Influences (n. fem. pluriel)
  1. Fluide provenant des astres et agissant sur la destinée humaine.
  2. Action exercée sur quelqu’un.
  3. Action exercée sur quelque chose.

Les Influences

Filtré pour vous : L'actualité politique et intellectuelle

#Arab rhetoric #Le Rhéteur cosmopolite #Maroc #Omar Khayyam

Comment on parle arabe

Publié le 27 avril 2011 par

(Source Klincksieck)
(Source Klincksieck)
Il faut parfois savoir avouer qu’en dépit de toute son expertise, on reste bouche bée, os aperiens comme le dit la Vulgate au sujet du Christ haranguant ses troupes sur la colline et déclamant le futur évangile de Marx : «  Heureux ceux qui crèvent de faim, ils peuvent toujours aller regarder les étoiles  ». Voilà comment je traduis le Sermon sur les Béatitudes.

J’expliquais, voilà quelques jours, à un auditoire marocain pourquoi la Semaine Sainte est un code rhétorique de parole politique : le mercredi, c’est la trahison de Judas (traduction : la politique politicienne et les coups fourrés) ; le jeudi c’est la Cène, le moment où le meneur se dote de communicants dont la mission (l’apostolat) sera de parler pour lui quand il ne sera plus de ce monde (traduction : la propagande) ; le vendredi c’est le procès truqué et la condamnation et le supplice (faut-il traduire ? règlement de comptes à OK Corral, à coup d’arguments spécieux ; les États-Unis d’alors qui ne comprennent pas que la justice indigène soit une justice de vengeance ; foule qui hurle au lynchage ; «  taliban  » mis au supplice…un scénario rhétorique très moderne). Bref mon auditoire était bouche bée devant mon impiété. Au péage de Rabat je me suis arrêté pour écouter, sur la radio de Melilla, le Saint Père prononcer sa bénédiction Urbi et Orbi, au moment même où l’orage cessait et le soleil surgissait. Illumination, car moi-même, à Fès, j’avais été confronté à des situations rhétoriques que je devinais à peine dans ce fameux «  printemps arabe  », os aperiens, bouche bée.

En voici les plus saillantes, et chacune porte évidemment avec elle une leçon de rhétorique sur «  le printemps arabe  ».

Le psalmiste est un bel et jeune homme aveugle qui s’accompagne au luth[[Mustafa Said, et le groupe Asil, spectacle sur CD Roubaiyat el Khayam.]]. Un accord brutal, il entame la mélopée, passages obligés et variations libres, sur un quatrain d’Omar Khayyam. Sa voix est voilée, une sorte de râle maîtrisé. Ce n’est pas une voix d’opéra belcantiste. Une voix trop pure serait insulte au Créateur. La parole humaine, sauf à psalmodier le Coran, lui seul inspiré, ne doit pas rivaliser avec la parole et le souffle ineffables. La matière voix, impure et maîtrisée dans ces défauts, doit seulement témoigner de l’aspiration humaine à rejoindre la divinité, et à la manquer. Bref, soirée soufiste à Fès, «  ville sainte  » comme disent les prospectus touristiques ainsi que Tours pourrait être «  ville sainte  » de la Chrétienté si le merchandising s’y était attelé, et la Révolution n’avait pas fait de l’intolérance vis à vis des croyances une valeur sûre et forte, naguère, de la République. Bref, une grosse ville de province avec ses notables rassérénés, ses joueurs de tennis et ses Emma Bovary, ses quartiers chauds et ses émeutes régulières, me dit-on, et ce festival high culture à la belle saison ; tout cela dans une nature abondante et riche, au milieu de monuments d’un passé glorieux, irrigué par les vins de Guerrouane. La Touraine, vous dis-je.

