Influences (n. fem. pluriel)
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Le faux en art : « La justice et le ministère de la Culture s’en fichent »

Publié le 23 février 2021 par

Avec L’Affaire Ruffini (Buchet-Chastel), le journaliste Vincent Noce brosse la fresque méticuleuse et sidérante du faux artistique qui gangrène le marché et détruit l’histoire de l’art. En toute impunité. Entretien avec l’enquêteur du désastre.


Voyez le tableau : En 2016, une juge d’instruction française plus teigneuse que la moyenne décide de saisir le tableau Vénus au voile que des experts attribuent à Lucas Cranach, alors exposé à Aix-en-Provence pour la plus grande fierté de son propriétaire, le prince du Liechtenstein. Derrière ce faux, s’esquisse, une fois de plus, la silhouette d’un certain Giulano Ruffini, « agriculteur » de profession officielle et ami de l’art par passion. Ce Cranach sorti dont ne sait d’où va rendre fou de nombreux experts de réputation raisonnable, faire tousser de grandes maisons de ventes aux enchères, enrager des intermédiaires abusés. Avec la cruauté incisive du scalpel, une belle obstination et une ironie ravageuse, le journaliste Vincent Noce a enquêté durant cinq ans sur des tableaux controversés et tous attribués à la filière Ruffini.

C’est une enquête en profondeur qui nous entraîne dans le monde du marché contemporain de l’art, de ses évaluations, de sa finance et de sa mentalité, de ses agents, experts, commerçants, galeristes, critiques d’art, flics et avocats spécialisés et de Ruffini lui-même. Noce saisit des personnalités baroques, croque des situations ahurissantes et révèle de faux semblants sous le vernis écaillé d’une micro-société malade d’images et qui ne se soucie plus vraiment de leur traçabilité. Cette enquête pourraît être un plaisant thriller, mais il se double d’un essai sur le faux artistique, sur les valeurs du marché qui devient de plus en plus souvent marché de dupes. E.Lx

Le journaliste Vincent Noce, spécialiste du marché de l’art, à Paris, le 8 février 2021 par Olivier Roller.

Derrière votre livre d’enquête sur un faussaire (présumé), n’apparaît-il pas un autre ouvrage tout aussi profond et dérangeant sur l’auto-intoxication, celle des experts, des spécialistes, des critiques d’art, des spectacteurs face à une œuvre qu’ils croient voir ?
VINCENT NOCE : « Je dirais peut-être « auto-conviction », mais oui, tout à fait ! Au-delà des embrouilles qui font le folklore du marché de l’art, je me suis demandé comment autant de professionnels sincères et honnêtes ont pu s’égarer à ce point. L’incitation financière ou le péché d’orgueil ont joué : d’un côté les millions ont valsé, de l’autre un conservateur peut être fier de révéler au public une grande découverte dans son musée. Mais, au-delà de ces faiblesses bien humaines, ce qui les réunit tous, c’est l’obsession de l’image – une véritable maladie de l’histoire de l’art. Pour les visiteurs d’une exposition ou les lecteurs de magazine ou de catalogue, c’est bien naturel. Mais les experts ont mission d’aller plus loin, fouiller les provenances (aucun des tableaux décrits dans le livre n’a d’historique), regarder l’objet matériel (par exemple si la peinture est dans un état impeccable, mais le panneau de bois abîmé par l’âge – gros problème quand même !), s’interroger sur les circonstances de production, scruter les craquelures… Au lieu de cela, l’histoire de l’art au tournant du XIXe et du XXe siècle s’est emprisonnée dans la délectation esthétique, la spéculation iconographique et l’attributionnisme. Pour ces spécialistes, seuls comptent l’image et sa force émotionnelle. Ils sont persuadés de pouvoir prouver la paternité d’une œuvre du premier coup d’œil. Eh bien, ils se sont énormément trompés. 

