Influences (n. fem. pluriel)
  1. Fluide provenant des astres et agissant sur la destinée humaine.
  2. Action exercée sur quelqu’un.
  3. Action exercée sur quelque chose.

Les Influences

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#Ernesto Laclau #Le Rhéteur cosmopolite #Populisme #Sarah Palin #Tea party #Tito Palermo

Le tango rhétorique du populisme : la marche au pouvoir ?

Publié le 15 octobre 2010 par

«  Yo soy del barrio  »

(Source Klincksieck)
(Source Klincksieck)
Ariel Ardit va chanter le tango au «  Bar des 36 Billards  », sur l’avenue de Mai, à Buenos Aires. Les lumières s’éteignent, le projecteur découpe son halo, les serveurs déposent sur les nappes blanches des flacons rouges de malbec, les ados bruns se calent sur leurs chaises et les amoureux se rapprochent tandis qu’un intellectuel, les paupières bistres, referme un livre d’Ernesto Laclau, le Carlos Gardel philosophe de la «  raison populiste  » [[La razón populista, Buenos Aires, 2005, depuis traduit en français (2008).]].

Après une intro en demi-teinte menée par les cordes et le piano, les trois bandonéonistes, en costume gris perle, frappent d’un coup le premier accord. C’est un soubresaut mâle, un coup de reins sourd, une banderille brutale. Frisson dans la salle. Alors le grand vocaliste, main levée comme en oraison à sainte Evita, entonne à pleine gorge Tres Esquinas, sous les applaudissements :

Yo soy del barrio de Tres Esquinas,

Viejo baluarte del arrabal,

Donde florecen como glicinas,

Las lindas pibas de delantal.

Je viens du faubourg des Trois Esquines,

Ce vieux repaire des bas quartiers,

Où fleurissent comme des glycines

Les filles girondes en chemisier.

Et plus tard, à la coda, sur une dernière convulsion de l’orquesta típica, enchaînant sur une déclamation en arête du mot «  aparte  », qui déclenche une salve enthousiaste d’approbations, le vocaliste lance une péroraison politique : «  Yo soy del barrio que vive… aparte !… en este siglo de Neo-Lux  » (diminuendo sur le dernier mot), «  Je viens du quartier qui reste à part dans ce siècle de néons  ».

Ariel Ardit, successeur de Gardel, chante, sans le savoir mais en le connaissant, le péronisme, il rend perceptible le populisme, mieux que toute analyse goguenarde sur Mediapart à propos de Madame Palin, l’Evita de la middle class américaine que Madame Royal imiterait si elle avait les coudées franches et comme elle en cherche l’occasion depuis sa défaite aux mains de son alter ego et de son ex-partenaire.

(Grille de lecture : le rythme d’un tango dansé est celui d’une marche au pas tour à tour lent, lent, rapide, rapide, lent).

Premier pas, lent : populisme, ou le film au ralenti

Deux jours auparavant je m’entretenais avec un ancien hiérarque du Parti justicialiste, le parti péroniste né d’un coup d’état militaire en 1943, ce mussolinisme ou, plus justement, ce salazarisme à retardement sauf que l’Argentine, longtemps sixième richesse mondiale, n’était certes pas pauvre comme le Portugal mais entrée déjà dans un processus de paupérisation dont les mêmes effets (la pauvreté et l’urbanisation migratoire) allaient produire les mêmes causes : un fascisme développementaliste en économie, d’un cran en retard sur les fascismes populaires des années folles qui eux, s’étaient donné comme lot des économies médiévales. C’est ainsi qu’un effet produit une cause : recourir à un modèle, ce qu’on appelle une «  vision politique  ».

L’Amérique du Sud est une sorte d’écran de cinéma en slow motion sur lequel, avec quasiment un siècle de décalage, la bobine rejoue l’antagonisme 1920-30 entre les populismes de gauche (Chavez) et les populismes de droite (Kirchner), avec les fuerzas armadas ou les guérilleros humiliés mais toujours dans les coulisses, et repasse les horreurs d’une terreur hard à la Torquemada mais contemporaine des présidences hip de Giscard et Carter. Et, avec le même décalage, on y trouve des romanciers grands bourgeois épris du communisme, Garcia Marquez, sorte de Gide sans les tendances mais avec le même goût pour les nourritures terrestres, comme si le Goulag et les Vopos n’avaient non plus déjà, mais pas encore existé. Le péronisme avait promu le tango, pourtant très lié aux cultures portuaires et apaches de Buenos Aires et de Montevideo, au rang de fétiche d’une culture nationale populaire. Le fascisme aime le folklore et le pueblo (relisez l’éloge que Pétain fit de Mistral, «  sublime évocateur  » du peuple, en décembre 1940).

