Influences (n. fem. pluriel)
  1. Fluide provenant des astres et agissant sur la destinée humaine.
  2. Action exercée sur quelqu’un.
  3. Action exercée sur quelque chose.

Les Influences

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#Edouard Limonov #Emmanuel Carrère #Hélène Carrère d’Encausse #POL

Limonov et ma mère

Publié le 28 août 2011 par

viviant3-2.jpgA la fin de son livre, alors qu’il avoue en avoir déjà rédigé «  une sorte de premier jet  » Emmanuel Carrère se décide enfin à s’en aller interviewer Limonov à Moscou. Pas tout à fait idiot, ça, de rencontrer le sujet de sa biographie… Même si Carrère, devant les réponses laconiques de son interlocuteur, va vite trouver inutile l’exercice. Limonov, néanmoins, lui pose à son tour la seule question qui vaille : «  C’est bizarre, quand même. Pourquoi est-ce que voulez écrire un livre sur moi ?  »

L’auteur écrit alors (p. 484) : «  Je suis pris de court, mais je réponds, sincèrement : parce qu’il a – ou parce qu’il a eu, je ne me rappelle plus le temps que j’ai employé – une vie passionnante. Une vie romanesque, dangereuse, une vie qui a pris le risque de se mêler à l’histoire  ».
Tout cela n’est évidemment pas très convaincant.

«  Limonov  » est en quelque sorte le second «  Roman russe  » d’Emmanuel Carrère. On se souvient du premier paru en 2007. Il tournait autour d’un secret : celui du grand-père maternel de l’écrivain, russe expatrié, mort abattu en France à l’automne 1944, sans doute pour faits de collaboration. Le livre se terminait par une lettre (presque une bouteille) à la mère, Hélène Carrère d’Encausse, secrétaire perpétuelle de l’Académie française et immense spécialiste de la Russie, qui avait supplié son rejeton de ne pas écrire à ce sujet. «  Un roman russe  » avait été un succès, et une longue brouille s’en est ou s’en était suivie, on ne sait trop quel temps il faut employer, entre la mère et son romancier de fils.

Si Carrère a voulu écrire une sorte de biographie sur Limonov, personnage romanesque douteux, écrivain russe presque punk peu connu en France (même s’il y a vécu quelques années en collaborant à «  L’Idiot International  » de Jean Edern Hallier), combattant pro-serbe pendant la guerre en ex-Yougoslavie et aujourd’hui leader d’un mouvement national bolchevique à Moscou, osons écrire que c’est essentiellement pour se rabibocher avec sa maman. Maman qui avait tout compris avant tout le monde de l’âme profonde de la Russie, et donc de l’âme transitoire de l’URSS, et de son effondrement programmé. Mais on ne risque pas grand-chose à poser cette hypothèse, les preuves abondant dans le texte. Par exemple :

«  D’après les historiens les plus sérieux (Robert Conquest, Alec Nove, ma mère) vingt millions de Russes ont été tués par les Allemands pendant les quatre années de la guerre, et vingt millions par leur propre gouvernement pendant les vingt-cinq ans du règne de Staline.  » (p.98)

Ou encore, à propos de la chute du Mur de Berlin en 1989 :

«  Deux personnes en France ne participaient pas à cette liesse : ma mère et Limonov. Ma mère se réjouissait de la décomposition du bloc soviétique, à la fois parce qu’enfant de russes blancs elle lui était hostile et parce qu’elle l’avait annoncée. Mais elle ne supportait pas qu’on en rende grâce à Gorbatchev. D’après elle (et je pense qu’elle avait raison, mais que c’est précisément ce qui en fait une figure historique si fascinante), tout se passait malgré lui. Il ne libérait rien du tout, se laissait seulement prendre au mot, forcer la main, et freinait autant qu’il pouvait un processus qu’il avait déclenché par imprudence. C’était à la fois un apprenti sorcier, un démagogue et un plouc qui, comble de disgrâce aux yeux de ma mère, parlait un russe épouvantable.  » (p.247)

Ou encore, cent pages plus loin, à la limite de la répétition oedipienne :

«  Seule en France, mais d’accord avec l’immense majorité des Russes, ma mère parlait de Gorbatchev comme d’un apparatchik débordé par les forces qu’il avait sans le vouloir mise en branle, et d’Eltsine comme de l’homme incarnant l’aspiration de son peuple à la liberté.  » (p.334)

Aux trois citations qui précèdent, on comprendra qu’à travers le personnage haut en couleurs dépareillées d’Edouard Limonov (je me revois encore à vingt ans emprunter à la bibliothèque de la rue Mouffetard son premier livre «  Le poète russe préfère les grands nègres  », un titre dont j’apprends ici qu’il a été trouvé par Jean-Jacques Pauvert, et le lire avec ferveur dans ma piaule en me disant : «  Mince alors, un Bukowski russe !  » – Carrère le comparant, lui, à Henry Miller et Jack London) c’est une fresque des pays de l’Est de l’ère brejnévienne jusqu’à aujourd’hui, qui est ici brossée.
Fresque directement concurrentielle de celles de maman, et dont la boussole serait l’excellente exergue du livre, signée Vladimir Poutine : «  Celui qui veut restaurer le communisme n’a pas de tête. Celui qui ne le regrette pas n’a pas de cœur  ».

