Influences (n. fem. pluriel)
  1. Fluide provenant des astres et agissant sur la destinée humaine.
  2. Action exercée sur quelqu’un.
  3. Action exercée sur quelque chose.

Les Influences

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Sur une frontière dingue de l’Europe

Publié le 18 mai 2019 par

logo-caoua_-_copie.jpg L’idée : Dans Carnets de la Strandja (Buchet-Chastel), le journaliste Alexandre Lévy explore une nouvelle frontière totalement inconnue des Européens, celle qui sépare les Bulgares des Turcs.

L’Europe en livre. 1/12. La Strandja. C’était un bout du Rideau de fer, sa frontière sud-européenne. Les dissidents bulgares voyaient l’autre côté comme la terre promise, celle de la Turquie et de l’Otan. La frontière avait pour fonction essentielle d’empêcher ses citoyens de fuir leur propre pays, les ressortissants du bloc Est (estimés entre 2 000 et 5 000) aussi. Les gardes-frontières n’hésitaient pas à les tuer,s’ils outrepassaient les barbelés. Après 1989, Elle fut démantelée. Aujourd’hui, cette même frontière renaît, elle s’est même dédoublée. Les traces de la redoutable klion communiste accompagnent la nouvelle frontière européenne. Sa fonction est plus classique, celle-ci cherche à ne surtout plus faire entrer les migrants venus d’Afrique et du Moyen-Orient. L’Europe s’est découvert un impérieux besoin de limites depuis 2015, et la Bulgarie, le petit pays le plus pauvre des l’UE, fait partie de ce tracé stratégique. Moins documenté que la frontière hongroise, Alexandre Lévy, journaliste d’origine bulgare, aujourd’hui rédacteur en chef de la revue française Books, a exploré ce western de l’Europe du XXIe siècle, mâtinée de SF soviétique.

Carnets de la Strandja. 1989-2019 d'un mur l'autre, Alexandre Lévy, Buchet-Chastel, 264 p., 19€. Mai 2019.
Carnets de la Strandja. 1989-2019 d’un mur l’autre, Alexandre Lévy, Buchet-Chastel, 264 p., 19€. Mai 2019.

Iron Maiden dans la Strandja

Ses carnets de notes ne sont pas un essai qui trancherait et cliverait (les frontières sont faites pour ça après tout, on ne va pas en rajouter), mais l’enquête de terrain d’Alexandre Lévy a ce charme fou du « détail divin » : savoir regarder, restituer la trame subtile d’une réalité, sans moraline ni conclusion définitive. C’est drôle et précis, envoûtant et terrible. Dans sa Subaru Forrester d’occasion, avec une bande-son ( Whitesnake, Pink Floyd, Deep Purple, Chris Rea, The Alan Parsons Project, Iron Maiden, Emerson…) qui l’aide à avancer, tout en le faisant re-voyager dans la Bulgarie d’hier, il sillonne les routes sinueuses. La région souffle le grand chaud et le glacial, confrontée au choc des zones climatiques continentale et méditerranéenne. Petites montages pelées, massées par le vent d’Anatolie. Important parc naturel, et forêts, empire passionné des chasseurs qui y tirent le gligan (sanglier) et redoutent de tuer les réfugiés afghans. Chacune de ses rencontres annotées est un micro-événement, une documentation de première main sur cette frontière sud de l’Union européenne, et sur un pays qui a quitté les brumes totalitaires, mais dont l’héritage de fer de Todor Jivkov, 30 ans après, n’est pas totalement dissipé. À Sofia, les amis d’Alexandre Lévy, journalistes du site d’investigation Biva («  Le buffle  ») font ce qu’ils peuvent pour rendre la démocratie un peu plus lumineuse, et la corruption d’État un peu plus condamnée. Si l’auteur a succombé à la tentation de visiter la Strandja – et de délicieusement s’y perdre- , c’est qu’il a été doucement influencé par son ami, Assen Yordanov. Celui-ci journaliste courageux au regard de poète, fils d’un écrivain célèbre de la ville frontière de Bourgas, « s’est trouvé en proie à une grave crise existentielle, il y a passé près de cinq ans à partir de 1986, vivant comme un ermite pas très loin de Goliamo Boukovo ».
La frontière de la Strandja électrise les passions nationalistes et les destins individuels, la peur de l’envahissement, de l’insécurité culturelle et d’une religion qui est celle, majoritaire, du voisin si loin, si proche d’en-face. L’Europe justement. Quel est le rôle de Frontex et quelle est l’empreinte de l’UE sur cette frontière ? Alexandre Lévy montre l’inefficacité à l’œuvre. Les gardes-frontières de l’Europe sont baladés par les autorités bulgares et les policiers locaux – qui préfèrent avoir la main sur le passage, et à l’occasion, dans les poches des migrants.
Sa rencontre avec « Oncle Niko » alias « le cannibale de la Strandja », déclaré schizophrène aigu et irresponsable de ses actes, ceux d’avoir tué et dépecé sa belle-mère et son meilleur ami avant de manger leur foie, qu’il prend en covoiturage, figure la métaphore de la région : un monstre doux, capable de tout. Lévy qui lui aussi a un bel appétit de rencontres, croque bien des silhouettes et des destins, fonctionnaires du parc, chasseurs, épicier ex-flic, couple mixte (Rob, un vieil expatrié anglais et Habiba, sa jeune compagne d’origine éthiopienne et seule noire de la région), le légionnaire de Malko Tarnovo de retour au pays après l’avoir fui sous le communisme, DInko l’extravagant « chasseur de migrants » superstar et criminel underground.

