Influences (n. fem. pluriel)
  1. Fluide provenant des astres et agissant sur la destinée humaine.
  2. Action exercée sur quelqu’un.
  3. Action exercée sur quelque chose.

Les Influences

Filtré pour vous : L'actualité politique et intellectuelle

Pour un anarchisme épiméthéen

Publié le 10 novembre 2016 par

«  Il nous faudrait maintenant un nom pour ceux qui croient à l’espoir plus qu’aux espérances, un nom pour ceux qui aiment leur prochain plutôt que les biens […]. Il nous faudrait un nom pour ceux qui aiment la terre sur laquelle nous pouvons nous rencontrer […]. Il nous faudrait un nom pour ceux qui aident leur frère Prométhée à allumer le feu et à forger le fer mais qui le font pour développer leur aptitude à soigner, à aider, à s’occuper d’autrui […]. Pourquoi ne pas appeler ces frères et ces soeurs, porteurs de notre espoir, les Épiméthéens ?  » Illich, Une société sans école, p. 187-188.

«  L’époque prophétique est derrière nous. La seule chance aujourd’hui est d’accepter cette vocation comme celle de l’ami. C’est ansi que peut rayonner l’espoir d’une nouvelle société. Et elle ne se pratique pas vraiment par les mots, mais par les petits gestes d’un renoncement inspiré par la folie.  »
Illich & Cayley, La Corruption du meilleur engendre le pire, p. 229-230.

Depuis des décennies la sensibilité de gauche en matière d’éducation s’est largement reposée sur les théories phares de pédagogie critique développées par l’éducateur radical brésilien Paulo Freire et ses continuateurs. Il en est résulté l’acceptation générale d’un ensemble d’idées liées, en partie, à la nécessité d’articuler une définition politisée de l’alphabétisation dans laquelle il s’agit de lire à la fois le monde et le mot, d’élaborer une éducation populaire qui soit une forme de praxis historique, de comprendre comment les institutions éducatives reproduisent les relations entre oppresseur et opprimé, et de militer en faveur d’écoles qui puissent constituer la source et le site de l’émancipation et de la résistance humaine. Néanmoins, en dépit des préoccupations révolutionnaires pour l’autonomie, l’amour et l’espoir qui animent la philosophie de l’éducation de Freire, on ne peut lier que difficilement la pédagogie freirienne à une vision pédagogique et politique anarchiste telle qu’Ivan Illich l’a décrite.

En réalité, alors qu’il existe des tentatives pour intégrer la pédagogie critique freirienne aux théories générales de l’anarchisme sur l’éducation, les fondements conceptuels pour le faire sont sans nul doute faibles. Bien qu’il s’intitule lui-même éducateur «  libertaire  » – un qualificatif qui par là même place Freire au sein d’une tradition qui inclut Illich (et son cercle), aussi bien que des éducateurs défendant un anarchisme social tels que Paul Robin, Jean Grave et Francisco Ferrer – des historiens de l’éducation libertaire tels que Joel Spring notent que la tradition pédagogique libertaire est également composée d’anarchistes individualistes tels que Max Stirner et de progressistes partisans du laisserfaire comme A. S. Neill ou le mouvement des Écoles libres qui n’entretiennent que peu de ressemblance avec la pédagogie de Freire. Ainsi, alors que Freire est indéniablement celui des éducateurs libertaires actuels qui est le plus visible dans les programmes d’étude, le développement de la pratique pédagogique freirienne pourrait avoir bloqué, consciemment ou inconsciemment, d’autres voies que la gauche aurait pu emprunter avec profit sur la question de l’éducation. Dans cet article, j’aimerais explorer l’une de ces voies – la pédagogie anarchiste chrétienne de l’ami et critique de Freire, le prêtre renégat et apophatique Ivan Illich, qui a joué historiquement par rapport à Freire à peu près le rôle que Bakounine et Tolstoï ont joué par rapport à Marx. Illich, qui a en réalité aidé Freire à sortir de prison, lui a assuré un abri sûr au C.I.D.O.C et a traduit quelques – uns de ses premiers écrits, ne parlait pas en faveur de la «  pédagogie des opprimés  » mais au départ en faveur d’un démontage institutionnel des écoles, puis plus tard à propos des aspects déshumanisants des institutions sociales et des systèmes de façon générale. À l’encontre de la défense ordinaire de l’éducation comme (au moins potentiellement) un bien public à conserver, Illich faisait remarquer que les gens avaient toujours «  su beaucoup de choses  » sans suivre des programmes et en appelait à la défense de valeurs vernaculaires et d’outils conviviaux capables de satisfaire les besoins des gens sans devenir des fins en soi comme dans les systèmes d’éducation publique contemporains.

