit dans une lignée d’individus qui cumulent toutes les qualités et doivent accessoirement servir de modèle de droiture aux jeunes lecteurs. Une fois de plus, l’histoire du 9e art se révèle en total décalage avec celle du 7e. Jijé n’en a bien évidemment pas conscience, mais c’est au moment même où il démarre ce qui deviendra une série classique de référence pour la bande dessinée que s’achève l’âge classique du western américain.

Une douzaine d’années plus tard, l’aspect boy-scout du personnage commence à gêner, y compris son créateur. Même si Hara-Kiri et quelques francs-tireurs comme Jean-Claude Forest (Barbarella) ont déjà commencé leur travail de sape, la bande dessinée franco-belge ne s’est pas encore réellement attaquée à des thématiques adultes. En revanche, des ruptures franches se sont produites sur le grand écran : le western hollywoodien a mué en s’éloignant d’un pur cinéma de genre et l’apparition du western-spaghetti a bouleversé les anciens codes.

Les cinq derniers épisodes de la saga, recueillis dans le dernier volume de cette intégrale, sont à replacer dans ce contexte particulier. Ils s’adressent toujours majoritairement à un public non adulte, et ont pour héros un personnage étranger à tout ressentiment et à tout cynisme, dont les valeurs morales n’ont nullement vacillé. En revanche, force est de constater que les intrigues ont gagné en intensité et que la violence des évènements a fini par laisser des traces sur le corps mêmes des protagonistes qui ont perdu de leur prestance. D’ailleurs, ils ne semblent plus porter d’habits sortis du pressing et ont oublié jusqu’à l’usage du rasoir.

«  Jerry contre KKK  » et «  Le Duel  » ont été publié entre 1966 et 1967, sur scénario de Jacques Lob dont c’est la première collaboration sur la série. Si le premier récit manque un peu d’épaisseur et contraste singulièrement avec la force du second, ils sont tous deux baignés par un anti-racisme fortement affirmé. Sans être révolutionnaire, puisqu’en parfaite adéquation avec les valeurs humanistes et catholiques qui prévalent alors dans Spirou, le discours, constant dans la série depuis l’origine, n’est cependant pas totalement convenu à une époque où les Etats-Unis tolèrent encore la ségrégation raciale.

Pourtant pleine de promesse, à peine entamée, la collaboration entre Lob et Jijé s’interrompt : Jerry Spring a beau être un personnage emblématique de l’hebdomadaire de Marcinelle, les albums se vendent assez peu, ce qui décide l’éditeur à en stopper la publication. Jijé quitte alors les éditions Dupuis pour reprendre dans le journal Pilote le dessin de Tanguy et Laverdure que lui abandonne un Uderzo très occupé par Astérix.

Jijé (qui aura entre-temps entamé deux adaptations vite avortées de westerns italiens) ne retrouvera son éditeur de prédilection qu’en 1974 pour y dessiner, sur scénario de l’un de ses fils, «  L’or de personne  », à la noirceur terrifiante, puis «  La fille du canyon  », qui alterne séquences dramatiques et moments délicieusement guillerets, et «  Le grand calumet  », une auto-parodie un peu délirante qui sied peu à la série.

La lecture de ces cinq épisodes génère beaucoup de plaisir mais également un peu de trouble, comme si le personnage peinait à trouver ses marques. Jerry Spring était assurément le western réaliste de référence jusqu’à l’apparition de Blueberry qui s’imposa très rapidement au bout de quelques épisodes seulement. Ce qui n’est pas sans ironie puisque son géniteur, Jean Giraud, fut assistant de Jijé deux ans avant de créer son propre personnage en 1963. Il est d’ailleurs frappant de remarquer à quel point les premiers Blueberry subissent encore l’influence de Jijé tandis que le Jerry Spring tardif, dépenaillé et mal rasé, ressemble parfois au désormais célèbre lieutenant.

Pour l’histoire de la bande dessinée, que le classique Jerry Spring précède le moderne Blueberry, cela reste dans l’ordre des choses, mais qu’il en devienne ensuite le strict contemporain, voilà qui ne peut que perturber. Peut-on concevoir ce qu’auraient été les films d’un John Ford s’il avait repoussé de quinze ans sa fin de carrière, et qu’il soit devenu le collègue d’un Sergio Leone et d’un Clint Eastwood ?

Ce quasi-paradoxe temporel n’a cependant pas dû trop perturber Jijé, dessinateur instinctif qui n’a jamais voulu se laisser enfermer dans la routine, contrairement à de nombreux confrères qui, après avoir trouvé la bonne technique, s’être forgé un style et inventé un personnage, ont passé leur existence à dupliquer à l’identique d’éternelles recettes, au point que pour certaines séries à la vie longue, on peine à distinguer un épisode des années 1950 d’un autre réalisé en 1980. Aucun de ses lecteurs ne se serait plaint qu’il continue de dessiner des pages splendides en s’inspirant des somptueux clairs-obscurs de Milton Caniff (Terry et les Pirates ; Steve Canyon) qu’il a lu avec attention et passion. Il préférera pourtant varier les techniques et les approches au fil du temps. Sur Jerry Spring, il refuse de brider sa liberté, quitte à bâcler, à la fin des années 1950, des scènes d’intérieur qui l’ennuient et l’empêchent de dessiner ses chers chevaux, ou à modifier plus au moins, en fonction de ses envies de dessin, les scénarios qu’on lui propose. Il sera plus respectueux de ses scénaristes dans ses autres séries, mais à l’évidence moins heureux.

En optant pour une publication en noir et blanc afin de mieux mettre en valeur le travail graphique de Jijé, les éditions Dupuis ont soigné cette intégrale qui bénéficie en outre d’un beau papier et de préfaces documentées. Et confirment du même coup qu’un travail d’exhumation du patrimoine sérieux ne se limite pas à compacter paresseusement plusieurs épisodes sous une même reliure.

Espérons ainsi que Jijé va retrouver une actualité, du moins en tant qu’auteur puisqu’il est devenu depuis peu un personnage de bande dessinée dans une très libre et malicieuse biographie qui provoqua son petit scandale : Jijé, Morris, Franquin : la ballade des fous.

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