Les dernières traces de la Guerre froide

L’ancienne frontière reste dans bien des têtes. Le chapitre le plus rude du voyage se passe sur Internet : Alexandre Lévy tente de rencontrer une association d’anciens gardes-frontières qui tiennent férocement leur mur Facebook. En vain : « La plupart de ces anciens gardes-frontières pleurent la fin de ce monde et sont persuadés que la Bulgarie d’aujourd’hui – et toute l’Europe – n’auraient pas tous ces problèmes avec les migrants et le terrorisme si l’ancienne frontière et eux-mêmes n’étaient pas envoyés au rebut de l’histoire ». Par la Strandja, Alexandre Lévy revient aussi sur ses pas d’enfance et d’adolescence, les années 1990, le dernier souffle de la République populaire de Bulgarie. La caserne voisine de la Strandja, où jeune Bulgare, il était censé effectuer deux années de service, n’est plus que friche. Il y a aussi le rappel de l’antisémitisme quand on s’appelle Lévy. Le journaliste explique comment l’ancien régime de Theodor Jivkov aux abois a joué avec cette frontière, attisant les antagonismes avec les voisins d’en-face, les Turcs. Quelques pages font remonter à la surface, cette mémoire ravalée d’une tentative d’épuration ethnique, appelée par le pouvoir central, « Processus de la Renaissance », et par un acide humour populaire, «  Grande Excursion  ». À partir de 1984, la citoyenneté des « Turcs bulgares », considérés comme une Cinquième colonne, fut remise en question, avec son point d’orgue à l’été 1989. Il y eût des répressions, des morts, des patronymes bulgares imposés en quelques secondes et des déplacements massifs (360 000 personnes). Cette épuration, peu connue, fut annulée en décembre 1989 : 850 000 personnes purent retrouver leur nom musulman. Il n’y eut jamais de procès de la «  Grande Excursion  », mais en 2012, le Parlement a reconnu dans une résolution, la réalité d’une«  forme d’opération de nettoyage ethnique entreprise par le régime totalitaire ».
La fin du périple tourne un peu en rond, comme si Alexandre Lévy n’arrivait plus à sortir de la zone frontière, à en tirer une conclusion politique très nette. Pourtant tout comme lui, on a envie de s’attarder dans ce petit pays de dureté et d’inquiétude sombre, mais aussi, bizarrement, de poésie humaine, comme un supplément surnaturel offert à l’Europe.

Entretien
«  La Strandja est à la fois européenne et étrange »

Le journaliste Alexandre Lévy. D.R
Le journaliste Alexandre Lévy. D.R

Vos questions étant arrivées après l’apéro, je vous répondrai demain  », nous maile t-il. On avait oublié le décalage horaire d’une heure entre Paris et Sofia. Alexandre Lévy, journaliste d’origine bulgare, confirme, à sa manière, drôle et décalé, le décalage de son propre livre, Notes de la Strandja, que lui inspirent les territoires, les gens, le rythme de vie, les mentalités. La Strandja est une sorte de ligne qui magnétise l’Union soviétique et l’Union européenne, les chrétiens et les musulmans, les drames du passé et les migrations d’aujourd’hui, une douceur de vie et une folie prête à exploser, des fantômes, des fous et de belles personnes. Elle raconte autant la période de la Guerre froide que la nôtre en multicrise financière, migratoire, culturelle et morale de l’Europe.

