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Racisme : « Les recherches qui ont longtemps prévalu étaient d’origine anglo-saxonne et adoptaient le langage de l’ethnicité »

Publié le 16 décembre 2020 par

Trois chercheuses lancent le prix Jeanne Hersch pour valoriser les meilleures thèses de langue française sur les notions de racisme, antiracisme et antisémitisme.

UNIVERSITÉ. Les candidatures sont ouvertes jusqu’au 15 février 2021 : trois universitaires, Isabelle de Mecquenem, Martine Benoit et Céline Masson viennent de lancer leur prix Jeanne Hersch, dont la visée est de stimuler la production de thèses en France sur les questions de racisme, d’antiracisme et d’antisémitisme. L’initiative s’inscrit dans les activités du Réseau de recherche sur le Racisme et l’Antisémitisme (RRA). Même confinée, l’année 2020 aura été une année explosive en événements, ayant vu déferler des offensives et des contre-offensives dans le milieu universitaire face à l’affirmation de l’idéologie décoloniale, de la cancel culture (invisibiliser ce qui déplaît de l’espace public), et du racialisme, ce nouveau racisme qui s’exerce au nom de l’antiracisme. Dans un paysage intellectuel toujours plus polarisé, ce prix veut favoriser l’émergence de pensées et de recherche novatrice, à côté d’une influence anglo-saxonne mal adaptée à la laïcité française, et sur un domaine qui, paradoxalement, a vu la production de thèses s’essouffler ces dernières années. Entretien.

En quoi la figure de la philosophe Jeanne Hersch cristallise-t-elle l’esprit de ce prix de thèse ?

La philosophe Jeanne Hersch.
La philosophe Jeanne Hersch.
Isabelle de Mecquenem : La figure de Jeanne Hersch (1910-2000) choisie par Paul Zawadzki, président du jury de ce prix, me permet de rendre hommage à la première femme professeur de philosophie à l’université de Genève, qu’on peinerait néanmoins à réduire à sa nationalité suisse de salut, tant un sens aigu de l’universel, de l’humanité et de la justice a orienté sa réflexion sur les droits de l’homme, l’éducation, tout en inspirant ses convictions socialistes. Elle fut l’élève et la traductrice de Karl Jaspers, l’un des plus grands philosophes allemands du XXe siècle.

Deux raisons particulièrement significatives motivent ce choix emblématique : d’une part, le lien de Jeanne Hersch avec l’UNESCO au sein duquel elle se montra particulièrement active pendant dix ans, puisqu’elle créa et dirigea la division de philosophie dudit organisme international en 1966. Dans ce cadre, elle publia un monumental volume sur les droits de l’homme afin de prouver, documents à l’appui, l’universalité de cette notion. C’est en raison de ce lien très fort que l’UNESCO nous fera l’honneur d’accueillir la première remise de ce prix en juin prochain, qui prendra, de ce point de vue, une portée autant commémorative que prospective. Mais Jeanne Hersch a également thématisé une distinction fondamentale entre « racisme d’exploitation » et « racisme d’extermination » dans un article séminal intitulé «  Sur la notion de race  », paru dans la revue Diogène ( n° 59, juillet-septembre 1967), texte qui a infléchi la doctrine normative de l’UNESCO comme Jean Lacouture l’a souligné dans un article du Monde. La distinction des deux racismes nous renvoie directement à l’actualité la plus vive. En effet, si le premier correspond au colonialisme comme système d’exploitation dans toute sa férocité, le second se caractérise par un projet génocidaire. Ces deux racismes ne doivent donc pas être confondus, car ils sont hétérogènes. Or, nous observons que le racisme d’exploitation tend à devenir aujourd’hui le paradigme prédominant.

La distinction par Jeanne Hersch des deux racismes, « racisme d’exploitation » et « racisme d’extermination », nous renvoie directement à l’actualité la plus vive.

Isabelle de Mecquenem, agrégée de philosophie, enseigne la philosophie de l’éducation à l’université de Reims Champagne Ardenne. Depuis 2015, elle est aussi chargée de mission sur la laïcité et la lutte contre le racisme et l’antisémitisme. Elle codirige avec Céline Masson (université Jules Verne) une  collection intitulée «  Questions sensibles  », aux éditions Hermann.
Isabelle de Mecquenem, agrégée de philosophie, enseigne la philosophie de l’éducation à l’université de Reims Champagne Ardenne. Depuis 2015, elle est aussi chargée de mission sur la laïcité et la lutte contre le racisme et l’antisémitisme. Elle codirige avec Céline Masson (université Jules Verne) une collection intitulée «  Questions sensibles  », aux éditions Hermann.
Comment expliquez-vous cette paupérisation des études sur le racisme et l’antisémitisme, que vous soulignez ?