Deuxième pas, lent : rhétorique travail-moi

Or, l’ami péroniste m’explique, enjoué, que la France, cinquième puissance industrielle, est devenue, techniquement, un pays du Tiers-Monde – bref comme l’Argentine en 1930. La bobine du projecteur se déroule soudain à l’envers. «  Techniquement  » est un anglicisme («  technically  »), c’est donc en français une figure de rhétorique car si vous demandez, «  de quelle technique s’agit-il ?  » on reste coi. Posez la question sur internet et vous verrez que bien des gens se demandent ce que veut dire l’expression : elle ne veut rien dire, car elle fait dire. La «  technique  » ici faire dire qu’il s’agit du calcul de la dette publique.

Quel est le rapport avec le populisme? Celui-ci : c’est la dette qui provoque la réforme des retraites, et annonce notre tercimondialisation, me suggère mon interlocuteur. Si les cortèges syndicaux en France attirent la même ferveur dévote que les défilés religieux de jadis, c’est parce qu’en France, me dit-il, «  seul votre travail vous définit  ». «  Perdez votre boulot, vous perdez votre identité  ». Suicide. Un cortège syndical sert donc à affirmer qu’à l’instar des fidèles allant en procession dont la foi définit l’individu, c’est le travail ici qui définit l’individu. Marx en a fait la critique, de cette illusion, mais l’illusion perdure en ce que les syndicats l’alimentent à coup de défilés, ces perverses petites machines rhétoriques. Les syndicats administrent de la politique au coup à coup, une pratique «  gradualiste  » comme dit aussi le Señor Laclau, qu’ils feraient mieux tous d’aller lire.

Mon interlocuteur qui, jadis en France, nettoya les bas-côtés des routes pour manger à sa faim, et étudia l’économie, venait de m’expliquer un ressort rhétorique du populisme : l’identification unique de l’individu à un objet social dont tout dépend, absolument, bref la vie ou la mort.

Troisième pas, rapide : la tentation golpiste

Mais, par ce montage persuasif, on oublie que, dans le Tiers-Monde, à quoi «  techniquement  » nous sommes condamnés si la dette effectivement prive et de retraite sûre et de travail durable la prochaine génération (sauf à profiter d’une guerre souvent génératrice d’une relance quand ce sont les autres qui la font), y faire un cortège ne revient pas à s’identifier à un seul problème («  la retraite  », «  mon job  ») mais à évoquer «  la condition humaine  » dans tout son disparate inhumain, et provoquer, d’un coup, un changement de régime.

La réponse est dans le Tres Esquinas : le premier pentasyllabe, héroïquement cornélien, du tango, nous voue en apparence à l’impossible choix d’une tragédie cornélienne : «  Yo soy del barrio  » ; et c’est cela qui me définit. Rien d’autre. Et si je suis en «  aparte  », en aparté, presqu’en apartheid, comme le dit le dernier couplet, ce sont par les lumières fausses, mais technologiques, modernes, séductrices, de ce qui m’exclut : si ma vraie lumière ce sont les filles en glycine, le sucre du sexe et les gosses (le proles, en latin le gosse, la seule richesse du prolétaire) c’est parce que les néons du monde ne m’aiment pas (Eva Perón : «  Les riches ont des mots de riches pour parler des pauvres  »). Et pourtant le péronisme, et le populisme, est hypermoderne : le populisme me persuade que je peux rester du barrio, garder mon identité, et m’approprier ces néons sans avoir à les aimer. Bref, que je n’ai pas à choisir : j’ai le travail garanti (le barrio) et la retraite garantie (les néons), à vie. Question : comment faire cette opération anti-cornélienne qui consiste à ne pas se laisser enfermer dans l’identité-barrio ou l’identité-travail, et enchaîner sur cette identification un autre pas, rapide, plus politique ?

Dit autrement, que manque-t-il donc au populisme syndical pour en être un, de vrai, et en arriver au «  golpisme  », l’instrument souvent du populisme, le coup d’État direct ou indirect ou suggéré – «  Descendre dans la rue  » (S. Royal dixit) appartient au glossaire golpiste. C’est un pas rapide, une accélération du rythme politique, mais comment l’enchaîner ?

