Serge Moscovici, portrait d’un « grand inquiéteur »
Publié le 22 janvier 2020 par Les Influences
12/13 MON APRÈS-GUERRE À PARIS (GRASSET)
Essais, documents, récits : nos 13 Prix Idées Les Influences 2019
VIE DES IDÉES. « Tout écrit est un fardeau » a t-il noté lui qui écrivait beaucoup, un jour sur un bout de papier versé depuis dans ses archives et qu’a décortiqué Alexandra Laignel-Lavastine. Psychosociologue et historien des sciences, Serge Moscovici (1925-2014) est à la fois une figure notoire de l’EHESS de la seconde partie du XXe siècle, et un continent intellectuel à lui tout seul, assez bizarrement mal connu en France – mais certainement pas dans le reste du monde où on le lit et le discute. Considéré comme novateur, L’Âge des foules (1981) est devenu un grand livre totem de la sociopsychologie. Sa singularité a été reconnue dans le domaine de l’écologie politique. Dès 1972, il écrivit La société contre la nature, convaincu que « la nature dominera le XXIe siècle ». Alexandra Laignel-Lavastine le souligne : « On ferait bien d’y prendre garde. Car s’il y a une chose qui caractérise l’œuvre de ce grand inquiéteur qu’est Serge Moscovici, ce sont ses intuitions prophétiques ». C’est ainsi qu’il sensibilisa sur la question des minorités roms en Europe, qu’il prévint du retour de l’antisémitisme dans les années 2000, « le meilleur baromètre d’un monde qui bascule ».
Alexandra Laignel-Lavastine, longtemps complice et qui sait parler le « Mosco » dans le texte et le sous-texte, a su restituer la vitalité d’un parcours
Sa biographie intellectuelle, basée sur ses dossiers personnels et ses nombreux fragments manuscrits, l’étaie aisément tout en échappant à une taxidermie dévotieuse en règle. Malgré les embûches qui la menaçaient, Alexandra Laignel-Lavastine, longtemps complice et qui sait parler le « Mosco » dans le texte et le sous-texte, a su restituer la vitalité d’un parcours. Spécialiste de l’histoire des intellectuels des pays de l’Est, elle injecte une petite fièvre particulière dans son portrait, inquiète et drôle, mélancolique et pourtant de grande précision. Le plus passionnant est les commencements bouillonnants du chercheur. On suit le jeune « Strul » dans la dèche absolue de la fin des années Quarante et d’un Paris très gris. Jeune Roumain efflanqué, ayant échappé à l’antisémitisme de Bucarest, il fabrique une petite patrie d’exilés. En ces chambres d’hôtel miteux, transformés en salons, résident le poète Paul Celan, le lettriste Isidore Isou, le futur anthropologue et proche de Claude Lévi-Strauss Isaac Chiva ou encore, André Schwarz-Bart, futur Goncourt 1959. C’est le temps de l’académie des bistrots et des caves en effervescence culturelle. À la Sorbonne, où il obtiendra sa licence de psychologie (mention « passable »), il suit les séminaires du psychologue Daniel Lagache, de Lacan, Lévi-Strauss ou encore de l’historien des sciences Alexandre Koyré. Rentré par la petite porte dans ce far-west qu’était le CNRS et à l’EHESS fondée par Fernand Braudel et Clemens Heller (autre figure de l’expatrié de l’Europe de l’Est injustement oubliée), « Mosco le métèque », l’apatride jusqu’en 1953, se lance dans son aventure scientifique. Il finit par réaliser que le milieu universitaire français est étriqué et assez peu respectueux de la culture. « Au fond, trois choses ont compté dans mon existence, en dehors, bien sûr, de mes enfants : le travail, l’amitié et les femmes, résume t-il. Dans cet ordre-là. Et au bout du compte, je crois avoir vécu comme un saint, animé d’une exaltation mystique pour l’humanité et le savoir. »
Mon après-guerre à Paris, Serge Moscovici et Alexandra Laignel-Lavastine, 379 p., 22 €.
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