En première partie une cantatrice palestinienne, majestueuse en ses brocards or et noir, diadème de brillants et chevelure Bardot, avait chanté un cultissime poème de Khayyam popularisé par Oum Kalsoum. Mon voisin, un lettré, me dit : «  La traduction a l’air exacte  ». Khayyam écrivait en persan. Le public reprenait les paroles, mystiques, du poète persan : il s’agit toujours, sous le couvert du lyrisme érotique, de la faiblesse de l’homme face à la divinité, et des tours et retours que cette faiblesse impose à ceux qui prennent la peine d’y penser, bref d’une rhétorique de l’humiliation humaine. Mais le public reprenait les paroles : c’est un tube. Voici l’équation rhétorique : un poème mystique persan, traduit en arabe, popularisé par une chanteuse égyptienne, et un public qui bat la mesure et entonne les paroles, en dépit de la sophistication du chant classique et de la langue littéraire. Rien d’équivalent chez nous : on est affronté, ici, à la nature populaire, sans dégradation vers le tendance ou «  l’engliche  », de normes de réflexion sur la vie, la mort, l’homme, l’univers, en passant par une langue dont nous n’avons plus l’analogue (latin ou français), une langue universelle comprise à Fès, à Tombouctou et à Londres. Le latin, que nous avions propagé jadis comme idiome universel (la France était au cœur de la latinité chrétienne), était devenue une langue ésotérique si peu comprise que Vatican II s’en débarrassa. Elle n’était plus depuis au moins le XVIIe une langue transnational et dotée, comme l’arabe actuel, d’une puissance d’évocation émotionnelle et de reconnaissance identitaire, une langue qui permet d’actualiser directement ce que nous n’avons plus : un dogme universel. Regarder Al Jazeera en anglais ne nous donne que le fantôme de ce qu’elle diffuse en arabe. C’est un leurre pour touristes du web.

Le lendemain, changement de décor : réunion du syndicat socialiste à la Chambre de Commerce, une belle rotonde style Lyautey. L’administration proconsulaire française a laissé son empreinte avec de nombreux lieux civiques propices à la réunion et au débat, des lieux rhétoriques républicains, délibératifs et donc paradoxaux ici. Ces lieux coloniaux sont mis à l’usage de la parole délibérative. Le sujet du meeting : les réformes constitutionnelles annoncées par Mohammed VI dans son discours du 9 mars. La salle est bondée. Présence massive de femmes, des ouvrières surtout, et pas un seul voile. Un des intervenants murmure, «  là, on va devoir parler dialectal, mais pas facile à cause de la nature du sujet  ». Un «  barbu  » comme on les appelle ici, un Frère musulman, fait le tour du déambulatoire, dans les robes et l’embonpoint d’une cantatrice, et s’installe avec la componction des curés de jadis visitant leurs ouailles ignares, et qui l’ignorent. Le public est de gauche, populaire, habitué à la discussion, il veut de vraies réformes économiques et sociales, pas seulement une recomposition du «  pays légal  » par le maghzen (le gouvernement au sens du «  roi en ses conseils  » de notre Ancien Régime) alors que le pays réel est en ébullition à peine retenue. Fès est aussi une sorte de «  ville sainte  » des revendications de gauche, avec ses notables et ses mélopées, politiques et syndicales. Il faut donc parler dialectal pour ne pas être ineffable. Et du coup pouvoir être compris de Dakar à Karachi si Al Jazeera ou une chaîne du Golfe diffuse des images de la réunion. On ne sait jamais. Le monde arabe et musulman est le vrai global village. Dans un café, le lundi de Pâques, à Casablanca, on voyait une chaîne télé passer en effet des émeutes au Yémen et, dans la foulée, une manifestation dans la rue devant le café, La Royale, le jour d’avant – la langue unique unifie les événements.

Le dimanche justement, le membre d’une NGO me racontait comment dans les douars de l’Atlas ces villages, en dépit des attaches tribales qui ne sont en fait qu’un mot, vivent en autarcie, à la fois fermés au monde extérieur et informés de tout grâce aux nombreuses chaînes par satellite diffusant sur l’Orient et le Maghreb, sans que cette connaissance immédiate et forcenée de l’extérieur ait un réel impact sur leur compréhension de choses de base pour améliorer leur sort économique (par exemple le productivité des oliveraies paysannes). Les jeunes sont au courant, et partent. Il existe une disjonction pratique entre l’information en arabe sur le monde arabe et les printemps arabes, véhiculée par une langue transfrontières qui fait que les slogans de Damas sont compris à Casablanca, sans qu’on ait besoin d’avoir un journaliste pour faire de la ventriloquie.