Quatrième pas, rapide : rhétorique du peuple en marche

C’est la deuxième clef de la rhétorique populiste, laquelle laisse une petite marge de liberté aux âmes bien nées car, si le monde est une fausse lumière, on peut y échapper par une mélancolie parfois empreinte de rébellion (un libraire de la rue Bolívar, qui vend d’exquises choses léninistes, s’est affublé du nom de «  rufián melancólico  »). Mais cette attitude est impolitique. C’est celle de Houellebecq.

Aux âmes juste nées, la clef politique, et populiste, est d’étendre la vraie lumière du barrio à toute la ville, et de la faire passer pour du néon, en une marche rapide. C’est à peu près, restons simple, la thèse du Señor Laclau, et qui fait l’objet de furieuses polémiques dans la presse argentine entre les intellectuels de la gauche radicale et le post-marxiste devenu «  conseiller du prince  » des Kirchner en qui il verrait, avec le think tank Carta Abierta, l’avenir de l’Amérique du Sud[[Un essai du politologue socialiste Vicente dit «  Tito  » Palermo pour les amis (Consejeros del principe. Intelectuales y populismo en la Argentina de hoy, 2010) et une philippique de la grande dame radicale des lettres argentines Beatriz Sarlo («  Los gurúes de los Kirchner  », La Nación, 27 septembre 2010, http://www.lanacion.com.ar/nota.asp?nota_id=1308645).]].

La thèse : le populisme est une somme de revendications disjointes par quoi la plèbe (le barrio, le bas fond) se revendique et se projette comme le Peuple (la Cité, le vrai fond du politique, la polis). Ou, plus exactement, comment un leader populiste arrive, par la parole et la parole seule, à rhétoriciser ces revendications disparates et disjointes en une seule voix, la sienne, et en une seule revendication qui est rarement formulée telle quelle car elle provoquerait l’accusation de coup d’État et un sursaut fatal de l’état de droit – à savoir que la partie, la plèbe, exprime le tout, le Peuple lequel, selon la thèse, n’est qu’une fiction juridique ou idéologique ou électorale – d’où le dédain affiché dans les cortèges envers le Parlement, comme si le Parlement n’était pas le Peuple en tant qu’exerçant le pouvoir souverain ; même Madame Aubry vient de se rendre compte du danger qui existe à délégitimer le Parlement face à «  la rue  » (dénuée de charisme, le levier rhétorique, elle comprend que le populisme n’est pas son affaire).

Dans la trans-formation de la plebs, en peuple, ce qui est la cause matérielle et la cause finale de la rhétorique populiste, c’est la plebs, le barrio, qui devient l’image de l’ensemble de la société civile en marche, et cela par le mécanisme d’une double «  articulation populiste  » (Tito Palermo) : avec du disparate (revendications de toutes sortes, souvent contradictoires) on fabrique du solidaire (un argumentaire cohésif), avec du multiple (des factions, des groupes) on fabrique du singulier (se regrouper derrière un porte-parole efficace) – et ce, soutenu par dénigrement systématique, et par tous les moyens qui ne lèsent pas la fin, de tous ceux qui sont en désaccord, et qui sont donc désignés comme des «  ennemis  » (tel journal, telle entreprise, telle région) même si la moitié des gens sont en désaccord radical (à preuve, les élections récentes au Venezuela, ou le fait que la moitié des Français sont d’avis qu’une réforme est nécessaire)[[Résultats affinés du sondage récent CSA pour la CGT: «  47% sont favorables à changer la politique de l’emploi pour permettre d’augmenter le taux d’activité des 18-60 ans  » d’après www.actu.orange.fr. On note la périphrase.]] : une fois que la plèbe s’est dite Peuple par la voix d’un leader (Chavez, les deux Kirchner – Madame Royal ?) qui l’exprime et qui, comme on dit en rhétorique, la «  performe  », le reste ne compte pas. Littéralement : ne compte pas, 47%= 0%[[Nombre de voix remportées par le parti d’opposition lors des élections du Venezuela, le parti de Chavez récoltant 48%, mais restant au pouvoir grâce au système de répartition des sièges.]].

