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Les Influences

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Jules Naudet : mobilisation générale

Publié le 4 mai 2013 par

Un jeune sociologue s’est penché sur un concept que l’on croyait sociologiquement usé : la mobilité sociale. Comment se vit-elle chez les personnes d’origine modeste devenues membres de l’élite en France, aux Etats-Unis et en Inde ?

influenceurs_250.gif Société. De la mobilité sociale. La sociologie a investi ce thème en or dans les années 60-70, et notamment Pierre Bourdieu, Richard Hoggart ou dans la longue traîne, Bernard Lahire. On pensait le sujet théoriquement usé. Or, un nouveau (et beau) travail sur cette question a émergé ces derniers mois. Son objectif et sa petite novation ont été d’élaborer un syncrétisme des diverses approches développées jusqu’à ce jour, en mettant sur pied une comparaison internationale des modes d’entrée dans l’élite de sujets issus de classes populaires.

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Un jeune sociologue n’a pas craint de défricher le terrain théorique et de se déplacer un peu beaucoup lui aussi : Jules Naudet, ancien élève de Sciences Po et de l’Institut national des langues et civilisations orientales, postdoctorant au sein de l’Equipe de recherche sur les inégalités sociales (ERIS) du Centre Maurice Halbwachs (EHESS/ENS/CNRS) a parcouru le monde depuis 2004. Il a réalisé notamment après la France, quelques 160 entretiens en Inde et aux Etats-Unis. Autant de monographies de personnes ayant connu une très forte mobilité sociale «  ascendante  », c’est-à-dire ayant intégré les élites nationales malgré des origines sociales plutôt modestes. Le sociologue, autant que ses témoins, a été surpris de constater que plusieurs en sont venus aux larmes en racontant leur parcours : éloignement de leur milieu d’origine et adaptation aux milieux élitistes. La difficulté de gérer cette «  tension  » liée à la différences des valeurs, parfois contradictoires, entre les deux milieux, est bien souvent incompréhensible pour ceux qui ne l’ont pas vécue.
Et pourtant… La mobilité sociale a été maintes fois traitée en sociologie, avec des approches ethnologiques qui, si elles divergent, ne cessent de souligner la souffrance qui résulte de cette mobilité. Un exemple : Vincent de Gaulejac, qui tente de lier sociologie et psychanalyse dans ses travaux, une démarche qu’il a baptisé «  sociologie clinique  », a même évoqué l’idée d’une «  névrose de classe   ». Ici et là, selon les auteurs, on lit «  clivage du moi  » (Lahire) lié aux déchirements identitaires, ou bien d’ «  épreuve de la grandeur   » (Nathalie Heinich), de «  pathologie de la promotion   » (Luc Boltanski). On parle aussi «  d’hybrides mal à l’aise   », «  d’étrangers au paradis   ». Jules Naudet écrit : «  Ces mêmes personnes tour à tour décrites comme névrosées, paralysées par la confusion des genres, anxieuses, paranoïaques, maladroites, honteuses, suicidaires, clivées intérieurement, étrangères à elles-mêmes, désespérées, déracinées, frappées par l’effet d’hystérésis… ont pourtant trouvé dans la société une place valorisée, souvent enviée et, peut-être sur le mode de la mystification, semblent renvoyer l’image de la réussite, de l’émancipation personnelle, de la libération de l’asservissement économique.   »
Le point culminant de cet entre-deux se produirait essentiellement lors de l’entrée dans des études élitistes. Cette «  tension  » alors ressentie par le sujet ne pourrait être dépassée, surtout en France, que par deux stratégies différentes : légitimisme, autrement dit l’adhésion totale au milieu d’arrivée justifiée par une «  idéologie du mérite  » et généralement un éloignement du milieu d’origine, ou bien au contraire par un «  fétichisme des racines   » (Grignon). Jules Naudet a cependant pu constater que le temps permettait souvent d’apaiser cette tension.
Elément intéressant : le jeune sociologue met en exergue l’expérience de «  Sciences Po  », où l’adaptation, pour les jeunes issus de classes populaires, est la plus complexe. En effet, cette soi-disant «  culture légitime   », implicite, «  codée  », serait plus difficile à interpréter et à s’approprier pour les étudiants n’ayant pas évolué depuis l’enfance dans les classes privilégiées. Ce que l’on retrouve moins dans d’autres établissements élitistes tels que les grandes écoles de commerce ou à l’université, dans le cas des doctorants. Audrey Minart

Lesinfluences.fr : Quelles sont les principales difficultés rencontrées pour une personne « en mobilité sociale ascendante » en France ?  