Cependant, la plus grande recommandation d’Illich fut d’en appeler à la nécessité d’une renaissance d’individus épiméthéens – des anarchistes qui seraient des défenseurs amoureux de la terre, de ses limites et de son équilibre, défendraient des principes matriarcaux de don et de soin, et qui représenteraient une culture politique fondée sur un rapport à la raison davantage holiste que celui qu’avaient entretenu les intellectuels postérieurs aux Lumières. Il est surprenant de noter qu’en dépit du génie évident d’Illich, de sa renommée et de son importance constante dans une époque de crise sociale et écologique, jusqu’à très récemment son travail se trouvait curieusement absent des débats universitaires sur la politique de l’éducation. Mais même à l’intérieur de ce travail qui est devenu visible, presque personne ne s’attarde sur la tentative d’Illich de développer une attitude morale anarchiste appelée «  l’épiméthéisme  » – un fait qu’Illich lui-même a mentionné, en posant que l’idée d’épiméthéisme était à ses yeux l’élément le plus important d’Une société sans école et étrangement celui qui fut le moins discuté durant sa carrière d’intellectuel public [[Cayley, Entretiens avec Illich.]].

Au-delà du prométhéisme

Le théoricien critique Herbert Marcuse s’est efforcé de fournir des «  mythologies conceptuelles  » épistémologiques et herméneutiques pleines d’imagination afin de lire le monde de nouvelle manière et de ménager des voies en faveur de modes d’être alternatifs. Dans Éros et civilisation, Marcuse présente les images archétypales d’Orphée et de Narcisse comme les possibles «  héros de la culture  » de la politique et de la civilisation qu’il a nommées le «  Grand Refus  » de la culture prométhéenne. Dans la mythologie grecque, Prométhée était le titan grec (dont le nom signifie «  qui pense avant  ») qui a volé sans s’excuser le feu aux dieux pour le donner à l’humanité, parce que son frère Épiméthée (ou «  celui qui pense après coup  ») qui devait donner des attributs à tous les êtres de la terre manqua de prévoyance et les dispensa tous avant même d’atteindre l’humanité. En réponse au vol du feu divin, Prométhée fut condamné à demeurer éternellement attaché au sommet d’une montagne, où un aigle se perchait pour lui dévorer perpétuellement le foie. La figure de Prométhée en est historiquement venue à symboliser les aspects prophétiques, éducatifs et justiciers de l’humanité, et sous cet angle Prométhée devint la figure mythologique classique favorite de Karl Marx. Selon la lecture marxiste, Prométhée est emblématique du potentiel humain pour améliorer la vie humaine à travers des actions politiques audacieuses, l’ingéniosité technologique et une rébellion générale contre les pouvoirs établis, et c’est en ce sens que nous pouvons décrire la pédagogie critique de Freire comme un mouvement pédagogique en faveur du changement social essentiellement prométhéen.