Mais cette appréhension du monde est un fantôme, un sorte de spectre oratoire spectaculaire, un monde d’images étonnantes et de paroles troublantes qui a du mal à se traduire en un univers d’action locale. D’où la méthode rhétorique courante du «  plaidoyer  », qui désigne une proposition, une suggestion, une demande de réforme, adressée par la base en quelque sorte au monarque et au maghzen en réalité. Le global n’arrive pas à impacter, rhétoriquement, sur le local, et les formes traditionnelles de la rhétorique aulique perdurent – on s’adresse à la «  Cour  » (aula), on fait une remontrance soumise au roi en ses conseils et en sa Cour ; on attend que le «  plaidoyer  » produise, comme tout plaidoyer, un jugement qu’on espère sage et juste. Le plus étonnant est que les puissances tutélaires successives, française et américaine, traduisent ce système de rhétorique aulique en principe diplomatique dans leur appréciation des réformes en cours, sans mesurer que le processus rhétorique en place (le plaidoyer d’en bas et la justice d’en haut) est aussi la cause de la crise que traverse le royaume chérifien. Aveuglement devant la nature délibérative d’un état du politique.

Bref, la pratique rhétorique arabe, ou musulmane, actuelle use de formes encryptées qui vont de la reprise, de pays à pays, de codes de parole fixés, et appréciés pour leur fixité séculaire, allant de poèmes mystiques à des actes cérémoniels que nous traduisons dans notre système rhétorique pour essayer d’en apprivoiser l’exotisme et le ramener à ce qui nous est familier. Ces codes rhétoriques sont à la fois puissamment logiques (le plaidoyer) et efficacement poétiques (le quatrain, dans mon anecdote).

Je termine en refermant le trait de mon arabesque : dans la tradition philosophique inspirée de certains textes grecs anciens par la falsafa arabe, la logique surtout – ce que j’appelle l’Arabie Pétrée de la philosophie par opposition à ce qui aurait pu être l’Arabia Felix des dialogues iconoclastes de Platon ou les injonctions des sceptiques et cyniques – bref, dans cette version pierreuse de la sagesse grecque si propre au logicisme arabe, à distance horrifiée des traditions grecques qui en faisaient des vertes et des pas mûres et nous ont légué, lors de leur vraie découverte à la Renaissance, l’athéisme de la pensée, eh bien ! dans cette tradition-là la poésie est un argument. Paradoxe : comment la poésie est-elle un argument si la tradition arabe de la falsafa rivée sur l’étroit bout logique de la lorgnette des Grecs est justement obsédée par la logique ? Parce que dans la «  canon  » de la Logique revue par les philosophes logiciens et mathématiciens arabes, commentateurs d’Aristote, la Poétique fait partie de la Logique. Alors qu’Aristote, impulsé par un sens assuré des enjeux politiques en démocratie, distinguait entre l’argumentation sur des bases vraies et selon des protocoles exacts (la dialectique, articulée à la logique – en science), l’argumentation politique (la rhétorique et ses technologies)[[Voir mon Hyperpolitique (Paris, Klincksieck, 2009).]] et, troisièmement, la persuasion propre aux œuvres de fiction (bref, la littérature, ou la publicité, et comment «  on y croit  » au point que les romans donnent des leçons de vie), les commentateurs musulmans considéraient que le canon logique était un, d’un seul tenant, et que la poésie (la littérature) avait une valeur véridique. Pourquoi ? Dit simplement, il fallait que ce fût ainsi puisque le Coran est un réceptacle d’images fortes, un grand texte poétique, inspirant et inspiré ; faute de quoi la parole insufflée à Mahomet risquait de tomber hors du champ pratique, et comme le Coran édicte non seulement le dogme (religieux) mais la loi (civile, pratique, politique), en éjectant la poésie on eût éjecté aussi le Coran.

C’est cette double culture, rhétorique, du logique (écoutez les politiciens arabes, même mal traduits, s’exprimer, ou M. T. Ramadan : c’est une déferlante argumentative) et du poétique (voyez sur google comment on caractérise Arab rhetoric…extravagance oratoire, grands mots, excitation continue) qui rend notre compréhension de l’univers rhétorique arabo-musulman si déficiente.

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2 commentaires sur “Comment on parle arabe

  1. Comment on parle arabe
    Approche originale,démonstration convaincante,la symbiose est parfaite;nul besoin d’initiation spitituelle,devant ce texte qui dégage une poésie forte,qui pénètre son lecteur avec un curieux sentiment d’impuissance et d’enchantement.

    1. Comment on parle arabe
      Merci de ce message empathique et sympathique. En ces jours d’idolâtrie (le mariage royal en Angleterre, la béatification de JP2, l’OTAN comme Feu du Ciel, Césaire au Panthéon, Bleu Marine etc ) il faut en effet réfléchir sur la poésie politique. PhJS.

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