Influences (n. fem. pluriel)
  1. Fluide provenant des astres et agissant sur la destinée humaine.
  2. Action exercée sur quelqu’un.
  3. Action exercée sur quelque chose.

Les Influences

Filtré pour vous : L'actualité politique et intellectuelle

Michel Houellebecq et son meilleur ennemi

Publié le 16 juin 2017 par

Néo-réacs contre nouveaux progressistes: Dans ses conférences, l’auteur de Soumission prend un malin plaisir à se moquer de l’historien des idées Daniel Lindenberg.

Société. 28 septembre 2016, Berlin. «  D’abord, qu’est-ce qu’on appelle un intellectuel, en France ? C’est quelque chose de précis, sociologiquement parlant. C’est quelqu’un qui a fait de fortes études, le mieux étant Normale Sup, mais, au minimum, des études universitaires suffisantes dans le domaine de la littérature ou des sciences humaines. C’est quelqu’un qui publie de temps à autre des essais. Qui occupe un poste suffisamment important dans une revue qui se consacre aux débats intellectuels. Et qui signe régulièrement des textes d’opinion dans les rubriques des principaux quotidiens consacrées aux débats d’idées.  »
Plus loin dans son discours, il se montre féroce avec «  la souplesse d’échine des universités européennes – et en particulier françaises –, la facilité avec laquelle elles acceptent n’importe quelle concession dès lors que des financements importants provenant des monarchies du Golfe sont en jeu. C’est là qu’on retrouve l’aptitude naturelle des Français à la collaboration.  » Signé Houellebecq.

«  Avec les monarchies du Golfe, les universités françaises retrouvent l’aptitude naturelle des Français à la collaboration. » Michel Houellebecq

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L’année précédente, interviewé par la presse allemande, il présentait l’allure inquiétante d’un clown dépressif à la Stephen King, cheveux de paille, cernes mauvais. Cette fois, la voix ne nasille plus, et en serait presque tribunitienne. Au pupitre, il lit son discours avec la sûreté d’un homme politique, passé par le coiffeur, la lime à ongles et le relooking des lunettes. C’est Michel Houellebecq. Mais l’ironie des mots avance silencieuse sur des pattes d’insecte, et projette bientôt son venin foudroyant, ou anesthésie l’ennemi de glu moqueuse. C’est toujours Michel Houellebecq.

Ce 26 septembre 2016, il est bien lui-même l’un des grands produits français d’exportation littéraire et intellectuelle qui frétille à Berlin. Le Grand Écrivain se voit honoré du Franck Schirrmacher-Preis sous l’égide du Frankfurter Allgemeine Zeitung, FAZ, le quotidien conservateur et libéral allemand et ses plus de 300 000 lecteurs des milieux économiques, politiques et intellectuels. Franck Schirrmacher (1959-2011) était l’un des dirigeants les plus influents de la FAZ. Responsable du cahier Feuilleton, ce critique littéraire libéral avait lui-même succédé à l’impitoyable et très craint jusqu’à son dernier souffle, Marcel Reich-Ranicki. Et il n’a pas eu à envier son autorité sur le land des Lettres. On ne voit pas très bien la puissance d’influence d’un critique ou d’un journal français, du moins en 2016, pouvant prétendre rivaliser avec les papes allemands des débats littéraires et intellectuels. Là comme en d’autres domaines, Berlin toise Paris.

FAZ encense Houellebecq, adore son débraillé en toute chose tandis que le concurrent progressiste Die Zeit, estime ce même jour que l’écrivain français utilise «  La mort pour se sauver de la mort  », selon le beau titre de l’article signé Robin Detje. Contrairement à FAZ, Die Zeit regrette cette clownerie tournant au beau gâchis réactionnaire .

Avec sa description de la France de 2022 séduite par un candidat cool de l’islam politique plutôt que par la Marine Le Pen, le roman passionne les lecteurs d’outre-Rhin. Die Welt l’a comparé au Voyage au bout de la nuit. Au-delà du cas français, la farce caustique et misanthrope tirée à 100 000 exemplaires n’a eu de cesse en 2016, de se confronter à la réalité allemande.

