Influences (n. fem. pluriel)
  1. Fluide provenant des astres et agissant sur la destinée humaine.
  2. Action exercée sur quelqu’un.
  3. Action exercée sur quelque chose.

Les Influences

Filtré pour vous : L'actualité politique et intellectuelle

#Jean Paulhan #Joris-Karl Huysmans #Michel Houellebecq #Roland Barthes

Je suis Michel (Houellebecq)

Publié le 9 janvier 2015 par

A contre courant de la multitude et du pathos à slogan, “Je suis Charlie” (je pense que le baron de Charlus doit se retourner dans sa tombe), je lève ma pancarte et proclame: Je suis Michel. Et je veux dire pourquoi Soumission est un chef d’œuvre.

salazar-3.jpg Le roman a pour sujet l’élection d’un président musulman. Mais ce sujet n’occupe que peu de pages. Soumission a pour objet la mort du pouvoir des Lettres.

Qui est le héros ? Un prof de lettres à la Sorbonne-Nouvelle, Paris III, qui a passé sa vie à vivre de la maigre rente intellectuelle que lui a fournie sa thèse sur Huysmans, et qui, ayant gravi les échelons, devenu Professeur, répète chaque mercredi les mêmes cours d’amphi mais, s’en lamentant, doit faire face l’après-midi aux doctorants qui, eux, veulent faire une thèse qui leur assurera une rente etc. Il n’en fait pas une rame ; il touche son salaire ; il attend ce qui le propulsera enfin dans un petit halo de célébrité avant la mise à la retraite obligatoire – une édition complète de son auteur dans La Pléiade, laquelle est fort bien payée et assure de mettre du beurre dans les épinards.

François a deux faire-valoir, si tant est que c’est possible : un jeune type genre trentenaire sur skateboard, avide de lui piquer des idées et qui, comme les deux doctorants, joue différemment son plan de carrière : mettre des auteurs obscurs de la fin du XIXe siècle au goût des tendances du moment (par exemple : Rimbaud est musulman). Et un jeune crypto-identitaire qui, à l’évidence, se sert de l’université pour faire de l’entrisme et qui n’est pas plus intelligent que le patineur et tout aussi rompu aux petites techniques de carrière. Il serait très facile de dire qui sont les modèles de François et des deux jeunes collègues. François a un avantage : il appartient à la génération précédente où il fallait encore produire une thèse de 700 pages. Il a lu. Beaucoup, mais toujours la même chose. Pas eux : ils cherchent la recette, c’est la génération wikipedia. La «  grande thèse  » est un capital qu’il a investi et qui donne du RSI. Ses jeunes collègues eux n’ont à investir leur ignorance que dans la tendance, des thèses bidons, mais un bidon ça résonne. Bourdieu appelle ça la “reproduction”. Houellebecq est le Cabu des profs de lettres : son coup de crayon est sans pitié.

Bref voilà un universitaire en lettres normal, avec une carrière normale, mais qui, au fond se moque complètement de ce qu’il fait, et au premier chef d’enseigner les lettres. Il le dit.

Il a abdiqué ce pour quoi les universitaires en lettres sont payés (pour dire les choses brutalement) : éduquer la jeunesse. Faire lire, donner envie de lire, faire lire beaucoup et largement, faire que lire ouvre l’esprit, renverse les idées reçues, produise des esprits libres. Il ne fait qu’un métier, et il le fait mal. C’est un fonctionnaire qui remplit une fonction : faire son quota de cours ramassés sur le mercredi, et rien le reste du temps sauf du sexe triste ou son shopping, et songer à ce qu’il pourrait devenir, si on lui donnait une seconde vie.

C’est un fonctionnaire qui a oublié d’où vient sa fonction : éduquer, contre ce que Roland Barthes nommait «  le discours terroriste  », à savoir tout ce qui empêche de lire librement et veut que vous ne lisiez que deux ou trois livres en version expurgée. Barthes ajoutait que la littérature est une «  mathesis  », c’est à dire un vrai savoir. Les lettres englobent tout. Pas les sciences : à partir de Proust on peut reconstruire des pans entiers de la culture de son temps, mais à partir d’une formule quantique ? Soumission est donc pour commencer un roman de la soumission des Lettres à la nullité ambiante, au discours terroriste des gestionnaires qui managent l’éducation : MH tracent trois portraits rapides mais au vitriol de ces engeances administratives qui ont mis nos fac de lettres à genoux (un des collègues est d’ailleurs littéralement à genoux entre les cuisses de sa présidente, «  à lui brouter le minou  »). La soumission des lettres au terrorisme des managers universitaires.