Néanmoins, Prométhée est également représentatif des efforts industriels de la modernité pour produire des solutions aux problèmes prétendus de la rareté naturelle et de l’imperfection du monde, en recourant à l’idéologie du progrès. C’est en ce sens que Marcuse a cherché à libérer de la figure moderne de Prométhée, en qui il voyait le représentant du «  travail, de la productivité et du progrès par la voie de la répression […] le fourbe et celui qui se rebelle (dans la souffrance) contre les Dieux, celui qui crée la civilisation au prix de la douleur perpétuelle[[Marcuse, Éros et civilisation, p. 143-144.]].  »

Illich a indéniablement suivi Marcuse dans sa recherche d’un antidote au prométhéisme social effréné, qu’il voyait à l’oeuvre tout autant dans l’obscur futur de la prétendue utopie technologique que dans la justice sociale et le zèle environnemental des soi-disant progressistes. Illich revisite l’histoire de Prométhée en tant qu’origine mythique du patriarcat et de l’homo faber, l’ «  homme fabricant  ». Illich met en lumière le rôle féminin joué dans le mythe par Pandore (la gardienne décriée de la jarre contenant tous les maux terrestres et un seul bien, l’espoir), avec qui Prométhée conseille à son frère Épiméthée de ne pas se marier, pensant qu’elle incarne le châtiment divin de l’humanité pour avoir volé le feu. Dans les versions du mythe chez les Grecs anciens, qui ont constitué l’interprétation dominante jusqu’à aujourd’hui, Pandore n’était guère davantage dépeinte qu’en tant qu’influence étrange, séductrice et destructrice sur le monde. D’une autre manière, en la considérant comme un mélange entre Ève et la femme de Loth dans le Livre de la Genèse, la société patriarcale a eu tendance à représenter Pandore comme la femme qui est à la racine du désordre de l’existence humaine après qu’elle a ouvert sa jarre et laissé s’enfuir tous les maux qu’elle contenait. Par contraste, dans la lecture du mythe que fait Illich, Pandore était une ancienne déesse de la fertilité dont le nom signifiait «  la dispensatrice de tout  », et en se mariant avec elle Épiméthée épousa la Terre et tous les dons qu’elle recèle. Illich souligne que Pandore était la gardienne de l’espoir et il interprète véritablement la jarre de Pandore comme une sorte d’Arche d’alliance. En conséquence, pour Illich, Épiméthée n’était pas le frère à l’esprit engourdi de Prométhée le sauveur mais plutôt l’archétype antique de ceux qui prodiguent et acceptent des dons, soignent et chérissent la vie (spécifiquement en des temps de catastrophe), et veillent à la conservation de germes d’espoir dans le monde pour ceux qui leur succéderont.

Aux yeux des prométhéens, les épiméthéens sont des sots bien intentionnés qui n’ont pas vu ou été sensibles au péril futur qui forme le contexte de leurs actions présentes et, en fait, c’est sans conteste ainsi que l’on a constamment accueilli l’héritage d’Illich en tant que théoricien politique de l’anarchisme. Mais à partir de la perspective inverse qu’offre Illich, c’est Épiméthée qui demeure dans un rapport librement convivial avec le monde alors que le fondateur du nouveau monde, Prométhée, demeure lié et enchaîné par son propre acte créateur. Quoique le mythe de Prométhée le dépeigne comme le bienfaiteur de l’humanité, depuis une perspective opposée il est possible que l’échec d’Épiméthée dans son don d’un attribut à l’humanité ait été lui-même une sorte de don – un non-acte qui a fait redécouvrir l’espoir en face des espérances. Par conséquent, l’anarchisme épiméthéen fournit un point de vue en collaboration avec l’humanisme prométhéen révolutionnaire, en offrant un recul stoïcien par rapport au rêve utopique du progrès humain et de la justice, et en s’efforçant d’offrir une foi dans l’humanité basée non pas sur l’idéologie – le monde épiméthéen est en un sens pensé après coup – mais sur la reconnaissance spirituelle d’un potentiel d’expériences autonomes et d’entraide.

