Influences (n. fem. pluriel)
  1. Fluide provenant des astres et agissant sur la destinée humaine.
  2. Action exercée sur quelqu’un.
  3. Action exercée sur quelque chose.

Les Influences

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#Califat #Jihad #Mossoul

Comment nous parle Abou Baker Al-Bahgdadi

Publié le 7 juillet 2014 par

Décryptage par la rhétorique du calife terroriste de Mossoul

salazar-3.jpg Au moment même des grandes célébrations sportives, Wimbledon, Mondial, Tour de France, un calife apparaît et entonne, du côté de Mossoul, un rite autrement plus athlétique : l’appel à la conversion. Un athlète, en grec ancien, est un combattant. Or les Romains faisaient quant à eux une distinction cruelle mais juste entre l’ «  effeminatio  » de l’athlète des Jeux, toujours soucieux de son corps et attentif à le dorloter avec des massages et des drogues, à pleurer quand il perd et à gesticuler quand il gagne, et la virilité du soldat dont le corps est endurci par un exercice dont l’objet est fondamentalement politique : soumettre l’ennemi. De nos jours l’Islam militant préfère cet athlète-là.

Tandis donc que des travestis de combat et des simulacres de piété populaire se déroulent à Rio, à Londres ou sur les routes, un appel au combat, un véritable combat, monte de Mossoul. Un calife entonne le jihad.

Mais comme du Monde au Wall Street Journal on se moque du «  calife  », qu’on en labellise la «  mascarade  », qu’on raille «  la mise en scène  », il faut outrepasser ce refus du réel et aller voir par nous-même comment parle le successeur de Mahomet, le nouveau Commandeur des Croyants.[[Vidéo intégrale de la Khotba de l’Emir des Croyants Ibrahim à Mossoul sur le site Ansa Al Haqq : http://ansar-alhaqq.net/forum/showthread.php?p=123416. Traduction partielle, en anglais, sur http://ansaaar1.wordpress.com/2014/07/05/english-translation-of-amir-abu-bakr-al-baghdadis-speech-in-mosul-iraq/]]

Ce déni de réalité est en effet une maladie occidentale : c’est l’été et rien ne doit troubler les dribbles du foot, les revers de raquette et les coups de pédale. Et puis comme nous avons tendance, depuis 1789, à nous moquer du fait religieux, c’est-à-dire à n’en accepter que ce qui nous semble «  normal  » (un bon pape qui sourit et embrasse les gamins, mais pas trop) et à faire le silence sur ce qui en est subversif (la nullité du mariage hors les rites, ou les pratiques usuraires des banques), et qu’enfin le tohu-bohu sportif nous rend sourds à la rumeur de cet autre monde, nous ne voulons entendre de cette extraordinaire restauration du califat que ce qui entre dans nos cadres étroits : «  encore un musulman intégriste, un terroriste barbu, un fanatique, etc.  ». Rien de tel. Rien[[Sur la longue histoire de nos perceptions de l’Islam on peut feuilleter mon Mahomet, récits français de la vie du Prophète (Klincksieck, 2005).]]. Mais quoi d’autre ?

L’apparition du calife : les fidèles de tous âges et conditions se tiennent debout, en rangées, face à la qibla, le mur avec le mirhab orienté vers La Mecque. Des paroissiens. Celui qui assume le califat, vêtu de noir, comme un moine bénédictin ou un pope grec, monte lentement les marches menant à la chaire, minbar. Il s’assied, face aux fidèles. Une horloge donne l’heure. Midi vingt. A une heure moins vingt l’annonce stupéfiante sera terminée. Le califat sera restauré. Rien de théâtral, aucune mise en scène, aucun effet de manche. Au contraire, une dignité de port et un naturel dans le maintien qui, pour un mahométan, évoquent immédiatement ceux-là même du Prophète selon la tradition des dits et gestes, hadith. J’ignore si le calife a pris conseil auprès d’un cabinet de communication mais l’effet rhétorique de cette apparition est magistral.

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La prise de parole du calife : après une courte récitation, Ibrahim, ou Abou Baker, se lève et posément délivre son prêche. Il assume ipso facto la fonction d’imam, c’est à dire qu’il conduit la prière. Il nomme d’ailleurs explicitement l’imâma car telle est la fonction fondamentale d’un souverain musulman: est imam celui qui «  se tient en face  » (sens du terme) aux croyants pour leur montrer la voie et annoncer la marche à suivre. Son éloquence est sobre, et le discours, sans note ni téléprompteur, est donné d’un seul tenant. Le seul geste oratoire que se permet le calife est une main à peine levée pour marquer les temps forts, mais sans excès. Le prêche se déroule ainsi selon des normes stylistiques classiques, dans l’alternance d’injonctions au combat pour la foi et de citations coraniques. La sobriété de l’action oratoire est celle d’une intronisation, car tout en parlant et en conduisant la prière par une réflexion sur le «  polythéisme  » et la nécessité de la lutte, ou jihad, contre la tentation d’y succomber, il devient Commandeur des Croyants. En rhétorique on nomme cette opération un «  performatif  ». En disant ce que dit le Coran, celui qui le dit bien, en montrant que les autres sont des «  polythéistes  », assume le califat.