Que fait donc le héros pour oublier qu’il est un serviteur à genoux ? Il fricotte avec ses étudiantes. Il les met à genoux dans diverses positions. C’est une pratique répandue dans l’université française, qui stupéfie les Anglo-saxons. Les cours particuliers remplissent l’emploi du temps des quatre autres jours où François ne fait rien, sauf du shopping sexuel sur internet. Il aime bien la sodomie hétéro, puisque cette pratique est la forme achevée de la misogynie, résultat de la réduction du sexe à de la marchandise. En quelque sorte François pose ses pas dans ceux de son héros, Des Esseintes, celui du roman de Huysmans, sauf que celui-ci avait les moyens, comme on dit, et que, ma foi, celui-là n’a que les moyens fournis par son statut de prof : un salaire médiocre et le réservoir à minettes. Du sensualisme de rond-de-cuir. La deuxième soumission est celle, conçue comme allant de soi, des étudiantes à leur prof. Ça ne se questionne même pas. Ça fait partie des us et coutumes. Et l’aliénation est telle que les étudiantes elles-mêmes trouvent ça «  normal  ». La liberté de penser que devrait donner la lecture des Lettres est réduite à cette liberté de fricoter. La fac devient une sorte de bordel triste où le prof, quand il a atteint la limite de son usage, est bazardé, gentiment, au profit de «  quelqu’un  » rencontré l’été, une fois les examens passés. MH décrit une machine à plaisir sans sensualité, une soumission flaccide à une norme sociale. Un avantage acquis, comme on dit.

Où vit le héros ? Dans un modeste deux-pièces, vu le prix du mètre carré à Paris-Centre, au milieu de Chinatown, avenue de Choisy. La localisation est anodine mais lourde de sens : jadis les enseignants habitaient près de la Sorbonne, nouvelle ou pas, ou la fac de droit à Panthéon, ou vers Jussieu ou Censier. Il existait, à Paris, une géographie naturelle de l’éducation. Le Ve arrondissement était un quartier de classe moyenne, et même très popu, à deux pas de Polytechnique. Place Maubert c’était franchement limite. On traversait la rue pour aller faire son cours. Les profs de prépas habitaient une rue derrière Louis-le-Grand ou Henri-IV. Barthes, aux Hautes Etudes, était à trois ruelles de sa salle de séminaire. Il est mort écrasé parce que du Collège de France à chez lui il avait trop de rues et de boulevards à négocier. Il était hors de son habitat.

Et puis, vers 1980, avec la razzia des enrichis aux stock-options, cette géographie naturelle de l’éducation, ce partage du domaine de la lutte intellectuelle et du savoir a explosé. Les profs, sauf ceux qui héritaient (et provoquèrent la jalousie de leurs collègues), ont dû s’expatrier, se loger dans des quartiers éloignés, étrangers à leurs habitudes, déclassés. Beaucoup, du coup, prirent des postes en province. A Paris la réalité de leur condition subalterne devint matérielle. Leur soumission au pouvoir des gestionnaires totale. Leur ressentiment absolu. Sauf pour ceux qui virent l’opportunité de la managérisation des facs, des appartement de fonction et autres prébendes. Au final, comme ils disent désormais, le glorieux et riche tissu social de l’éducation au centre de Paris s’était déchiré, ce vivier convivial où profs et étudiants vivaient une vie commune.