Pour des relations conviviales

Tel qu’il est exposé par Illich, l’épiméthéisme représente une contre-pédagogie à la fois face aux formes technocratiques contemporaines de reproduction sociale institutionnelle et face aux versions de la pédagogie critique qui s’opposent à l’éducation technocratique au nom d’une éthique de la justice sociale comprise comme distribution équitable des bienfaits de la vie moderne. En adoptant un point de vue anarchiste qui interrogeait à la fois le «  progrès  » de la société industrielle et le progressisme de ses libérateurs prométhéens, Illich est devenu indéniablement, à ce jour, un des théoriciens les plus perspicaces et radicaux du cursus caché. En effet, son travail n’a pas seulement interrogé le matériau explicite des programmes des institutions éducatives en fonction de ce que l’on y passe systématiquement sous silence, il a étendu encore cette analyse en direction du niveau plus profond, cosmologique, de la société en révélant le prométhéisme manifeste de notre société globale actuelle et son évitement méthodique des pratiques et des valeurs épiméthéennes.

Après s’être initialement rendu compte que le programme occulte de la société[[Une société sans école, p. 63.]] façonne les écoles de manière à introjeter les forces de la domination dans les corps à l’étude (ce qui se rapproche de l’idée de «  pédagogie bancaire  » propre à Freire), Illich poursuivit dans son oeuvre tardive en insistant sur le fait que dans une culture médiatique hautement professionnalisée et marchandisée, tous les aspects de la vie soit se promeuvent eux-mêmes comme éducatifs soit exigent de manière croissante une forme d’entraînement en tant que prix à payer pour une consommation sans limite. Sous de telles conditions, l’être qui possède la sagesse, homo sapiens, se trouve réduit à l’homo educandus, l’être qui est en demande d’éducation[[Dans le miroir du passé.]] ; et dans une époque où l’ordinateur devient la «  métaphore clef[[Du lisible au visible.]]  » de l’existence, cette réduction s’est approfondie et diffusée dans la réalité perdue de l’homo programmandus. Par conséquent, Illich s’est de plus en plus préoccupé du fait que l’éducation contemporaine soit devenue synonyme d’une demande de fascisme global, à tel point qu’il devienne impensable pour quelqu’un appartenant au système éducatif qu’une ou plusieurs personnes puissent parvenir à vivre décemment, même dans des conditions austères, si on les laisse s’appuyer sur leurs propres besoins autonomes. Ainsi, Illich en vint à proposer une définition négative de l’éducation avec la formule hétéronyme : «  l’acquisition de connaissances dans un contexte présupposant que les possibilités de cette acquisition sont rares[[Dans le miroir du passé, p. 824.]]  » ; tandis que, selon lui, la pratique de l’autonomie culturelle tend nécessairement vers une conscience épistémologique de l’abondance naturelle de la vie et de la sécurité humaine à l’intérieur de l’ordre des choses matérielles.

D’une manière qui semble tout à fait congruente avec celle d’Illich, Marx a écrit :

Dans la manufacture et dans l’artisanat, l’ouvrier se sert de l’outil, dans la fabrique il sert la machine. Dans le premier cas, c’est de lui que procède le mouvement du moyen de travail ; dans le second, il doit suivre le mouvement du moyen de travail. Dans la manufacture, les ouvriers sont les membres d’un mécanisme vivant. Dans la fabrique, il existe, indépendamment d’eux, un mécanisme mort auquel on les incorpore comme des appendices vivants[[Marx, Le Capital, Livre I, p.474.]].

Mais pour Marx, l’aliénation de la productivité du travailleur telle qu’elle s’accomplit à l’intérieur du système industriel par l’exploitation rationalisée n’est pas seulement inhumaine mais constitue également un obstacle au développement historique des forces productives de l’homme. D’où le fait qu’en réponse, le prométhéisme marxiste cherche à s’organiser politiquement autour d’exigences normatives pour un futur plus humain, qui ne peuvent être atteintes en partie qu’à travers le libre développement de la productivité technique de la société. La réponse de l’épiméthéisme d’Illich au système social industriel inhumain est par contraste plus proche de celle d’Audre Lorde, au sens où «  les outils du maître ne démoliront jamais la maison du maître  ».