Jules Naudet : « Toute la difficulté de l’expérience de la mobilité sociale consiste à parvenir à gérer les contradictions qui naissent de l’identification à deux groupes profondément différents : le milieu d’origine, soit les classes populaires, et le milieu d’arrivée, soit les classes supérieures. Il s’agit donc de se défaire des façons de penser et d’agir qui ne sont pas légitimes au sein du nouveau groupe, de se défaire de la part de populaire que l’on porte en soi, tout en cherchant à préserver des liens avec sa famille et le groupe d’origine. Et cela donne lieu à tout un tas de situations extrêmement difficiles. Il faut affronter les reproches des proches qui vous accusent de vous détourner d’eux ; il faut faire avec cette culpabilité morale d’avoir trahi. Et puis on en vient à se surprendre d’avoir honte des siens, et ensuite à «  avoir honte d’avoir honte  ».

«  Il faut affronter les reproches des proches qui vous accusent de vous détourner d’eux  »

Parallèlement aux problèmes moraux que pose cette question de la honte de soi et des siens, il faut faire des efforts pour s’intégrer au nouveau groupe, s’approprier des façons d’être auxquelles on n’a jamais été exposé dans son enfance. On se sent étranger et illégitime dans des lieux, comme les grandes écoles, majoritairement fréquentés par les enfants de la bourgeoisie. On découvre les fêtes dans les appartements immenses des parents des camarades de promotion, on se sent gauche et maladroit au sein de ce nouveau monde, on n’a pas forcément les moyens d’avoir les mêmes pratiques de consommation que ses camarades. Il faut donc parvenir à apprendre un nouveau rôle, apprendre à maîtriser tous ces nouveaux codes, avec plus ou moins de distance au rôle. Et, petit à petit, apprendre à se sentir à sa place dans ce nouveau monde, et même apprendre à aimer cette place…

Lesinfluences.fr : Qu’est-ce qui distingue un individu français, dans cette trajectoire, d’un individu américain ou indien, les deux autres pays sur lesquels vous avez travaillé ?

J. N.  : Ce que mon travail a permis de mettre à jour, c’est que cette tension entre les deux mondes va être gérée de manière différente selon les pays dans lesquels on vit. En Inde, on a beau réussir professionnellement, on continue à être défini par sa caste. Et cela rend particulièrement difficile, non seulement de s’intégrer à un groupe majoritairement composé de membres des castes supérieures mais aussi plus difficile de se détourner de sa caste d’origine. En conséquence de cela, la réussite va s’accompagner d’une très grande solidarité à l’égard du groupe d’origine, avec un mot d’ordre clé : il faut rembourser sa dette à la société ! Et beaucoup de mes interviewés ont ainsi monté des systèmes de micro-crédit, des bourses à destination d’étudiants pauvres, ou encore ouvert des écoles ou des bibliothèques dans leur village d’origine…

«  Ce qui ressort de leurs discours, c’est l’idée d’une société française marquée par des frontières de classe très rigides  »

A l’inverse, en France, on est loin d’observer une telle systématicité de ces pratiques de solidarité. Ce qui semble plutôt ressortir, c’est le sentiment d’un profond isolement, d’un sentiment de n’appartenir ni à un groupe ni à un autre. La mobilité est tout particulièrement vécue sur le mode d’une quête de ce que beaucoup de mes interviewés appellent «  les codes  ». Ce qui ressort de leurs discours, c’est l’idée d’une société française marquée par des frontières de classe très rigides, par l’idée qu’il est extrêmement difficile d’acquérir les dispositions les plus légitimes, qui sont le sésame pour se sentir à sa place au sein du nouveau groupe.

C’est beaucoup moins le problème des Américains pour qui la réussite semble beaucoup plus «  aller de soi  ». Leurs récits semblent beaucoup plus marqués par une tendance à nier que la mobilité sociale implique une transformation de soi radicale. Ils semblent convaincus qu’aux Etats-Unis les différences de statut sont avant tout économiques, mais qu’il n’existe pas de différences profondes dans les manières de penser d’un ouvrier et d’un cadre dirigeant. En ressort donc l’idée d’une société caractérisée par un continuum des positions plus que par des groupes fortement différenciés et séparés par des frontières rigides. On a donc le sentiment d’une société sans classes, qui serait unie autour de valeurs communes, fortement intégratrices.