A mes yeux, le symbole en reste la transformation d’un petit hôtel, place de la Sorbonne, qui servait de pied à terre aux profs venant de province, en hôtel chicosse où les touristes se donnent le frisson d’être des existentialistes. Pauvres cons, comme dirait poliment MH. C’est là encore une autre soumission : la soumission de Paris, «  lumière de la Chrétienté  », entendons lumière intellectuelle de l’Europe civilisée, aux diktats de la gestion et de l’économie marchande. Si Barthes, Lacan, Foucault ou Deleuze revenaient aujourd’hui ils devraient se loger au diable vauvert et enseigner là où ça ne dérange – comme il arriva à Derrida qu’on lui refuse l’accès à un amphi pour cause de sous-location à un «  événement de prestige  ». Contrôler le territoire a un nom en philologie : terroriser. Terroriser veut dire simplement ça : contrôler un territoire en expulsant ou bloquant ceux dont on ne veut pas. Le refuge trouvé par le héros de Soumission dans Chinatown est le résultat d’une terreur d’Etat menée depuis trente ans contre la vie universitaire, rompant les solidarités, reléguant les profs, exilant les étudiants et transformant les facs en vitrines fashion.

Avec qui, François, a-t-il une conversation intelligente ? Avec deux personnages éloquents avec qui il a des échanges assez longs (des temps forts du roman). Le premier est un ancien de la rue d’Ulm qui s’est très tôt fait recruter par les services de renseignement. Haut fonctionnaire, sorti de la première grande école littéraire et scientifique pure, notre «  espion  » est mis à pied après les élections qui mettent au pouvoir un autre haut fonctionnaire, issu lui de Polytechnique et de l’ENA, le Président Ben Abbes. Avec ces deux-là on sort du professorat pour entrer dans le cerce des élites françaises. Ces deux-là n’ont pas besoin de ramer pour remonter ou descendre le fleuve des honneurs, ces deux-là n’ont même pas eu besoin de trimer pour écrire une «  grande thèse  ». Leur intégration dans deux des vraies grandes écoles de la République (ENS-ULM, X) leur garantit un statut d’intouchables. Contrairement aux profs, genre François, l’entrée à Ulm ou X leur garantit le respect, et le confort.

L’espion est donc mis à pied et il se retire dans son manoir du Quercy, où sa femme, qui naguère était une intrigante de première à la fac, se découvre les joies de la femme au foyer – une position «  alignée  » sur le nouveau statut de la famille édictée par le Président Ben Abbes. Elle passe d’une cuisine à une autre. La scène entre François et l’espiocrate est un temps fort. Que fait le Normalien? Il fait la leçon à François, le petit prof. Le Normalien, fort des connaissances littéraires et historiques accumulées depuis la khagne et accélérées par son métier secret, explique au petit prof de fac l’ordre du monde. Il théorise, il parle, il fait des liens. C’est le Grand Oral de la rue d’Ulm ! Et il conclut que l’Islam comme la Chrétienté au Moyen-Age est porteur «  en Europe d’un véritable projet de civilisation  ». Et le Normalien, littéraire et historien, se met à réciter du Péguy. De fait, mis à part un khagneux, qui a lu Péguy ? La scène est violente car c’est une scène de soumission : un Ulmien, fort de son prestige, tente de soumettre à sa logique, par sa dialectique, un inférieur. Le résultat est que le héros, dont les connaissances historiques et politiques sont celles qu’il glane à la télé, et il l’avoue, se soumet intellectuellement à l’argument de son supérieur dans la hiérarchie du savoir. Encore une soumission des lettres.

L’autre échange fort du roman est une scène désopilante dans l’ancienne maison de Jean Paulhan, rue Monge. Là trône un personnage, belge de nationalité, devenu président de la Sorbonne sous le régime Ben Abbes, bientôt ministre de l’éducation islamique et puis des affaires étrangères. Lors d’une scène crépusculaire, dans un bureau bibliothèque croulant sous la sagesse du monde, la sagesse littéraire, et blasonné de verset coraniques, la sagesse divine – ce que jadis on nommait «  Lettres humaines  » et «  Lettres divines  » (Chrétiennes en l’occurrence) – , devant une fenêtre à ogive s’ouvrant sur les Arènes de Lutèce, symbole à la fois de l’Empire romain (que Ben Abbes veut restaurer, nous disent l’espiocrate et le Belge) et du sort des martyrs de la foi, dans cet amalgame alambiqué droit sorti des meilleurs pages de Huysmans que MH suit avec jubilation, dans ce décor théâtral où le tragique le dispute au comique (on imagine l’accent belge du ministre, car «  je suis resté belge  »), ledit ministre essaie de convertir François. C’est dialectique dans l’alignement des Dix Raisons. C’est épique, dans l’évocation de l’histoire mondiale et la vision du futur de l’Europe. C’est minable dans les appâts vénaux : traitement triplé. Appartement dans le Ve. Deux ou trois épouses. Missions prestigieuses.