C’est sous ce rapport qu’Illich choisit généralement de parler d’ «  outils  », et non de technologie ou de machines, à la fois parce qu’il s’agissait d’un «  mot simple  » et parce qu’il était assez large pour qu’il

[…] englobe tous les instruments raisonnés de l’action humaine, la machine et son mode d’emploi, le code et son opérateur, et […] distingue tous ces instruments planifiés et conçus par l’ingénierie d’autres choses telles que la nourriture ou les ustensiles, qui dans une culture donnée ne sont pas considérées comme soumises à la rationalisation[[La Convivialité.]].

Par conséquent, pour Illich, le terme «  outil  » inclut non seulement les machines mais encore tous les «  moyens en vue d’une fin que les individus planifient et construisent  », telles que les industries et les institutions.

L’anarchisme d’Illich ne cherchait pas à diaboliser la fabrication d’outils de la manière qui s’est imposée parmi les branches les plus extrêmes de l’anarcho-primitivisme. Illich lui-même n’était «  ni un romantique ni un luddite  » et il croyait que le «  passé est une contrée étrangère  » qu’il ne vaut pas la peine de soutenir. Ni technophobes, ni anti-civilisation, les idées d’Illich étaient à l’inverse liées à une sorte de sens pratique non réaliste. En ce sens il demeurait activement animé d’un espoir en des conditions «  postindustrielles  » et passa une grande partie de sa vie à défendre des formes d’ «  outils conviviaux[[Ibid.]]  » qui représentent l’opposé de la technocratie proliférante et de la globalisation du développement industriel. Par définition, les «  outils conviviaux  » d’Illich promeuvent l’apprentissage, la sociabilité, la communauté, «  des relations autonomes et créatives entre les personnes, et le rapport des personnes avec leur environnement  ». Ces outils travaillent à produire une société plus démocratique et écologiquement saine, qui soit «  simple dans ses moyens et riche dans ses fins  », et dans laquelle les individus peuvent communiquer, débattre et participer librement à toute une vie politique et culturelle qui respecte l’«  équilibre unique entre la stabilité, le changement et la tradition.  ». Dès lors, avec l’idée de convivialité Illich a proposé des normes positives en fonction desquelles critiquer les systèmes existants et construire des alternatives viables en se servant de valeurs comme «  la survie, la justice et le travail autonome  ».

Pour Illich, les outils deviennent contreproductifs lorsqu’ils se trouvent systématiquement conçus industriellement afin de produire de plus en plus de «  nouvelles possibilités et de nouvelles attentes  » qui bloquent la possibilité d’atteindre la «  fin désirée  » pour laquelle ils ont été fabriqués. Lorsque cela se produit, soutenait-il, les outils qui ne sont que des «  moyens en vue de fins  » se changent en fins en soi, et modifient ainsi les contextes sociaux, naturels et psychologiques dans lesquels ils se développent. En remarquant que «  l’outil hautement capitalisé requiert un homme bourré de stock de savoir[[La Convivialité, p. 94.]]  », Illich entendait qu’il est nécessaire que les individus luttent pour maîtriser leurs outils, de peur qu’ils ne soient maîtrisés par ces derniers. Car lorsque les individus manipulent de façon non critique des outils qui accroissent la conduite et les besoins humains au-delà des limites d’une échelle naturelle et humaine, les outils auparavant raisonnablement productifs et rationnels se retrouvent paradoxalement contreproductifs et irrationnels. Par exemple, nous pouvons voir cela actuellement avec le développement du réseau de communication global, au sein duquel les membres de la société sont assujettis à la version de la loi de Moore qui recommande de «  faire aussi bien que le voisin  » au point que celui qui ne parvient pas à rester à la page sur un plan technologique se voit véritablement interdit de prendre part à la mode dominante de la vie sociale. Bien entendu, d’un point de vue anarchiste et épiméthéen, cela même pourrait ironiquement constituer la solution du problème actuel.

