Le gai plagiat de Picabia
Publié le 19 janvier 2011 par Les Influences
Draguer une femme de dentiste avec des aphorismes de Nietzche.
Sacré Picabia ! En 1944, à 65 ans, voilà que ce Casanova « loustic » tombe raide dingue d’une jeune femme de dentiste d’Antibes, Suzanne Romain. Dans l’impossibilité de la voir (il habite alors Paris), il lui écrit lettres d’amour sur lettres d’amour, afin de la décider à quitter « son petit mari ». Surprise : quand cette correspondance échoue cinquante ans plus tard entre les mains de Carole Boulbès, éminente spécialiste de « l’artiste cleptomane », comme elle l’appelle, celle-ci s’aperçoit que lesdites lettres sont en réalité constituées pour l’essentiel de détournements de poèmes et d’aphorismes de Nietzsche, puisés dans Le Gai Savoir, Ecce Homo et La Volonté de puissance !
Singulière manière de draguer… Mais qui est à l’origine de ce passionnant essai où « la confrontation de ces étonnantes missives à leur référent nietzschéen permet de lever le voile sur la poïétique d’un artiste finalement plus littéraire et conceptuel qu’on ne le supposait ». Il est vrai que le Picabia peintre n’a cessé historiquement d’effacer le Picabia poète, l’auteur de la plaquette Jésus-Christ rastaquouère que Serge Gainsbourg, par exemple, aimait tant et que lui-même a beaucoup détourné.
Dans un texte bouillant d’intelligence, Carole Boulbès éclaire donc les rapports entre Picabia et Nietzsche, ce moment intellectuel particulier, au début du vingtième siècle, où mort de Dieu et mort de l’Art viennent à se confondre, et contribue à redéfinir la modernité textuelle et picturale de Francis Picabia, qui disait, fort justement : « Faire l’amour n’est pas moderne mais c’est encore ce que j’aime le mieux ».