Un système «  quasi-monopolistique que détiennent les grandes écoles pour distribuer des tickets d’entrée dans l’élite  »

Lesinfluences.fr : Que nommez-vous « parrainage symbolique » ?

J. N. : Je reprends au sociologue Ralph Turner l’expression de «  système de mobilité de parrainage  » pour désigner le système quasi-monopolistique que détiennent les grandes écoles pour distribuer des tickets d’entrée dans l’élite. Cette expression doit être entendue par opposition à celle de «  système de mobilité de compétition  », système qui prévaut aux Etats-Unis, où les voies d’entrée dans l’élite sont plus variées et où il n’est pas nécessaire de détenir un diplôme d’une des rares grandes écoles pour accéder aux positions les plus prestigieuses. En France, bien que notre système scolaire soit formellement soumis au principe d’égalité des chances, pour «  entrer dans l’élite  » il est quasiment impératif de détenir un diplôme de grande école. Un diplôme qui nécessite généralement un parcours scolaire sans faute, le plus souvent facilité par le passage par des lycées et des classes préparatoires très réputés. Une fois ce diplôme en poche, l’essentiel du travail est fait. Enfin presque, car il reste certes à «  faire carrière  », à mobiliser son capital social pour accéder aux meilleurs postes et se placer sur les voies qui donneront accès aux postes les plus prestigieux. Sans le diplôme, il est très difficile de pouvoir prétendre accéder un jour à ces positions. A l’inverse, ce que suggèrent les récits de réussite que j’ai recueillis aux Etats-Unis, c’est qu’avoir fait Harvard n’est pas une nécessité pour réussir… Même s’il est sûr que ça aide !

Les Américains sont davantage enclins à affirmer que leur succès est l’issue victorieuse d’une longue compétition. Concernant le fonctionnement de la haute fonction publique : aux Etats-Unis, il n’existe pas d’équivalent de l’ENA, d’une école dont le titre est absolument nécessaire pour accéder aux positions les plus élevées de la hiérarchie. Au contraire, le système de la fonction publique fédérale repose beaucoup sur la mobilité interne et les hauts fonctionnaires viennent d’horizons très variés, certains ayant même commencé leur carrière à des postes subalternes, comme secrétaire. Il faut donc en permanence se tenir sur la brèche et faire preuve de ses qualités afin que vos supérieurs vous octroient les promotions auxquelles vous rêvez. Rappelons néanmoins que ces remarques ne signifient absolument pas que la mobilité sociale est plus élevée aux Etats-Unis qu’en France. Ce n’est d’ailleurs absolument pas le cas, et tous les spécialistes s’accordent sur ce point. Les concepts de mobilité de parrainage et de mobilité de compétition ne font que donner une idée de la façon dont se déroule l’accès aux places les plus prestigieuses.

Lesinfluences.fr : Notre pays est-il vraiment encore dans ce « système de stratification légal hérité de l’Ancien Régime », caractérisé par des frontières de classes telles qu’elles impliquent des déchirements identitaires d’ordre « névrotique » ?

J. N.  : Je rappelle dans mon ouvrage que l’histoire de l’Ancien Régime influence fortement les représentations qu’ont beaucoup de sociologues du système de stratification sociale français. Personnellement, je ne confirme ni n’infirme cette hypothèse d’un prolongement des structures de la société d’Ancien régime dans le système de stratification sociale actuel. Mais il est vrai que cette hypothèse fait sens, et permet de guider de manière fructueuse bien des réflexions.

Lesinfluences.fr : Quelles sont alors les stratégies, en France, de ces individus pour réduire cette tension entre « milieu d’origine », c’est à dire les « classes populaires », du moins « modestes », et le « milieu d’arrivée » ? Qu’est-ce qui, selon vous, va faire qu’un individu va tendre vers le « légitismisme », basé sur l’idéologie du mérite, et s’éloigner de leur famille, ou va tenter de rester davantage attaché au milieu d’origine sans refouler cette « bâtardise sociale » ?