En effet, l’argument de ce prix souligne la rareté des travaux en langue française, alors que nous disposons de l’apport de toute une série de penseurs qui ont le plus souvent dénoncé le racisme et l’antisémitisme en essayant de les penser. Cela au moment même où les deux premières décennies du XXIe siècle sont marquées par l’explosion d’un antisémitisme meurtrier, sans équivalent depuis la Seconde Guerre mondiale. Comme Paul Zawadzki le rappelle, nous pouvons lire sur ces sujets «  des textes remarquables de Tocqueville à Louis Dumont ou Léon Poliakov, de Sartre à Albert Memmi ou Frantz Fanon, de Célestin Bouglé à Claude Lévi-Strauss  ».
Les travaux de Pierre-André Taguieff doivent aussi être mentionnés dans cet espace francophone, puisqu’ils sont devenus référentiels, y compris pour les chercheurs qui discutent et récusent ses hypothèses, ce dont on doit se réjouir du point de vue de la vitalité de la recherche et de l’enseignement universitaire. Ce sont aussi des disciplines qui manquent à l’appel dans ce champ d’étude, comme le rappelaient Taguieff en 2009 dans la revue Cités et Magali Bessone en 2013 dans Sans distinction de race ?, en notant l’absence des philosophes.

Les recherches qui ont longtemps prévalu étaient d’origine anglo-saxonne et adoptaient le langage de l’ethnicité. Or, ce modèle ne correspond pas au contexte européen et français en particulier, qui a plutôt refoulé les analyses de la société au prisme des relations interraciales. Aujourd’hui, c’est la dialectique de la racisation qui prévaut et le paradigme répétitif de la seule domination, lui-même réduit à quelques sources récurrentes, qui inspirent beaucoup de travaux académiques, ainsi que le modèle du «  racisme systémique  ». En l’occurrence, s’il y a paupérisation c’est celle des approches et, en amont, de la capacité d’interrogation et , surtout, du sens du problème comme disait Bachelard que requiert l’observation d’une réalité sociale. Une grille de lecture fondée sur la «  race  » comme «  construction sociale  » forme-t-elle une problématique et une heuristique véritables puisque tout est construction sociale, du rite de civilité au sac à main en passant par la géométrie ? Nous devrions plutôt souscrire à la «  poppérisation  » des recherches sur le racisme et l’antisémitisme, du nom de Karl Popper qui, comme on le sait, a posé la réfutabilité comme l’exigence caractéristique de l’hypothèse scientifique.

Votre prix est créé dans un contexte particulier, où certains pointent l’émergence de nouveaux racismes (racialisme, idéologie décoloniale, cancel culture…) au sein même des jeunes générations de la recherche et de l’université. Quelle est votre analyse en tant que créatrices du prix sur cette question ?

Martine Benoit est professeure des universités en histoire des idées et germanistique à l'université de Lille, et codirectrice de la revue Germanica.
Martine Benoit est professeure des universités en histoire des idées et germanistique à l’université de Lille, et codirectrice de la revue Germanica.
Outre qu’elles témoignent selon nous d’une véritable régression, ces nouvelles formes de racisme et d’intolérance nous inspirent en effet beaucoup d’inquiétude, car nous y retrouvons la tendance à l’essentialisation des identités, que traduit également le réinvestissement aussi symptomatique que paradoxal de la notion de «  race  » à l’entrecroisement du militantisme antiraciste et de la recherche académique. Car le grand paradoxe de la socialisation de la «  race  » censée la prémunir de toute naturalisation coupable, précisément imputée aux racialistes et racistes du passé, est qu’il engendre un discours et une pensée qui semblent concurrencer cette même naturalisation par son dogmatisme Notre premier mouvement à l’égard de cette tendance est donc un mouvement de recul et nous avouons notre difficulté de principe à accepter la ratification de la notion de race, comme s’il s’agissait en l’occurrence de l’alpha et de l’omega de la pensée critique. Nous avons été formées toutes les trois à des disciplines réflexives et à des méthodes critiques qui nous prédisposent au scepticisme en toute matière mais en particulier à ce sujet : Martine Benoit est germaniste, Céline Masson est psychanalyste, je tente d’être philosophe. De plus, nos histoires personnelles et familiales nous conduisent sans doute aussi à une réticence d’autant plus forte que nous connaissons les dangers d’une conception du monde humain à l’aune de la «  race  ». Nous avons créé un réseau de recherche interdisciplinaire sur le racisme et l’antisémitisme (RRA), officiellement inauguré à Lille fin 2019, dans l’optique de renforcer le pluralisme dans l’approche de ces questions, qui sont aussi des questions sociales et politiques vives.