On voit bien comment les syndicats, en France, manquent le train du populisme actif en étant incapables d’aller au delà de l’identification servile, mais confortable pour les comités d’entreprise et leur clergé prébendé, entre l’individu et le travail (et pourtant, ils ont bien dû lire Marx, enfin je suppose, sur l’aliénation par le travail), et comment ils ratent le dernier métro en étant incapables de passer de la plèbe au peuple, bref à fabriquer ce que fit 1789 : la «  Nation  » était une entité absurde «  techniquement  » car elle n’avait aucune réalité matérielle selon les us politiques du temps (les us, soit la «  technique  » : par contre Louis XVI se plaignit de tous «  ces mots nouveaux qui divisent  »), mais elle fut formidable dans son audace proclamatrice et sa performance rhétorique. Il fallut tout de même la Terreur et le génocide vendéen pour faire passer la nouvelle technique. L’entrée en lice des lycéens et des banlieues ne changera la marche du peuple que si leurs revendications affichent du …disparate, de manière à simuler une crise générale qu’un leader doit alors, absolument et avec audace, nommer.

Mais il existe un vide proprement politique entre les syndicats à qui le public, ou la plèbe, confère par un réflexe acquis (et non soumis à critique) une capacité persuasive de mobilisation, et un véritable leader de gauche qui puisse à la fois capter cette source vive, nommer les ennemis cas par cas (et pas en bloc, ce qui ne sert à rien, comme en répétant «  Sarkozy, Sarkozy  ») et articuler un éventail hétérogène, et donc plus puissant, plus «  vivant  » de demandes sociales et en les performant comme une simulation (je dis rhétorique, vous dites politique) de «  peuple uni  ».

Cinquième pas, lent et mesuré, ou le tango populiste de Mme Palin

Par contre, c’est exactement ce que le Tea Party est en passe d’atteindre aux Etats-Unis, si M. Obama tarde à activer ses propres mécanismes populistes qui le servirent si bien pour son élection : Madame Palin a réussi le coup de transformer en «  peuple  » (the real people) la classe moyenne travailleuse de la Middle America ouvrière, suburbaine ou rurale, qui se trouve matériellement ruinée par les manipulations bancaires, se juge moralement ostracisée par l’arrogance de «  Washington  », et se sait méprisée par une classe moyenne intellectuelle agrégée autour de campus-bastions dont les protégés vivent dans un dégoût viscéral d’avoir à côtoyer dans les centres commerciaux le populo qui ne peut que se payer de gros pickups d’occasion pollueurs et sûrement pas des Prius à pile qui ne donnent pas la bronchite aux moineaux.

Ce real people, en outre, est loin d’être méséduqué politiquement : il a l’habitude des réunions publiques, de la «  deliberative democracy  » à la base, de la prise de parole et des rudiments du débat contradictoire – c’est la version Palin et américaine de la «  démocratie participative  » qui a, pour elle, l’avantage d’être depuis deux siècles ancrée dans des mœurs politiques populaires et non d’être une invention sociologique. De fait, ce real people accuse souvent «  Washington  » de bloquer le vrai débat public, de les rendre «  sans voix  ».

Madame Palin, comme Perón, Juan et Eva, prête donc sa voz à une classe large et méprisée, aux revendications aussi disparates que sont leurs barrios locaux, variant de district en district, d’État en État, souvent contradictoires quand on les compare point par point, un peuple hétérogène (comme j’ai pu le constater à plusieurs meetings, par exemple gays et motards et ménagères côte à côte à Cheyenne), en somme une pluralité plébéienne dont le disparate humain, en raison de l’éventail de ses revendications ou complaints, loin d’être une faiblesse est une force politique performante – pour qui sait opérer la transformation; et à qui on dit : voilà ceux qui sont vos ennemis, et si vous pouvez avoir leurs néons, vous n’avez pas à les aimer pour autant, ce sont des trucs à eux mais qui peuvent vous aider à mieux vivre.

Les conseillers de Madame Palin ont lu Señor Laclau de près, de très près, et j’y reviendrai dans mon Capitol Rhétorique[[A paraître, éditions François Bourin, 2011.]]. Elle avance d’un pas mesuré : pas un trébuchement depuis sa défaite à elle.

En attendant, muchas gracias au tango de nous avoir fait entendre la voix du pueblo et percevoir comment, en France, la gauche est tentée par le populisme, et par le golpisme de la prise du pouvoir, sans en comprendre les ressorts rhétoriques, et la marche mesurée.

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