Carrère raconte qu’il a arrêté d’écrire son livre pendant un an, lorsqu’il a découvert son personnage dans un documentaire de la BBC en train de «  mitrailler Sarajevo assiégée, sous l’œil bienveillant de Radovan Karadzic  »

Mais pas seulement. Si «  D’autres vies que la mienne  » était un livre profondément chrétien, «  Limonov  » est un livre profondément bouddhiste, gouverné par un sutra selon lequel «  l’homme qui se juge supérieur, inférieur ou même égal à un autre homme ne comprend pas la réalité  » – un parfait miroir à l’exergue de Vladimir Poutine. De façon beaucoup moins pondéreuse et ambiguë que Jonathan Littell, beaucoup moins adolescente, et au contraire un peu revenu de tout, que Yannick Haenel, l’air de rien, en nous promenant de Moscou à New York, de Paris à Sarajevo, des années 60 jusqu’à aujourd’hui, Emmanuel Carrère se demande ici essentiellement : qu’est-ce qu’un fasciste ?

Avec son pedigree, Edouard Limonov atteint en effet assez rapidement le point Godwin. Carrère raconte qu’il a arrêté d’écrire son livre pendant un an, lorsqu’il a découvert son personnage dans un documentaire de la BBC en train de «  mitrailler Sarajevo assiégée, sous l’œil bienveillant de Radovan Karadzic  ». En même temps dès l’introduction, Carrère raconte comment Limonov est à l’enterrement de celle que nous considérons à raison comme la chantre de la démocratie assassinée, la journaliste Anna Politkovskaïa, et que les Moscovites trouvent ça bien qu’il soit là. Normal, elle avait suivi son procès avec sympathie… Et Elena Brenner, cette grande dame qui vient de décéder, une information relayée dans le monde entier, Elena Brenner, la veuve d’Andréï Sakharov, elle aussi trouve Limonov très bien. Alors quoi ? Emmanuel Carrère ne fait pas exactement partie de ceux qui confondent communisme et fascisme. Alors quoi ? Limonov est-il un fasciste ? Ce qui fait qu’on ne lâche jamais ce livre, c’est qu’il faudra attendre la dernière page pour se faire une idée à peu près exacte de la réponse d’Emmanuel Carrère à cette question.

Depuis «  L’adversaire  » en 2000, Emmanuel Carrère qui a toujours raconté dans ses livres — sans vraiment qu’on songe à de la complaisance — sa souffrance à écrire, abandonne de plus en plus les oripeaux de la littérature pour écrire des livres hybrides : biographie dont le biographe, contrairement à la coutume, ne s’efface pas ; récits documentaires autocentrés, romans journalistiques débarrassés de la convention collective, un peu comme s’il avait trouvé l’équivalent littéraire de ces reportages à la première personne, en caméra subjective, qui font aujourd’hui florès à la télé comme au cinéma.

Il semble suivre très exactement le chemin inverse du collègue Jean Rolin qui, délaissant le reportage littéraire qui fut longtemps sa marque de fabrique, se plonge avec plus ou moins de succès dans la romance (cf. «  Le ravissement de Britney Spears  » qui sort ces jours-ci). On est toujours content quand Carrère réapparaît sans crier gare dans certaines pages de «  Limonov  », par exemple pour évoquer sa pratique personnelle du yoga… Mais force est de constater qu’ici la dénégation du littéraire va assez loin, peut-être jusqu’au procédé.

Deux exemples :

«  La party chez les Liberman, il faudrait idéalement la raconter comme le bal au château de la Vaubyessard dans Madame Bovary, sans omettre une petite cuiller ni une source d’éclairage. J’aimerais savoir faire ça, je ne sais pas.  » (p. 144)

«  Le lyrisme panthéiste n’est pas mon fort : bien qu’amateur de paysages alpins, je ne suis pas très à l’aise pour décrire les feux de bois, les torrents, les mille variétés d’herbes, de champignons, de traces d’animaux sauvages, je passe donc vite sur la robinsonnade.  » (p.418)

Comme si, à la souffrance tragi-comique d’écrire, s’était substitué le seul plaisir, parfois teinté d’ironiques remords, de raconter.

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Un commentaire sur “Limonov et ma mère

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