La Conférence Sociale ou la rhétorique de l’auto-tamponneuse
Publié le 8 juillet 2012 par Les Influences
Demain il se tiendra une grande « conférence sociale » dont le secrétaire général de la CGT félicite le gouvernement. C’est son chant du cygne. Même si le sujet est austère à la veille des Grands Départs je voudrais esquisser ce qu’est cette bête rhétorique, le « dialogue social ».
Le « dialogue social » c’est un peu ça ; ça veut faire jaillir une cohérence cadrée hors des relations sociales créées par les relations de travail. Et de l’ensemble des procédures réglementaires et législatives qui désormais « encadrent » le Travail, une réalité générale. C’est la version soft de la lutte des classes, l’autre mythème du Travail dont je déplore l’extinction car celui-ci au moins donnait du ressort à la politique, intérieure et étrangère – la vraie, pas la version managériale du politique dont l’oligarchie qui nous gouverne (droite et gauche) a fini par nous persuader que c’est la seule forme possible de la démocratie républicaine.
C’est donc une rhétorique, et une doctrine. Les pratiques du dialogue social sont des rituels du droit du travail, fixant les qualités des partenaires sociaux, leur vocabulaire, leurs procédures et leur calendrier. Cette Conférence sociale, avant l’été, a deux buts : un but machiavélien, à savoir fixer à l’avance le calendrier de septembre et désamorcer le rituel des mouvements sociaux qui, chaque rentrée, redouble le rituel de la reprise des travaux parlementaires ; un but idéologique, en s’alignant sur les « conférences du travail » qui préconisent un dialogue social permanent.
Notre nouveau gouvernement, qui est doctrinaire, entend rajouter à son contrôle absolu de la souveraineté nationale le contrôle absolu de la souveraineté-Travail. Dit autrement, le dialogue social, élevé à une rhétorique générale, crée deux peuples au sein de la souveraineté et de la représentation nationales : le peuple qui vote, et délègue son pouvoir aux députés ; le peuple qui travaille, et délègue le pouvoir qu’il n’a pas, à des délégués – bref un « hyper-peuple », dont le dépositaire est le gouvernement.
La rhétorique du dialogue social, par un gouvernement qui « y croit » (c’est un élément de sa doctrine), par comparaison avec le précédent qui n’y croyait pas (quand M. Hortefeux se gargarisait de « démocratie sociale »)[[Son discours de ministre du travail (ah ! vous l’aviez oublié ?), lors de l’installation du Haut conseil du dialogue social, en mars 2009 (www.travail-solidarite.gouv.fr).]], rappelle une différence de fond entre la droite (enfin, ce qui reste du parti post-gaulliste) et la gauche : à droite, il existe une rhétorique des relations qui créent du travail, à gauche une rhétorique des relations que crée le travail. Je m’explique : pour une mentalité de droite, la relation employeur-employé fabrique le travail (on cherche un emploi, on passe une entrevue, on signe un contrat d’embauche, on gagne un salaire : le travail est le produit de cette relation) ; pour une mentalité de gauche, la relation est inverse (le travail préexiste au processus décrit, puisqu’il est organiquement lié au capital investi – un patron qui ne peut pas faire travailler son capital par le travail d’un salarié n’est pas un patron, c’est à la limite un rentier, tant que la rente rapporte). Le « dialogue social » est une vaste mise en scène de la deuxième interprétation, un mythème de gauche. Un rapport de 2006, écrit je suppose par un agrégé des lettres, le formule ainsi : « Dans ce théâtre, sans unité ni de temps, ni de lieu, ni d’action, il devient, en effet, plus qu’urgent de redéfinir le rôle de chacun ainsi que les règles du jeu »[[Pour une modernisation du dialogue social, p. 13.]]. Ça c’est une formulation de droite, en termes de rôles et de contraintes dramatiques qui permettent une mise en scène des acteurs sociaux (version Sarkozy). Une formulation d’agrégé de gauche, aurait remplacé « théâtre, règles du jeu » par ceci : « Autre chose serait d’inscrire dans la Constitution une nouvelle articulation entre le législateur et les moyens qu’il se donne pour que sa décision soit assise sur une concertation ou une négociation avec les partenaires sociaux »[[Interview du 4 juillet, dépêche de la CGT (http://www.cgt.fr/Interview-de-Bernard-Thibault-a-l,39408.html).]]. Vous avez reconnu ? M. Thibault, dixit. Et dixit, vir bonus dicendi peritus[[Comme disait Cicéron.]].
De quoi le secrétaire général de la CGT se fait-il le défenseur sinon de deux choses : d’une part il prend ses distances envers la schize (désolé, c’est le mot !) entre peuple-souverain et peuple-travail, en rappelant au gouvernement doctrinaire actuel que la Souveraineté ne se fractionne pas, qu’il y va de la Représentation du peuple en démocratie républicaine ; et d’autre part qu’il existe un danger à transformer, par doctrine, la définition même du peuple. Quand le move venait de droite, peu importe car clairement M. Hortefeux s’en moquait. Quand la manœuvre exprime une volonté doctrinaire de quadriller la représentation nationale, le patron de la CGT se souvient de ses lectures, même en extraits, du Capital – que le travail est lié au capital et que, par le nombre, le peuple qui travaille « excède » les capitalistes, donc que le Législateur est, logiquement, son véritable représentant, donc qu’il s’agit pour ce gouvernement doctrinaire de se rendre compte pleinement que si l’Assemblée est truffée de profs et d’avocats ou de politiciens professionnels qui ont pour cri de ralliement la remarque indécente du premier ministre osant déclarer qu’il avait siégé pendant 26 ans (ah ! mais alors quand avez-vous vraiment travaillé, M. Ayrault ?)[[Déclaration de politique générale du Gouvernement à l’Assemblée nationale, 3 juillet 2012.]], eh bien c’est au Législateur de représenter effectivement le travail.
On peut ne pas être d’accord avec M. Thibault. Je me contente de montrer comment le plus vrai des syndicats, le seul qui ne soit pas tourne-casaque, a bien vu que le mythème du gouvernement doctrinaire à qui nous avons remis, domino après domino, les pleins pouvoirs (et dont il ne semble pas quoi faire) est de créer une rhétorique générale qui lui permette de jouer une fois sur le clavier du peuple-souverain, une autre sur le clavier du peuple-travail, le gouvernement ayant donc tout sous son contrôle dans le but d’éviter tout tamponnage. Le Travail défini comme un réseau de relations prééxistantes s’imposera alors au Législateur, révélant du coup ce que veut vraiment dire le patron de la CGT, que le peuple-travail est en réalité la condition du peuple-souverain – un mythème.
Après l’hyper-présidence nous risquons de passer sous la coupe de l’hyper-gouvernement, qui, comme le spectateur au bord de la piste des auto-tamponneuses, s’imagine imposer des cohérences dans les passages chaotiques des voitures, et s’imagine, en maître du jeu, pouvoir en réguler les relations depuis son poste de contrôle, au mépris de la réalité – que les choses de la vie publique, comme les auto-tamponneuses, n’obéissent pas à une doctrine ni à une rhétorique.