J. N. : Pour comprendre les spécificités de chaque parcours, il s’agit de se pencher sur les spécificités des trajectoires individuelles. Ce que je montre dans mon livre, et notamment en conclusion, c’est que les récits de réussite sociale sont marqués par l’influence de la culture et des idéologies qui sont dominants au sein du pays, de la famille, du milieu professionnel, des établissements scolaires et universitaires fréquentés, de la génération, de la classe d’origine, du quartier et, le cas échéant, de la caste ou du groupe minoritaire auquel on appartient. Ce à quoi il faut être vigilant, c’est de chercher à voir si l’ensemble des idéologies et des répertoires à ces différents niveaux sont plutôt assonants ou dissonants. Donnons un exemple concret et prenons deux enfants de deux ouvriers travaillant dans la même usine d’automobile en région parisienne. Celui des deux qui a grandi dans un quartier bourgeois (car sa mère était gardienne d’immeuble) et dont les parents étaient catholiques pratiquants, qui est passé par des établissements de centre-ville fréquentés par des élèves de milieu social aisé aura certainement une vision du monde et une vision de sa trajectoire très différente de celle de celui qui a grandi dans une cité HLM, dont les parents étaient militants communistes, qui a fréquenté des établissements classés ZEP et n’a été exposé que très tardivement au choc de l’altérité sociale.

«  Pour la plupart des interviewés indiens, l’ajustement au nouveau groupe est très rarement présenté comme un souci majeur  »

Lesinfluences.fr : Vous parlez d’isolement pour certains individus, tiraillés entre deux milieux, et ne parvenant donc jamais à se stabiliser dans l’un ou dans l’autre. Cela semble tout de même assez préoccupant. N’existe-t-il pas des milieux « transitoires » où ces personnes peuvent s’épanouir ?

J.N : Outre ce que je viens de dire précédemment sur les trajectoires individuelles, je pense que la comparaison internationale est très précieuse. Les Indiens en mobilité sociale sont nettement plus enclins à affirmer conserver des liens concrets avec leur milieu d’origine que ne le sont les Français ou les Américains, dont les récits semblent en effet privilégier l’évocation de liens qui relèvent avant tout du discours ou des pratiques mémorielles. Leur souci premier semble être davantage de se convaincre d’une continuité «  intérieure  », quand le souci premier des interviewés indiens est d’être présents dans leur milieu d’origine et, ainsi, de convaincre les membres de leur groupe d’origine de leur fidélité. Pour la plupart des interviewés indiens, l’ajustement au nouveau groupe est très rarement présenté comme un souci majeur : les discours sont davantage centrés sur les rapports entretenus avec le groupe d’origine que sur les soucis d’intégration à leur nouveau milieu social. Au contraire, les discours des interviewés américains et français révèlent, eux, la tendance inverse : le récit est davantage construit autour du défi de l’acculturation au nouveau groupe qu’autour de l’enjeu de la préservation de liens forts avec le groupe d’origine.
Là où, en France et aux États-Unis, la personne qui change de classe se retrouve prise dans des conflits d’identité qu’elle ne sait pas toujours bien comment résoudre, beaucoup d’Indiens en mobilité sociale ont à leur disposition une sorte de kit idéologique et culturel qui minimise grandement l’importance de ces conflits identitaires. L’exemple indien montre donc que la rupture des liens n’est pas une fatalité pour les personnes en très forte mobilité : ceux-ci peuvent en effet être préservés si existent des identités collectives suffisamment structurées et instituées.

Lesinfluences.fr : Nombre de sociologues se sentent concernés à titre personnel par cette « ascension sociale », citons par exemple Bourdieu, Lahire et Hoggart, et tentent d’en faire une « auto-analyse » peu satisfaisante visiblement… Qu’en est-il de vous ? Pourquoi cet objet d’étude ?

J.N : Je ne désire pas m’exprimer publiquement sur ce sujet. Si je pense qu’il y a des vertus certaines à l’effort d’auto-analyse, auquel je m’astreins de manière quasi-permanente, j’ose néanmoins espérer que la valeur de mon travail réside davantage dans l’effort d’objectivation des 160 récits de vie que j’ai recueillis que dans ma trajectoire personnelle.

Lesinfluences.fr : Que pensez-vous de la démarche de Vincent de Gaulejac, que vous citez, ( sans pour autant trop vous y risquer) , à mêler sociologie et psychanalyse ?

J.N : Les réflexions de Gaulejac sont d’une très grande richesse et j’ai beaucoup d’admiration pour son travail. J’ai lu plusieurs fois son ouvrage «  La névrose de classe  » et celui-ci m’a ouvert de très nombreuses pistes de réflexion. C’est pourquoi je le cite d’ailleurs fréquemment. Néanmoins, comme vous le remarquez, nos démarches respectives sont très différentes et je ne me risque pas à mêler sociologie et psychanalyse, préférant faire sens de la mobilité sociaux en partant des questions de socialisation et en m’appuyant sur l’identification des idéologies qui vont structurer les représentations des individus. »

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