Influences (n. fem. pluriel)
  1. Fluide provenant des astres et agissant sur la destinée humaine.
  2. Action exercée sur quelqu’un.
  3. Action exercée sur quelque chose.

Les Influences

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La gauche et l’oeuf numérique

Publié le 21 avril 2017 par

En miroir avec la France : quand la gauche américaine se pose bien des questions sur les effets du capitalisme technologique et s’empêtre dans ses solutions. Le chantier politique semble immense.

Politique. La campagne présidentielle française 2017 a mis sur le tapis, les rapports malaisés de la gauche avec le numérique et les systèmes disruptifs. Le candidat du PS, Benoît Hamon, s’est efforcé de convaincre sur la nécessité de relever et même d’anticiper à bras le corps les défis sociaux et sociétaux que sécrète le nouveau monde du travail et du numérique. Son conseiller sur les entreprises, Nicolas Hazard, a publié en janvier, un petit essai, La Ruée des licornes, sur les changements en profondeur suscité par un business-social model qui n’épargne aucun domaine de notre quotidien.
Cela ne date pas d’hier et n’est pas que le problème de la gauche française.
Le magazine de la gauche radicale chic américaine, Jacobin (15 000 ex,), fondé en 2010 comme un arrière-fond intellectuel du mouvement Occupy et surtout de la grande crise systémique du capitalisme, sait se distinguer et influencer bien au-delà de sa sphère, par son travail éditorial de qualité. Il avait ainsi consacré un numéro de sa revue en mai 2015 à de copieuses réflexions sur la gauche à l’épreuve des nouvelles technologies. Qui mérite relecture.

Le socialisme et le marxisme ont une relation compliquée avec la technologie, puisqu’elle est à la fois les nouveaux instruments de contrôle du capitalisme et la condition de notre avenir.

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L’éditorialiste Peter Frase rappelle que c’est à nous d’être les maîtres de la technologie. Le socialisme et le marxisme ont une relation compliquée avec la technologie, puisqu’elle est à la fois les nouveaux instruments de contrôle du capitalisme et la condition de notre avenir. «  La technologie n’est pas une chose, mais un rapport social , rappelle-t-il. Elle est le cadre de la bataille entre le capital et le travail et «  ce qui est codé dans la technologie ce sont les victoires, les pertes et les compromis de cette lutte  ». Or lorsque les termes du débat sur le changement des rapports de production se réifient dans le technologie, c’est souvent à l’avantage des puissants.
Pour Frase, le défi que la technologie adresse à la gauche est de savoir comment l’intégrer dans la pensée sociale et la stratégie politique, sans verser ni dans le techno-optimisme, ni dans le techno-sceptisme, tout en reconnaissant que les médiations techniques n’ont pas d’existences autonomes. Les luttes politiques d’aujourd’hui tournent souvent autour de l’utilisation des technologies, mais celles-ci ne sont que le symptôme de l’équilibre des pouvoirs de classes qui sont en jeux.

Proposition de Jacobin : nous avons besoin d’un luddisme éclairé –terme forgé des luddistes, ces tisserands anglais qui brisèrent les machines qui les excluaient du marché du travail, et même du monde des vivants actifs. Or cette figure du luddisme, de l’employé qui s’oppose au développement machinique est toujours présentée négativement.

Le luddite figure le plus souvent le mauvais génie du progrès, hostile et obtus à toute innovation pour des motifs égoïstes ou irrationnels, comme l’ont parfaitement compris les nouveaux tycoons du numérique (IBM, Google) qui décernent les Luddite Awards à leurs pires détracteurs pour mieux les tourner en ridicule.

Après avoir longtemps été l’une des raisons de l’égalitarisme américain, la technologie est désormais convoquée pour expliquer ses rugosités, ses frictions et comme justification des inégalités.