Le «  polythéisme  » est une accusation clef : elle englobe bien sûr le culte des images (télé, Hollywood, et facebook ou le Livre des Visages si bien nommé), l’adoration des idoles (les biens de consommation, les simulacres de la communication, les role models sportifs), les déviations religieuses de l’Islam qui se livrent au mercantilisme «  païen  » (les Saoudiens, le Qatar), mais aussi les régimes démocratiques qui placent les droits de l’homme au centre de leur système et font donc de l’Homme une idole. Le terme revient plusieurs fois, il est au cœur du prêche et c’est se tromper sur sa force que le trouver désuet, théâtral ou verbeux. Face à la multiplicité et à la duplicité polythéiste se donne à entendre la sagesse de la parole monothéiste. Et sur cette confrontation se fonde l’assomption califale.

L’assomption du titre de calife : évidemment de Washington à Paris, on possède une conception particulière d’une prise de pouvoir et de ce qu’est un Etat. On peine à nommer le califat. On cadre une prise de pouvoir selon des codes considérés comme évidents : révolution/coup d’Etat, légitimation par une élection générale, reconnaissance par l’ONU, constitution, etc. Il existe une séquence obligée avec, désormais, le rituel obsédant et le passage obligé d’une élection présidentielle (comme si c’était le remède à tout, quand c’est en réalité le poison).

A la vénérable mosquée de Mossoul, rien de tel. On s’y refuse à user de termes normés par l’Occident. Le terme pour nommer la fonction politique (finement relevé par Le Nouvel Observateur) est wali[[http://tempsreel.nouvelobs.com/guerre-en-syrie/20140705.OBS2849/irak-le-chef-de-l-etat-islamique-appelle-tous-les-musulmans-a-lui-obeir.html]]. Si la wilâya est l’autorité issue de la prouesse militaire au service de la foi, ce service est souvent mené par le calife, c’est-à-dire par celui qui prend en charge le jihad. Car si un wali ou un gouvernant peut ou non être calife (ce fut le cas de par le passé, ancien et récent), les deux fonctions peuvent se fondre dans le même individu qui prend en charge le leadership des croyants. Abou Baker est-il donc imam, calife, wali, émir ? Notre glossaire politique est incapable de cadrer ces notions, et inapte à les acclimater : pris de court on se contente de dire ces mots, mais les dire ne veut rien dire sauf si on sait ce qu’ils veulent dire.

L’assomption qui s’est déroulée vendredi se fait donc hors de nos cadres de rhétorique politique, et le refus même du nouveau calife de se parer d’un titre à l’européenne signale une rupture radicale avec la tradition des leaders du Moyen Orient, depuis la fin du 19e siècle, d’adopter une titulature occidentale. Nous ne parlons plus le même langage politique. Il y a rupture rhétorique. Alors nous disons «  calife  », ça sonne bien, mais qu’est-ce que le mot désigne du pouvoir pris, derrière son intraduisibilité ?

Nous sommes là, de plain-pied, dans un univers politique auquel nous sommes devenus sourds. Railler ne sert de rien. Il faut le comprendre.

La prise de pouvoir du calife : on peut assumer le pouvoir, encore faut-il le prendre vraiment. Là encore les médias internationaux ne voient pas ce qui est évident. Il s’agit d’une prise de pouvoir d’un genre inhabituel, fondé sur une exigence d’ «  obéissance  ». Le calife demande l’obéissance. Exigence qui paraît extravagante car le concept que le terme nomme, obéissance, a simplement disparu de notre glossaire et de notre vision politiques. Nos systèmes démocratiques ont éradiqué l’idée d’obéissance, surtout celle due à la Loi. Tout est négociable, tout est affaire de dialogue. Mais voici que le terme refoulé reparaît. Abou Baker n’est ni un fou ni un excité. Il sait ce qu’il dit aux croyants auxquels il fait face dans l’antique mosquée de Mossoul : obéir est une vertu politique, et là se joue la prise de pouvoir. Comment demander qu’on lui concède l’obéissance ? – la requête est rhétoriquement paradoxale car demander qu’on vous obéisse c’est affirmer que cette obéissance peut être refusée, donc désobéie avant même qu’elle n’advienne.