Vous mettez en scène une bataille entre « le coup d’œil » et la technologie toujours plus experte qui décèle la falsification au micron près. Est-ce à dire que toute une chaîne de professionnels et de savoirs traditionnelle est amenée à disparaître ?
V.N. : Oui et non, dirais-je. La tour d’ivoire des « connaisseurs » est effectivement menacée par les progrès des connaissances et des technologies, dont certains sont rapportés dans le livre. En imagerie, c’est phénoménal, les appareils appliqués à l’analyse d’art dérivent pour beaucoup des instruments médicaux. Les découvertes sont cruciales et parfois irréfutables : quand vous avez une légende tenace prétendant que le dessin préparatoire disparaît avec le Titien, et que les radios en font ressortir dans ses peintures, ben, comme on dit, il y a pas photo…
Mais cela ne signifie pas pour autant qu’il faudrait se passer du savoir et du coup d’œil des spécialistes, d’où peuvent naître des intuitions géniales et qui, souvent, suffisent à écarter des copies. Et enfin, le jugement ne peut se conclure des seules trouvailles des radiologues, des chimistes ou des physiciens. Les historiens de l’art reprennent leur rôle à ce moment-là, car ils ont à charge d’interpréter et de synthétiser les éléments à leur disposition, dont les preuves scientifiques. Évidemment, cela appelle de leur part un peu de modestie – une qualité par toujours partagée dans leur milieu, il faut bien dire… À mes yeux, la recherche sur Rembrandt que j’ai un peu suivie sert d’exemple. Il y a un siècle, un quatuor de ces fameux grands « connaisseurs » a catalogué 700 de peintures de sa main. Le projet de recherche en a éliminé une bonne moitié, après les avoir soumis à des analyses des composants, tout en les confrontant aux écrits de l’époque. Mais ce faisceau d’informations a dû être intégré à une vision d’ensemble de l’artiste en son temps, qui a été dégagée en près de cinquante années de travail par le professeur Ernst van de Wetering. La même opération est en cours pour Cranach, ceci dit en passant, et elle s’est heurtée en cours de route au tableau qui se trouve en couverture du livre. 

« Les faussaires tirent eux aussi profit des nouvelles techniques, les trafiquants opèrent sur un marché financier non régulé, la répression est très faible. »

« Les faussaires tirent eux aussi profit des nouvelles techniques, les trafiquants opèrent sur un marché financier non régulé, la répression est très faible. »

Comment éradiquez ce cancer du faux qui métastase le marché de l’art contemporain ?
V.N. : Éradiquer, c’est malheureusement impossible. Il est consubstantiel au commerce. Les premiers exemples connus nous proviennent de l’Antiquité, quand les Romains s’éprenaient de l’art hellénistique. La contrefaçon a explosé en Italie il y a plus d’un siècle quand se sont constituées les collections des richissimes Américains de la côte Est. Quand on lit le journal de René Gimpel, grand marchand de l’époque des deux côtés de l’Atlantique, il ne cesse de parler des faux. Depuis les années 1980, le phénomène a repris comme jamais avec l’inflation du marché de l’art, jusqu’au montant obscène de 125 millions de dollars pour une ruine, dont il ne reste peut-être que des fragments de la main de Léonard (on en est encore à se demander lesquels, du reste). Les faussaires tirent eux aussi profit des nouvelles techniques, les trafiquants opèrent sur un marché financier non régulé, la répression est très faible. La falsification, prise dans le sens large, peut infester à un tel point un marché qu’il en vient à se retourner. Prenez celui de l’art déco, certains pensent que la moitié des ouvrages en circulation proviennent d’ateliers tchèques, chinois… ou français. C’est comme un virus, au fond, s’il est trop virulent, il risque de disparaître avec ses victimes. Le faux qui a le plus de chance de réussite est le plus inattendu. Mais, oui, on peut limiter ce fléau, en systématisant la recherche de provenance, en faisant confiance aux examens scientifiques. Il faudrait une coopération judiciaire européenne pratiquement inexistante, on le voit à un point ahurissant dans mon livre. La France devrait reprendre sa loi désuète sur le faux artistique, former et mobiliser les magistrats, car, il faut bien le dire, beaucoup s’en fichent… Sans parler de l’inaction coupable du ministère de la Culture…

Quel est votre faux préféré ?
V.N. : Aucun. La supercherie fait du mal à des vies, de spécialistes ou d’amateurs sincères. Et la première victime est l’artiste plagié, qui lui a tout donné pour offrir ce supplément d’âme à l’humanité. Parmi les tableaux issus de Giuliano Ruffini, le plus merveilleusement exécuté est sans doute le David avec la tête de Goliath peint sur lapis lazuli, donné à Gentileschi, qui a époustouflé ce petit monde. Il se trouve chez un particulier dans un manoir en Angleterre, qui n’a pas envie de le faire analyser. Donc le trouble persiste quant à son identité.

L’Affaire Ruffini. Enquête sur le plus grand mystère du monde de l’art, Vincent Noce, Buchet-Chastel, 288 p., 20 €. Paru 11 février 2021.

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