La critique anarchiste des outils contreproductifs menée par Illich est ainsi liée au concept de «  rationalisation instrumentale  » forgé par Max Weber, aussi bien qu’aux variantes qu’en ont proposées les membres de l’École de Francfort comme Max Horkheimer, Theodor Adorno et Herbert Marcuse. Pour Weber, le processus de rationalisation instrumentale a abouti à une bureaucratisation et à un désenchantement de l’existence, une sorte de nullité mécanique provoquée par des «  spécialistes sans esprit  ». Dans le même ordre d’idées, Horkheimer et Adorno ont cherché à critiquer l’irrationalisme produit par des industries culturelles tendant à réifier ce qui est rationnel sous la forme du fétichisme marchand. En dernier lieu, Marcuse, avec sa notion d’un monde «  uni-dimensionnel  » dans lequel la technologie moderne et les instruments capitalistes organisent une société de domination à l’intérieur de laquelle toute opposition possible se retrouve rationnellement intégrée, a présenté le monstre de Frankenstein qu’est le développement technologique prométhéen d’une manière tout à fait comparable à celle d’Illich.

Une nouvelle fois, il est important de considérer que les anarchistes et les autres radicaux répondent différemment aux problèmes présentés plus haut. Une possibilité de réponse politique serait de déterminer de façon critique les divers aspects du système social et de démolir ses institutions, ou autrement d’agir dans le sens d’une transformation dans ses marges, afin de tenter d’orienter les potentiels de la machine sociale en direction d’un plus grand bien. Cette philosophie de «  l’audace de lutter, l’audace de gagner !  » est essentiellement de caractère prométhéen. Pour sa part, Illich considérait le développement d’horreurs industrielles comme la terreur nucléaire planifiée (Dans le miroir du passé) et la réalité omniprésente d’un «  Moloch Technique  » cybernétique déshumanisé au sein duquel les individus en viennent de plus en plus à façonner leurs existences serviles, comme les résultats nécessairement catastrophiques d’un industrialisme moderne qui a renvoyé ceux qui y renoncent dans une position politique relevant de l’indicible. Ainsi que l’a écrit Adorno, «  écrire un poème après Auschwitz est barbare  », et Illich croyait de la même manière que la meilleure réponse morale que nous pourrions désormais adresser à une crise socio-écologique sans précédent serait de refuser silencieusement de nous engager à en débattre.

Pour le progressiste prométhéen, cela constitue une réponse cynique et risque de conforter la «  culture du silence  » (Freire). Néanmoins, aux yeux d’un anarchiste épiméthéen, cela constitue une tentative directe pour incarner le changement que l’on attend du monde et Illich supposait que pour ceux qui redoutent leur impuissance face aux contraintes matérielles (qui sont sans nul doute très nombreuses aujourd’hui), un tel renoncement volontaire signe un retour vers une vie libre où l’on reconnaît la permanence d’une action qui transcende le système[[La corruption du meilleur engendre le pire, p. 149]]. Par conséquent, on peut conclure que les Prométhéens et les Épiméthéens entretiennent différents types d’amour pour le monde. L’impulsion prométhéenne consiste à aimer suffisamment le monde pour vouloir sacrifier nos intérêts individuels au nom d’une lutte collective pour l’amendement global de la souffrance des autres. Cependant, l’amour épiméthéen demeure spécifiquement attaché au domaine de nos intérêts individuels dans la mesure où il apparaît en réponse à notre conscience singulière de la douleur. De là, les épiméthéens aiment activement le monde en se préoccupant de façon attentionnée de leur propre souffrance et des conditions personnelles immédiates qui en prémunissent.