Nous sommes là, de plain-pied, dans un univers politique auquel nous sommes devenus sourds. Railler ne sert de rien. Il faut le comprendre. Le Wall Street Journal donne, sans s’en rendre compte, la mesure de notre surdité lorsqu’il se moque du calife «  self-appointed  », «  auto-proclamé  »[[://online.wsj.com/articles/video-purportedly-shows-islamic-state-leader-1404576645]]. De fait un calife s’auto-proclame et c’est ainsi que se fonde sa demande d’obéissance. Explication : dans la tradition juridique de l’islam, le monde est divisé en deux, infidèles ici et croyants là, et il ne peut exister entre eux, si le croyant fait obéissance à Dieu, qu’un état de guerre. Cette guerre est due au refus de l’incroyant à délaisser le polythéisme et ses idoles. Due à sa désobéissance radicale.

Le «  calife  » est celui qui proclame et assume l’extension du domaine de la foi à l’humanité, en proclamant le devoir d’obéissance. La tradition du Prophète étend ce devoir d’obéissance au jihad même aux princes mahométans qui sont «  méchants  ». En d’autres termes c’est la proclamation de ce devoir absolu d’obéissance qui entraîne à la fois l’imamat, ou la conduite de la prière, et le califat, ou la conduite du politique. Un gouvernant mahométan qui ne pratique pas le jihad se disqualifie.
L’armature rhétorique est implacable entre le devoir d’obéissance à la parole divine, la division entre infidèles et fidèles, et ce qui est nécessairement une auto-proclamation. Les régimes islamiques qui ont copié les systèmes occidentaux, en profondeur ou en surface, sont auto-disqualifiés, «  méchants  », même si le jihad s’impose toujours à eux. Dans cette vision il n’existe pas de légitimité dynastique ou populaire, inscrite dans une entité étatique fixe, des concepts occidentaux, mais seulement l’autorité immédiate que dérive celui qui indique aux croyants la marche à suivre, une marche qui étend toujours plus loin le domaine territorial de l’obéissance. Un calife, au sens strict, est un «  passeur  », et le vicaire du vicaire de Dieu : il n’agit pas comme le bras de Dieu, mais comme celui qui agit en tant que successeur de Mahomet dans la poursuite de l’extension de la communauté des croyants, celui par qui passe et transite le jihad, en continuation de l’action prophétique. Il ne peut donc y avoir qu’une auto-proclamation : celui qui appelle au jihad proclame l’impératif d’obéissance, et ipso facto devient calife.

Ce montage peut paraître extravagant mais l’est-il plus que la croyance en l’existence d’une «  volonté générale  » au cœur des régimes démocratiques ? Ou l’appel régulier aux «  valeurs de la république  » qui, si elles étaient connues et fixées, rendraient probablement inutiles les élections en stimulant une obéissance à leur vertu générale, justement ?

Et, pour conclure en revenant sur le sarcasme cheap du Wall Street Journal concernant cette auto-proclamation, je conseillerais au rédacteur américain d’aller relire la Déclaration d’indépendance qui est son texte sacré : la classe mercantile et terrienne alors au pouvoir dans les colonies proclama que l’égalité entre les hommes, la liberté, le droit à vivre et l’accès au bonheur sont des «  vérités auto-évidentes  » (self-evident) : à l’évidence elles ne l’étaient pas puisqu’il fallut une révolution et puis attendre presque deux siècles et le mouvement des droits civiques pour que leur auto-évidence s’étende aux Noirs.

Nous avons là affaire à des montages rhétoriques puissants qui nous avertissent de ne jamais considérer que tout le monde argumente comme nous, cadre la politique comme nous la cadrons, et opère selon les mêmes lieux communs que ceux auxquels nous sommes habitués. En 1789, Louis XVI à qui on montra le Serment du Jeu de Paume, où il était question de termes qui nous sont maintenant familiers et sans lesquels nous ne pourrions pas penser notre vie politique, à commencer par «  assemblée nationale  », s’exclama : «  Ces mots nouveaux font diviser mon peuple  ». De fait, par ces mots on lui coupa la tête. Le jihad républicain n’eut d’ailleurs rien à envier au jihad du calife proclamé, et le glossaire inventé par la Révolution parut si étrange aux Anglais qu’ils décidèrent de ne signer aucun traité avec la France républicaine, qui s’était auto-proclamée la Grande Nation en faisant la guerre au reste du monde jusqu’à ce que le dernier tyran «  descende au cercueil  »– c’est le Chant du Départ – , tant que son langage ne se fût pas stabilisé et devînt compréhensible. La République sortait des cadres.

Il faudra probablement que les Etats occidentaux et ses succédanés divers en passent aussi par là : mesurer ce qu’est l’apparition de nouvelles formes du politique, signalées par l’apparition de rhétoriques qui devraient susciter une attention soutenue et non pas un ignorant dédain.

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