Unabomber au Palais de Tokyo
Publié le 13 décembre 2009 par Les Influences
Jusqu’au 17 janvier 2010, le Palais de Tokyo propose « Chasing Napoléon », une exposition « qui fait profil bas », avec ses traqués aux pensées bousculées comme le terroriste anarcho-primitiviste Theodor Kaczynski, reclu dans sa cabane, ou Saddam Hussein déchu au fond de son puits.
On doute qu’on l’ait tenu au courant.
On soupçonne même qu’il ignore, même en rêves teintés de noir, que sa cabane dans les bois où il vivait sa vie d’anarcho-primiviste à la Thoreau des temps modernes, en théoricien et terroriste aussi artisanaux l’un que l’autre, mais capable de tuer et de blesser l’un et l’autre, a été reconstituée dans une grande salle en béton. Unabomber est tombé de son vivant dans un plus grand cachot que le sien, qui s’appelle le domaine public. Mais on a presque envie de lui écrire pour lui dire : « Et au fait, Theodor, tu sais quoi ?… » Car, les journées doivent être longues à ADX Florence, même si le nom est chouette. « …Tu sais quoi, là-bas à Paris, près de la Tour Eiffel, Theodor, tu es le centre, ou disons l’inspirateur d’une expo qui s’intitule « Chasing Napoleon », j’essayerai de t’expliquer pourquoi tout à l’heure.
Bon évidemment, tu vas sans doute rire jaune quand tu sauras que l’expo est notamment sponsorisée par Electrolux et Suez Energie, toi qui pourfendais le progrès et le système technologique. Je crois que ces sponsors-là, c’est à cause de la seule pièce un peu bling-bling de l’expo : une chambre froide à moins 30 degrés, dans laquelle sont enfermés les visiteurs pendant trois minutes, où ils peuvent assister à un petit spectacle de pyrotechnie. Genre omelette norvégienne, ou si tu préfères, Louise Labbé : « J’ai chaud extrême en endurant froidure », pff. Mais c’est comme ça, Theodor. A partir de ton nom, l’expo s’étoile ou part en couilles, comme tu décideras. Mais que je te raconte mieux.
Contrairement aux années 80, « ce terrible temps de la douceur de vivre », les années 90 sont allés si vite, avec un tel écrasement des figures dans tous les sens du terme, y compris des figures de style, qu’on avait presque failli t’oublier, Unabomber. Donc, merci pour commencer à « Chasing Napoleon » de te rappeler à notre bon souvenir.
Zones d’autonomie temporaires
Sauf que toi, tu n’es pas un fou littéraire, mais un fou scientifique. Bref, il y a dix, quinze ans, tu étais donc le terroriste artisanal, on a presque envie d’écrire le prophète artisanal d’une pensée qui a fait démocratiquement florès aujourd’hui : celle de la décroissance. Au fond, tu vivais dans les bois comme aujourd’hui, on dit qu’il faut manger selon les saisons pour sauver la planète. Thoreau, Emerson et Hawthorne, les trois écrivains de Concord, Massachusetts, sont aujourd’hui de nouveau à la mode. Surtout Thoreau. Et puis trois ans après ton arrestation, l’anarchisme américain a fait une démonstration de force à Seattle, lors du sommet de Seattle en créant des « zones d’autonomie temporaire » dans la ville. Aujourd’hui, comme tu peux le voir, l’écologie est devenue l’unique politique de ceux qui n’en ont pas. Décroissez et démultipliez.
C’est donc tout cela que veut embrasser « Chasing Napoleon » – l’anarchisme américain, les fous scientifiques, l’écologie, la décroissance… — en s’étoilant ou en partant en couilles, comme je te l’ai déjà dit, tu décideras.
Mais je ne crois pas que ce soit le plus important. Le plus important c’est que l’expo, un peu ribouldingue, confuse, désordonnée, raconte finalement assez bien un moment historique. Celui du milieu des années 90, quand s’est formulée à la fois une éthique et une esthétique : celle du low. C’est à la fois l’époque du low coast et de la low-fi, mais surtout l’époque et l’éthique du low profile. Vivons heureux, vivons cachés.
Or, cette expo, qu’on peut trouver cérébrale, est surtout une expo qui fait bien profil bas. Salles presque vides, musique inaudible (Le Prélude flasque de Satie, enregistré à une fréquence seulement audible des chiens, mais comme ils sont interdits dans les musées, les pauvres… : il est temps d’ailleurs d’ouvrir les musées aux animaux, nous avons besoin de leurs regards sur les œuvres, il faut que Frédéric Mitterrand se prononce absolument sur ce sujet)… Le puits où s’est caché Saddam Hussein fait joliment écho à ta cabane. A la fin de l’expo, on présente les oeuvres d’un fou scientifique, qui a versé lui dans la peinture plutôt que dans le terrorisme sans qu’on songe tout à fait à lui donner raison.
En fait, les visiteurs ratent souvent, comme j’ai pu l’observer, les deux plus belles pièces de l’exposition : celle où dans l’anfractuosité d’un mur d’une petite salle sombre, pousse un peu de lierre. Et puis, juste avant la sortie, dans un recoin, la reconstitution de ta bibliothèque. Par peur du vol (anarchiste, anarchiste à demi), on ne peut hélas pas bien la voir, mais du regard, on peut découvrir un Tacite, différents manuels scientifiques, et un livre de poche dont la photo de l’auteur et le titre — THE SAVAGE ASPARAGUS — font rêver. Et puis, mon bon Theodor, j’en finis comme promis avec le titre : « Chasing Napoleon ». Cela vient, je crois, d’une phrase d’intention extraite du catalogue qui affirme que : « Chasing Napoléon prend acte d’une bérézina qui met en déroute le réel lui-même ». M’est avis que c’est une phrase qui ne veut pas dire grand-chose, voire rien, mais bon, il serait pour le coup très optimiste d’imaginer qu’un jour les chiens sachent lire.