Piège conceptuel : la technologie toujours présentée comme émancipatrice est en fait piégée dans son enveloppe capitaliste, optimisée pour maximiser le profit privé plutôt que la richesse sociale. Toute opposition au progrès semble être devenue impossible, qu’importe les valeurs que celui-ci porte. Cette résistance semble d’autant plus passéiste et vaine que les consommateurs, eux, apprécient sans retenue l’accès à la technologie. Comment lutter pour les droits sociaux à l’heure où ils se déplacent dans la technologie ? Comment montrer que la technologie déplace les questions de pouvoir et de distribution de classe ? Pour Frase, ces questions déplacent également le débat. Pour que la société gagne sa part des fruits de l’automatisation, il faut en passer par une bataille à un niveau supérieur de celui des collectifs de travail. Pour lui, le développement machinique pose la question du revenu de base universel permettant de rendre les citoyens indépendants du travail. Le revenu de base universel pourrait mettre fin au choix entre l’homme et la machine.
Certes, peut-être, mais c’est oublier que les rapports de force entre la technologie et les gens ne se situent pas qu’au niveau du travail et qu’au niveau économique aujourd’hui, ils concernent également les champs du social et de la politique, champs qu’on ne peut pas délaisser aux machines sans contreparties.

Paul Heideman revient sur l’histoire des rapports du socialisme à la technologie. Longtemps, la technologie et l’innovation ont été à la base de l’idéologie libératoire et émancipatrice de l’Amérique. Or, aujourd’hui, des penseurs comme Tyler Cowen la convoquent pour expliquer les inégalités : désormais, elle rend la classe moyenne obsolète, elle élimine la demande pour les compétences d’une grande partie de la population active, tout en récompensant ceux qui possèdent les talents de cette nouvelle économie : les 1% ont leur raison d’être ! Après avoir longtemps été l’une des raisons de l’égalitarisme américain, la technologie est désormais convoquée pour expliquer ses rugosités, ses frictions et comme justification des inégalités.
Face à un tel climat de dépolitisation des enjeux, il n’est donc pas étonnant qu’une grande partie de la gauche ait versé dans une certaine technophobie, se contentant d’analyser les rapports de domination inscrits dans les forces de production que la technologie représente.

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La contestation n’est pas dans la technologie, mais dans son contrôle.

Pourtant, rappelle Heideman, l’indifférence à la technologie de la gauche n’a pas toujours été. Le progrès technologique était au coeur de la pensée de Marx rappelle-t-il. Le socialisme ne se disait-il pas scientifique ? N’est-ce pas la technologie elle-même qui le rend possible ?
Une autre critique forte est venue du socialiste britannique Chris Harman au tout début du développement de la technologie informatique. Son pamphlet précurseur (1979) intitulé New technology and the struggle for socialism montre que la contestation n’est pas dans la technologie, mais dans son contrôle.
Pour Heideman, ces deux penseurs de notre rapport à la technologie ont encore beaucoup à nous apprendre. Mais ces questions d’élargissement de la revendication ne sont pas suffisantes et le recul des droits sociaux ces dernières années montre en tout cas qu’elles n’ont pas porté. Les garanties d’emploi, de salaires ou d’avantages ne sont pas suffisantes. Et si les employeurs ont souvent préservé les avantages de la génération actuelle des travailleurs, c’est souvent en s’assurant que les prochains n’y auront jamais accès. Pour Heideman, la stratégie pour lutter, réformer, freiner les effets destructeurs du capitalisme technologique est encore à élaborer.

Tony Smith, autre contributeur de Jacobin, souligne qu’il est nécessaire de mettre le progrès technologique au service des gens.Et de vanter les projets d’innovation collectifs décentralisés et open source, qui génèrent des innovations «  qualitativement différentes  ».
Au final, si la gauche sait être douée de critique des technologies, elle produit encore bien peu de propositions et suscite encore moins de l’appétence, en faisant de la technologie autre chose qu’un outil d’individualisation.

Jacobinmag.com

Lire aussi : Le Tournant numérique, et après ? Revue Socio N°4 (2015), Paris, Éditions de la maison des sciences de l’homme.

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