Le don de l’amour en tant

que pensée après-coup

Même un lecteur occasionnel du travail de Paulo Freire reconnaîtra immédiatement que l’un de ses thèmes principaux est l’amour. En tant qu’éducateur, Freire entretenait un amour sensuel pour la culture des personnes et un amour éthique pour la liberté des personnes. À l’instar de Freire, la pédagogie d’Illich est également informée par l’amour, mais il est nécessaire de comprendre la différence centrale sur ce point entre Freire et Illich en même temps que nous reconnaissons leur similarité. Pour Freire, l’amour est la condition du dialogue et d’une pédagogie prométhéenne dans le monde:


Il n’y a pas de dialogue, cependant, sans un amour profond pour le monde et pour les hommes. Il n’est pas possible de dire le monde, réalisant ainsi un acte de création et de re-création, sans se fonder sur l’amour […]. Là où se trouvent des opprimés, l’acte d’amour consiste à se compromettre pour leur cause, la cause de leur libération. Et cet engagement, parce qu’il est aimant, est en même temps dialogique. Il ne s’agit pas de sentimentalité, mais d’un acte de courage. Il ne s’agit pas d’un prétexte pour la manipulation, mais d’un acte de liberté, source d’autres actes libres. Sinon, ce n’est pas de l’amour[[Pédagogie des opprimés, p. 73-74]].

Ainsi, pour Freire, l’amour est au fondement de la pensée, de la politique et de la désignation créatrice du monde en tant que partie du projet émancipateur qu’est «  l’action culturelle pour la liberté  ».

À l’inverse, en tant qu’épiméthéen, l’amour anarchique d’Illich se rapproche de la libre expression du renoncement à la quête du pouvoir, qu’on le prenne d’une manière équitable ou non. De sa part, il ne s’agit pas d’une affirmation sur le statut ontologique de l’amour, mais plutôt d’une réponse morale profondément personnelle à la prise de conscience historique que quelque chose de fondamentalement terrible s’est produit dans le monde. Comme tel, l’amour d’Illich ne recherche pas la conscientisation organisée ou le développement d’une praxis cognitive des mouvements sociaux mais s’efforce plutôt d’illustrer par le silence l’engagement en faveur d’un futur fondé sur la confiance mutuelle, en changeant la conception de la stratégie politique et en choisissant de ne plus participer à une société fondée sur le Grand Mensonge. L’anarchisme épiméthéen est ainsi convivialement philosophique, selon les considérations d’Illich :

Je reste certain que la recherche de la vérité ne peut se déployer hors de l’entretien d’une confiance mutuelle qui fleurira dans un engagement d’amitié.

En méditant sur l’amour et l’amitié, le dernier Illich revint à de nombreuses reprises sur la parabole du bon Samaritain en tant qu’enseignement primordial à propos de la corruption du soin sous le capitalisme industriel moderne. Dans cette histoire racontée dans l’Évangile de Luc, un Juif errant est assailli par des brigands, battu et laissé «  à demi mort  » dans un fossé. Confrontés à son état misérable, des dignitaires religieux Juifs le regardent et choisissent de passer leur chemin. Néanmoins, le Juif souffrant retient également l’attention d’un passant Samaritain (qui est donc un ennemi juré des Juifs), qui lui témoigne à l’inverse une grande pitié, lui accorde l’hospitalité et le prend sous sa responsabilité. D’une manière intéressante, Illich interprète cette parabole en soulignant qu’elle ne porte pas sur le don d’amour et de charité du Samaritain mais plutôt sur le don effectué par le Juif. Selon Illich, la misère même du Juif a provoqué le malaise chez le Samaritain (littéralement, elle lui a fait mal au ventre) et ce sentiment fut ainsi le don d’amour du Juif ouvrant la possibilité d’une autre manière de vivre. En répondant à ce sentiment, de manière à l’apaiser, le Samaritain a été conduit à renoncer à l’affirmation certaine des identités respectives du Juif et du Samaritain au sein de la société et à s’orienter vers une nouvelle relation basée sur leur souffrance commune. En conséquence, pour Illich, cet acte de renoncement absurde de la part du Samaritain a été la condition de possibilité de son acceptation d’un don commun de liberté rendu imminent par son acte de réciprocité attentionnée.

