Du mystère Michéa, et de quelques autres
Publié le 25 novembre 2019 par Rédaction LI
L’idée : L’essai de Kevin Boucaud-Victoire permet de rentrer dans l’univers du philosophe. Mais pas dans celui de ses influences sur ses disciples divers et variés.
POLITIQUE Une fois dit, et même répété, que Jean-Claude Michéa alias « Michoko », 69 ans, jeune retraité de l’université, avait quitté Montpellier pour se replier dans les Landes et cultiverait selon la rumeur, son jardin (les hectares ne sont pas précisés dans l’essai) suivant les règles de la permaculture, que dire de plus ? Michéa a beaucoup agacé. Le faux anachorète soigne parfaitement son profil médiatique et sa victimisation de penseur provincial et communaliste maudit. Ce qui ne l’empêche pas de faire la pluie et le beau temps chez Flammarion, et d’y avoir imposé par exemple, le géographe Christophe Guilluy théoricien de la « France périphérique ». Il énerve, il stimule car il y a quand même du grain à moudre. Kevin Boucaud-Victoire, déjà spécialiste de la cosmogonie politique et morale de George Orwell, s’y emploie dans un essai convaincant, Le Mystère Michéa.
Le point fort de l’antilibéralisme et la figure d’Orwell
Il s’agit d’une bonne introduction perspicace au système d’idées de Michéa. Qui hésitait encore y trouvera là son compte d’intelligibilité, et une bonne invitation à le lire et à le penser. De ce point de vue, la démonstration est réussie. Elle sait mettre en scène les disputes sur les concepts michéistes les plus saillants ( l’analyse du libéralisme, le socialisme plutôt que la gauche, la pensée orwellienne et son diamant théorique la common decency, la défense des classes populaires et la théorisation d’un populisme digne). Il explique point par point et in fine la nécessité de devenir un « anarchiste conservateur ». Le point fort, et le point de contact entre différents foyers d’idées, est sa critique du libéralisme. Il est même « le point central et la singularité de la pensée de Jean-Claude Michéa, insiste Kevin Boucaud-Victoire. Car « c’est bien cela qui dérange autant. Alors que l’histoire des idées distingue libéralisme politique (plutôt de gauche) et libéralisme économique (plutôt de droite), pour le philosophe, le libéralisme est un et indivisible. » Michéa reste « résolument socialiste et anticapitaliste » même si la droite antilibérale, reconnaît-il, est assez douée pour formuler « certaines des critiques les plus lucides de l’individualisme libéral, de ses fondements anthropologiques et de ses conséquences morales et culturelles désastreuses sur la vie quotidienne des gens ordinaires. » Michéa oppose aux penseurs anticapitalistes de la droite, leur fétichisation du nationalisme et un goût trop prononcé pour la hiérarchie et la force brutale.
Lui est socialiste originel, c’est-à-dire d’ « un socialisme qui par définition, est incompatible avec l’exploitation capitaliste », contrairement à ce qu’est la gauche d’aujourd’hui. Le philosophe permaculteur de pensées tranchées et radicales défend une « société sans classe, libre, égalitaire et décente » comme lui indique sa boussole orwellienne. Car chez Michéa, domine au milieu de beaucoup d’autres intellectuels étudiés, la figure d’Orwell. Ainsi, le michéisme orwellien admet un populisme qui consiste à « faire dresser face à cette oligarchie ceux qu’Orwell appelait les « gens ordinaires », c’est-à-dire « tous ceux qui courbent l’échine devant un patron ou frissonnent à l’idée du prochain loyer à payer. » De là découle un défi politique gigantesque : « la mise en place d’un nouveau langage commun susceptible d’être compris – et accepté – aussi bien par des travailleurs salariés que par des travailleurs indépendants, par des salariés de la fonction publique que par des salariés du secteur privé, et par des travailleurs indigènes que par des travailleurs immigrés » souligne Kevin Boucaud-Victoire.
Comment l’aimant Michéa les attire t-il et pourquoi faire ?
Mais ce petit livre d’analyse refermé, il nous manque la résolution d’un mystère bien plus grand encore que ledit mystère Michéa, et celui-ci est frustrant : la réalité d’une « génération Michéa » que l’auteur effleure avant de s’en éloigner au plus vite. Trop intimidé ou trop révérencieux ?
Kevin Boucaud-Victoire dans les toutes dernières lignes de son analyse, indique la transmission critique très riche de Michéa pour ce qui concerne le libéralisme et la gauche. Reste que « ses propositions sont bien moins nettes » admet l’auteur. Il lui est reconnaissant d’avoir exhumé des penseurs snobés par le marxisme-léninisme et la french theory, à savoir des intellectuels radicaux comme Cornélius Castoriadis, Christopher Lasch, Guy Debord et bien sûr, George Orwell.
L’avenir de la vie intellectuelle française des dix prochaines années dira si Michéa était un penseur en sucre, dont les livres se vendront à prix très dégradé dans les casiers de Joseph Gibert, ou en béton armé pour l’avènement de l’une des idéologies du XXIe siècle, un nouveau conservatisme hybride qu’un ensemble de jeunes penseurs s’emploient à construire.
QUE LISEZ-VOUS ?
Karl Marx, les classes moyennes de Christopher Lasch et la bourgeoisie de Jack London
1/ Le Manifeste du Parti communiste, Marx et Engels,
170 ans plus tard, un livre qui semble chaque jour un peu plus d’actualité pour comprendre la dynamique du mode de production capitaliste et ses conséquences sur la société.
2 /La culture du narcissisme, Christopher Lasch
Essai fondamental de l’un des pères idéologiques de Jean-Claude Michéa. Le livre qui décrit le mieux les conséquences sociales et sociétales de la société de consommation.
3/ Martin Eden, Jack London
Le chef-d’œuvre de l’écrivain américain. Une critique implacable de la bourgeoisie et de son hypocrisie, ainsi qu’un éloge de la culture, enrobés dans une histoire d’amour.