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Sa description de la France de 2022 que séduit un candidat cool de l’islam politique plutôt que Marine Le Pen, passionne les lecteurs d’outre-Rhin.

FAZ, lors de la parution d’Unterwerfung, dans un article titré avec gourmandise, «  Houellebecq porte-t-il une part de responsabilité ?  », a plutôt retenu une défiance visant moins l’islamisme que les médias, les élites universitaires et le personnel politique. Le Français épouserait un point de vue dérangeant car «  pedigien (du mouvement Pediga) avec un humour nonchalant  ». Et de louer «  un grand livre sur la peur et la solitude  ».

«  On ne peut vraiment pas dire pour l’instant que ce soit, en Europe, un islam modéré qui se manifeste. De ce point de vue, on pourrait dire que j’ai été un très mauvais prophète. Il y a juste quelques petits signes qui commencent à apparaître.  », pointe l’écrivain. Plus d’un an après la parution de Soumission et les carnages d’Al Qaida et de l’EI à Paris, Houellebecq fonctionne aussi comme le révélateur d’une petite musique franco-allemande sur le danger islamique.

indenberg-book.jpg Houellebecq se venge de Daniel Lindenberg qui dans Le Rappel à l’ordre le prend comme l’une des têtes de turc de la révolution conservatrice.

Dans les feuillets de son discours, Houellebecq tient aussi son petit moment de vengeance carnassier. En novembre 2002, l’historien des idées Daniel Lindenberg (né en 1940) publiait Le Rappel à l’ordre, sous-titré «  Enquête sur les nouveaux réactionnaires  ». L’écrivain en était l’une des têtes de turc. Au début de 2016, l’opuscule de Lindenberg a connu une nouvelle jeunesse au Seuil, avec une postface inédite de l’auteur sur le thème de «  on vous avait prévenu  ».

Contrairement aux gémissements de la nouvelle version, Le Rappel à l’ordre ne fut pas mal accueilli à l’époque – même s’il ne fit pas partie de la liste des meilleures ventes d’essais. On vit même un Lindenberg un peu perdu sur le plateau de Thierry Ardisson, alors grand ordonnateur des élégances du samedi soir à la télévision. Certes, Alain Finkielkrault depuis son émission Répliques sur France Culture qualifia ce livre de «  boule puante  », Pierre-André Taguieff dénonça une «  tentative d’épuration intellectuelle  » dans Marianne, mais fut aussitôt contrebalancé par un traitement de choix de Laurent Joffrin, à l’époque influent directeur de la rédaction du Nouvel Observateur, et de l’éditorialiste Jacques Julliard -avant que celui-ci ne transfuge à Marianne.

Si on s’intéresse aux cuisines qui expliquent le conditionnement du produit, l’opuscule avait été inspiré par Pierre Rosanvallon. Le coaching éditorial est indiscutable : le professeur au Collège de France qui dirigeait avec Thierry Pech la collection du Seuil La République des idées avait demandé à l’auteur de réviser sa copie. L’universitaire étoffa plus sérieusement la liste des réacs. Àux écrivains Houellebecq et Dantec, furent rajoutés Alain Finkielkrault, Pierre-André Taguieff, Pierre Manent, Marcel Gauchet, Jean-Claude Milner, Alain Badiou et Philippe Muray. Si à l’époque, ils épinglaient ces nouveaux réactionnaires, les néoprogressistes eux-mêmes manquaient singulièrement de consistance dans leur propre définition, courant le risque d’être les réacs d’aujourd’hui. 2002 ressemblait à une guerre des gangs dans les décombres idéologiques de la fin de la guerre froide.
Gag de répétition : au moment où sortit Le Rappel à l’ordre, le très influent Monde diplomatique dressait sa propre liste des «  intellectuels réactionnaires  », c’est-à-dire des servants idéologiques du libéralisme. Étaient considérés du lot infâme, Pierre Rosanvallon et Jacques Julliard … Le Pif (paysage intellectuel français) 2016 n’en a pas fini avec les guerres de positions, l’entre-soi et les listes noires.