Le «  soin  » épiméthéen est par conséquent très éloigné du soin libéral. Selon Illich, on ne doit pas le confondre avec la charité grâcieuse dispensée par le riche. On ne devrait pas non plus le confondre avec la marchandise qu’est le soin de santé produit par des experts qui définissent la différence entre le capable et l’incapable, d’un côté, et le normal et l’anormal, d’un autre côté. Également, le soin épiméthéen n’est pas une posture intellectuelle dans laquelle l’individu «  pense  » qu’il aime suffisamment pour vouloir transformer le monde en raison d’expériences abstraites de l’oppression. Citant John McKnight, Illich a précisément décrit ces formes de soin comme les «  masques horribles de l’amour  ». Interrogé une fois sur ses sentiments à propos des reportages dans les médias traitant de la famine et de la maladie endémiques des enfants africains, Illich répondit énergiquement :

Ma réaction immédiate est de me dire ‘je vais faire tout ce que je peux pour évacuer de mon coeur tout sentiment de sollicitude à leur égard’. Je veux faire l’expérience de l’horreur. Je veux véritablement goûter cette réalité dont vous me faites le compte rendu. Je ne veux pas échapper à mon sentiment d’impuissance et tomber dans l’illusion que je me soucie et que je fais, ou ai fait, tout ce qui est en mon pouvoir. Je veux vivre avec dans mon coeur l’horreur insurmontable de ces enfants, de ces personnes, en sachant que je ne peux activement et réellement les aimer. Parce que les aimer – au moins selon ma propre conformation, après lecture de l’histoire du bon Samaritain – signifie laisser de côté tout ce que je suis en train de faire en ce moment et aller relever cette personne…Je considère que c’est impossible. Pourquoi faire semblant de prendre soin[[Cayley, Entretiens avec I. Illich, p. 270-271.]] ?

L’acuité existentielle de la question finale d’Illich – et son exigence de renoncer radicalement à nos rêves d’un monde meilleur dans la mesure où ces rêves ne nous appartiennent pas mais sont plutôt les cauchemars entretenus par les divers secteurs de la machine politique – nous conduit très probablement bien loin de la majeure partie du discours dominant actuel en matière d’éducation.

Freire a demandé à de nombreuses reprises que nous rêvions le «  rêve possible  ». Mais aujourd’hui, quels rêves sont réellement possibles ? Nous pourrions reformuler cela en demandant : la pédagogie critique a-t-elle besoin de la pédagogie de l’anarchisme épiméthéen ? Ou réciproquement : une pédagogie illichienne prônant un anarchisme épiméthéen a-t-elle besoin d’un bon Samaritain ? La recomposition actuelle de l’anarchisme en tant que mouvement social important qui s’efforce de contester les modèles dominants en philosophie, en politique et dans le domaine de la pédagogie nous permet peut-être de formuler ces questions avec un réel sérieux pour la première fois depuis des décennies. Constamment reléguée dans les marges de la vie académique, la forme particulière de pédagogie articulée par Illich a été ignorée des courants majeurs de la théorie et de la pratique de l’éducation depuis les années 1970. Cela a été dû principalement au fait que l’anarchisme épiméthéen a renoncé volontairement aux conditions grâce auxquelles il aurait pu obtenir une légitimité et un pouvoir institutionnels. Désormais, le défi n’est plus simplement de restituer à la pensée d’Illich une place éminente dans le champ académique et de faire en sorte qu’on l’enseigne aux côtés de Freire dans les départements de sciences de l’éducation – cela reste une entreprise prométhéenne. Désormais, l’espoir à portée de main pourrait résider plutôt dans notre capacité savante à cesser de nourrir l’impulsion frénétique visant à reconstruire une nouvelle fois l’éducation dans l’espoir d’un monde meilleur, et dans notre capacité à reconnaître la souffrance institutionnellement programmée de notre existence d’étudiants et de professeurs. De cette manière, nous pourrions recommencer à parler avec autrui très simplement et directement, comme des amis nés de la recherche et du don de l’aide épiméthéenne.

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