Mais il reste à François de se soumettre, ce terme «  se soumettre  » étant, comme on le sait, la traduction de «  islam  ». Scène de très haut comique. Mais le choix du lieu n’est pas anodin : Paulhan avait écrit là, en 1940, les Fleurs de Tarbes ou La Terreur dans les Lettres, un réquisitoire, par celui qui sera la plus grande figure littéraire de la Résistance, contre le terrorisme intellectuel, et le devoir intellectuel de résistance. MH espère qu’on sait. Savons-nous ?

Et que devient le héros, est-ce que de soumission en soumission, performera-t-il la dernière, la soumission au terrorisme intellectuel ? Qui lit le roman (les cinq dernières pages comme jadis les Cinq Dernières Minutes, où tout tombe en place) verra que ces pages sont au conditionnel : «  si je me soumets  » (condition), «  la réception à la Sorbonne serait beaucoup plus longue … chacune des filles se sentirait heureuse et fière d’être choisie par moi … etc.  ». Bref si je décide, comme Des Esseintes à l’église Saint-Sulpice (sur quoi s’ouvre le roman de MH), de me soumettre à la croyance religieuse en dépit de l’aversion que me procurent les bondieuseries et la piété populaire, alors «  ce serait la chance d’une deuxième vie  » et «  je n’aurais rien à regretter  ». «  Aurais  », pas «  aurai  ».

Rien à regretter ? En effet et c’est cela que dit MH : quand une culture qui se targue d’être littéraire, la nôtre, a réduit celui qui est le dépositaire de cette culture, le prof de lettres, à rien, de soumission en soumission, aux mains du marché, des gestionnaires et des incultes de la classe politique, alors oui avec la dernière soumission il n’y aurait rien à regretter.

Je suis Michel.

Je m'abonne ! Partage Twitter Partage Facebook Imprimer

5 commentaires sur “Je suis Michel (Houellebecq)

  1. c’est bien moi la plus maligne !
    moi j’l’ai toujours dit que ce Houellebecq il avait l’air trop bête pour écrire lui-même les livres qu’il signe et qu’il avait en réalité : un nègre

    1. c’est bien moi la plus maligne !
      Deux codicilles, chère Madame:

      – dans le roman le héros porte une attention particulière à la météo et à l’état du ciel, qui est, comme on le sait l’émission préférée des Français avec « C dans l’air », mais qui, si on a lu les Evangiles, se rapporte à l’art de « lire les signes du Temps ».

      – j’ajoute, sur le mode potache attardé Hara-Kiri: « Que c’est dur d’être aimé par des Charlots », et par centaines de milliers.

      Hommages à la mère Denis de la part de l’amer Michel.

      1. c’est promis
        bon, j’vais faire comme vous dites (en hommage à vos hommages), et regarder la météo, vu que les programmes culturels c’est l’horreur: quand c’est plus Finkielkraut, c’est Zemmour, et quand c’est plus Zemmour c’est Houellebecq. Si c’est pas malheureux…

        1. c’est promis
          amer Michel à mère Denis : la météo y qu’ça d’vrai, c’est la même pour tous, Marine, musulmans, le pape François et Michel Onfray; Je pense que c’est pour ça que Michel (H) insiste autant sur la météo: la météo comme la Terre, jadis, ne ment pas.

          1. c’est promis
            ça prouve rien votre truc, amer Michel, la météo c’est comme une porte, elle peut bien être ouverte ou fermée mais elle n’en reste pas moins et quoi qu’il arrive, une porte…
            Est-ce à dire, que vous êtes un enfonceur de portes ouvertes ?
            Et… toc !

Laisser un commentaire

Ce site web utilise ses propres cookies et ceux de tiers pour son bon fonctionnement et à des fins d analyse. En cliquant sur le bouton Accepter, vous acceptez l utilisation de ces technologies et le traitement de vos données à ces fins. Vous pouvez consulter notre politique en matière de cookies.   
Privacidad