« On a souvent employé les mots de «  politiquement correct  », mais à la place j’aimerais introduire un concept un peu différent, que j’appellerais le «  nouveau progressisme.  » Michel Houellebecq

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Dans une envolée anaphorique, Houellebecq décrit la posture de Lindenberg :

«  Un souverainiste, ou toute personne hostile à la dissolution de son pays dans un espace fédéral européen, est un réactionnaire.

Quelqu’un qui défend l’utilisation de la langue française en France, ou de toute langue nationale dans son propre pays, qui s’oppose à l’utilisation universelle de l’anglais, est un réactionnaire.

Quelqu’un qui se méfie de la démocratie parlementaire et du système des partis, qui ne considère pas ce système comme la fin ultime de l’organisation politique, qui aimerait qu’on donne davantage la parole à la population, est un réactionnaire.

Quelqu’un qui a peu de sympathie pour Internet et pour les smartphones est un réactionnaire.

Quelqu’un qui a peu de sympathie pour les loisirs de masse et le tourisme organisé est un réactionnaire.
  »

Mais qui veut sa peau de romancier délectablement parano ? Depuis 2002 le terme en vogue de «  politiquement correct  » aurait muté en un nouveau gros mot, c’est la thèse de Houellebecq : «  On a souvent employé les mots de «  politiquement correct  », mais à la place j’aimerais introduire un concept un peu différent, que j’appellerais le «  nouveau progressisme  »  » et dont le livre de Lindenberg est et le nom et le symptôme.

«  Là je voudrais, paradoxalement, prendre sa défense. C’est tout à fait vrai qu’il mélange des gens dont la pensée n’a rien à voir. Mais si les nouveaux réactionnaires sont si variés, tellement variés qu’ils n’ont en définitive rien de commun, c’est parce que leurs opposés, les nouveaux progressistes, sont définis de manière plus précise, plus étroite, plus exigeante qu’ils ne l’ont jamais été.
Pour la première fois par exemple, dans le livre de Lindenberg, on peut être réactionnaire non pas parce qu’on est de droite, mais parce qu’on est trop de gauche. Un communiste, ou toute personne qui refuse les lois de l’économie de marché comme fin ultime, est un réactionnaire.  »

En résumé, dans la nouvelle conception du progressisme développée par Lindenberg, ce n’est pas la nature d’une innovation qui la rend bonne, c’est son caractère innovant en lui-même. La croyance progressiste selon Lindenberg, c’est que nous vivons à une époque supérieure à toutes celles qui l’ont précédé, et que toute innovation, quelle qu’elle soit, rend encore meilleure.  »

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« La droite a toujours préféré l’Écrivain au Professeur. » Daniel Lindenberg

Dans un essai plus récent, plus réussi mais plus confidentiel, Daniel Lindenberg se demandait s’il existait encore un «  parti intellectuel en France  » (concept forgé par Charles Péguy en 1906) qui permettrait l’émancipation et l’énoncé de programmes politiques, l’une de ces «  insurrections permanentes des Savants ? livreparti.jpg En écho déprimé, son ami de la revue Mille neuf cent, l’historien israélien Shlomo Sand (né en 1946) lui répondait dans son essai La fin de l’intellectuel français ? Il déclarait suivant en cela un cortège impressionnant d’analystes ces dernières années, l’extinction définitive de la race des Zola, Sartre et Camus, et déplorait l’avènement bouffon d’un Michel Houellebecq ou la suprématie d’un Éric Zemmour. «  Il faut bien constater que la tendance lourde depuis quarante ans est au retour de la culture de droite  » assène Lindenberg qui remarque que la Droite «  a toujours préféré l’Écrivain au Professeur  ».

houel-argentine.jpg En novembre 2016, Michel Houellebecq subjugue les Argentins qui l’ont invité pour une série de conférences. La chaîne youtube du ministère de la Culture de la Nation diffuse l’une de ses prestations. Le one-man-show est sensiblement le même que le précédent à Berlin. Le thème est «  Les intellectuels abandonnent la gauche  », une bonne occasion pour lui de redécliner le déclin français. En Argentine, comme à Berlin, il rend célèbre son meilleur ennemi Daniel Lindenberg dans un numéro de clowns du Bien et du Mal.

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