1. Votre road-trip journalistique souligne la faiblesse de Frontex sur cette frontière. Que nous apprend cette région, la Strandja, sur l’Europe et la Bulgarie ?

« Oui, Frontex est là, mais il sert surtout de faire-valoir aux autorités bulgares – et européennes – voire de cache-sexe, genre ils sont bien là, donc tout va bien. Mais tout le monde dans la Strandja s’en moque, sauf les restaurateurs et autres hôteliers et propriétaires de maisons d’hôtes qui ont une clientèle assurée toute l’année. La Strandja, c’est le flanc sud de l’Union européenne – à quelques kilomètres de là où se déroule mon voyage solitaire, sur la côte de la Mer Noire, des centaines de milliers de touristes viennent tous les ans attirés par le soleil, l’alcool pas cher, les casinos et les boîtes de nuit. Mais cela reste un territoire à la fois hors du temps, traversé par des traditions, habité par une mémoire millénaire et mystique, et un lieu de la périphérie qui en dit long sur le centre. Un lieu que j’ai trouvé révélateur des tendances actuelles dans l’UE : la peur, la méfiance, le renfermement sur soi ; un lieu qui à la fois reste enclavé et s’inscrit inexorablement dans la géopolitique du monde (je pense à l’arrivée des migrants) – c’est tout de même un événement survenu à des milliers de kilomètres, la guerre en Syrie, qui a changé la physionomie de la région. La Strandja est à la fois européenne et étrange et c’est pour cela que je suis allé ; c’est aussi un lieu qui garde inscrit sur son territoire les stigmates de la Guerre froide tout comme ceux de notre temps, comme cette nouvelle clôture de barbelés ultra-sophistiquée censée empêcher les migrants de pénétrer dans l’UE.

Un lieu que j’ai trouvé révélateur des tendances actuelles dans l’UE : la peur, la méfiance, le renfermement sur soi

2. Le site Web Bivol, qu’animent vos amis journalistes d’investigation, a révélé en mai, un détournement de fonds européens de la part de membres du gouvernement. Est-ce que les choses évoluent pour vos amis et la démocratie bulgare, ou êtes-vous pessimiste ?

Les choses évoluent tous les jours : les révélations de Bivol ont provoqué des démissions en cascade de membres du gouvernement et même la mise à l’écart du patron de l’organisme chargé de lutter contre la corruption, pour conflit d’intérêts flagrant. Le problème en Bulgarie reste les coulisses, l’envers du décor : cette zone grise où agissent des hommes de l’ombre, oligarques et autres personnages liés aux anciens services secrets communistes, marchands d’armes, d’influence, faiseurs de rois… Ces gens ne démissionnent jamais. Ils disparaissent, soit de mort violente soit quand les projecteurs restent longtemps braqués sur eux et les grillent.

Whitesnake, leur musique hante ma mémoire et mon livre

3. À l’instar de votre livre, quelle est la bande-son que vous préconiseriez pour les élections européennes du 26 mai ?

Je ne suis pas très inspiré… Mais pour rester dans le ton de mon road-trip, voici un morceau du chanteur de soul blues américain Bobby Blue Band: Aint’ No Love In The Heart of The City. Il date de 1974. C’est une chanson superbement reprise quatre ans plus tard, en 1978, par mon groupe fétiche : Whitesnake, dont la musique hante ma mémoire et mon livre. C’est de la balle, c’est ce que j’écoute en vous écrivant ces lignes.

4. Qu’est devenue la Subaru Forrester, véhicule essentiel de votre road-trip ?

Question douloureuse… Originaire de Die, dans la Drôme, ce Forester de 19 ans, a traversé toute l’Europe et sillonné sans encombre pendant des mois la Strandja, et ce, par tous les temps et toutes les routes. Mais ce printemps, absent de Bulgarie, je l’ai prêtée à mon ami, Mitko le boulanger (présent dans le bouquin), pour ses livraisons. Et c’est là que le malheur est arrivé : la courroie de transmission a lâché. Le moteur semble bien abîmé. La Subaru est immobilisée. Je suis repassé, récemment, la vider de mes affaires : mes chaussures de montagne, ma veste matelassée orange fluo, mon sac de couchage, tout mon barda… Ça m’a brisé le cœur. Mais ici, en Bulgarie, on n’abandonne pas comme ça un compagnon aussi fidèle. Je suis, actuellement, en train de voir plusieurs mécanos, capables – ou pas – de lui redonner une seconde vie. C’est un boulot à plein-temps. »

Lire aussi : Alexandre Lévy, quelle idée du moment avez-vous envie de défendre ? Ici.

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