Nos histoires personnelles et familiales nous conduisent sans doute aussi à une réticence d’autant plus forte que nous connaissons les dangers d’une conception du monde humain à l’aune de la «  race  ».

Quelles sont les pistes actuelles de recherche et de nouveaux savoirs sur le racisme et l’antisémitisme qui vous semblent les plus riches d’enseignement ?

Céline Masson est professeure des universités à l'Université Picardie Jules Verne, également psychologue et psychanalyste à l'OSE (l'Oeuvre de Secours aux Enfants). Essayiste (Fonction de l'image dans l'appareil psychique, Érès, 2004), elle codirige la collection Questions sensibles chez Hermann.
Céline Masson est professeure des universités à l’Université Picardie Jules Verne, également psychologue et psychanalyste à l’OSE (l’Oeuvre de Secours aux Enfants). Essayiste (Fonction de l’image dans l’appareil psychique, Érès, 2004), elle codirige la collection Questions sensibles chez Hermann.
Aussi étonnant que cela puisse paraître, les pistes portent d’abord sur les objets eux-mêmes. En effet, ces phénomènes se trouvant dans une phase de décomposition et de recomposition en des formes émergentes, ils s’avèrent difficilement lisibles de prime abord, car intriqués avec des revendications sociales, religieuses, politiques ou culturelles à caractère identitaire qui traversent les démocraties contemporaines.
C’est d’abord l’épuisement de certains modèles d’intelligibilité que nous devons constater. Par exemple, il est difficile d’analyser les actes antisémites contemporains comme un « retour » ou une récurrence de l’antisémitisme moderne apparu au XIXe siècle. Un antisémitisme d’atmosphère, pour paraphraser Gilles Kepel, s’est très bien adapté à la liberté d’expression démocratique par exemple. Le discours antiraciste s’est par ailleurs englué dans un moralisme rhétorique, voire paraphrase le discours raciste en parlant de «  blanchité  » ou de «  corps noir  ». Il y a de quoi être troublé. Par ailleurs, l’espace académique témoigne d’une tendance à placer toutes les formes de racisme sur le même plan, comme s’il se défiait d’un jugement de valeur latent et anticipait une critique morale. Des enquêtes de victimation explorent la face subjective des micro-agressions du quotidien que subissent les femmes voilées par exemple. Sans nier la pertinence et légitimité de telles enquêtes, peut-on amalgamer les atteintes relevant d’un racisme primaire qui se joue dans la perception d’autrui aux formes qui se traduisent par des assassinats ? Une approche rigoureuse doit pouvoir identifier les traits communs des différentes formes de racismes tout en analysant la spécificité irréductible de leurs expressions. Ce travail s’impose sous peine de soutenir doctement que la nuit, tous les chats sont gris.

« Notre prix présuppose une forme d’audace, trop rarement encouragée. »


Quels seront les critères de sélection pour ce prix ?

Les critères seront, outre les qualités attendues de maîtrise théorique et de rigueur méthodologique, l’originalité et l’innovation normalement inhérentes à toute recherche bien conduite. Ce qui présuppose une forme d’audace, trop rarement encouragée. Il faudra que la thèse soit rédigée en langue française, ce qui ouvre à l’intégralité de l’espace francophone.

Ce prix est-il doté ?

Le prix sera remis à l’UNESCO en juin prochain et sera doté d’une aide à la publication qui permettra d’accueillir la version remaniée de la thèse primée dans la collection « Questions sensibles » des éditions Hermann que je codirige avec Céline Masson. Nous espérons recevoir de nombreux dossiers de candidature.

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