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Anne-Marie Filaire, sur la piste des terres inertes

Publié le 18 mars 2021 par


Dans un beau-livre et document de réflexion, la photographe propose un travail remarquable sur un extractivisme peu connu, celui des terres des chantiers parisiens. Où vont-elles et que deviennent-elles ?

Anne-Marie Filaire, photographe : ses paysages ressemblent à « un frisson sur la peau ». © Gérard Cambon pour Les Influences.

Dans les jardins du Louvre, où l’on a pris rendez-vous, des paysagistes creusent et remodèlent  le terrain pour quelques semaines. Elle prend son temps pour répondre. Comme s’il lui fallait parcourir tout un long paysage mental. Comme si elle en extrayait elle aussi des souvenirs friables et précieux. Les  paysages photographiés d’Anne-Marie Filaire ressemblent à « un frisson sur la peau », a écrit en 2002, un journaliste du Forez dont elle est originaire. On jalouse l’expression et on la reprend volontiers. Durant des années, elle a capturé son Auvergne natale, en noir et blanc, pour le compte de l’Observatoire photographique du paysage et, aujourd’hui, signe des temps, du ministère de la Transition écologique. « L’Auvergne m’a familiarisée aux masses. J’ai cherché une certaine beauté qui passait par la lumière. » Elle témoigne plus qu’elle inventorie. Elle marque la présence des hommes que l’on ne voit pas par les traces furtives, les balafres et les dérangements de leur environnement. Anne-Marie Filaire est devenue une photographe de terrains.

Ses paysages intimes, elle est allée les chercher et les a constitués durant des années au Proche-Orient et en Afrique de l’Est. Dans le saisissement pétrifié. Dans les cicatrices bourrelées des frontières, des « zones temporaires d’urgence » et des lignes de démarcation. Dans le vide et la lumière. Dans les pays en conflit comme le Yémen, l’Erythrée, Israël et la Palestine, la Syrie ou le Liban. Elle ne s’inscrit pas dans un paysage en toute innocence, elle s’y aventurerait plutôt à la manière d’une éclaireuse : « Un paysage, ça vous résiste, précise-t-elle. Je ne suis pas vraiment une contemplative, c’est très construit au contraire, je lis beaucoup, je me documente avant d’aller photographier. » La photographe, qui enseigne à Sciences Po depuis 2011 son art des paysages et ses réflexions sur les frontières, n’avait jusqu’alors jamais photographié Paris.

Cet automne, c’est un tout autre regard qu’elle offert. Terres est son petit livre empli de sous-sols insoupçonnés, ceux qui se dérobent sous nos pieds, grignotés par les tunneliers du Grand Paris Express, aspirés et repoussés par les chantiers et autres fourmilières de la région. Vingt-deux millions de tonnes de terres sont ainsi excavées chaque année pour les besoins de la construction et l’expansion du Grand Paris. Mais où vont-elles ? Un ami architecte lui a vendu la mèche en 2011 et elle a eu envie de suivre cette terre que l’on déterre, son exfiltration silencieuse et son nouveau destin.

Terres destructurées, diverses et colorées. © Anne-Marie Filaire/Dominique Carré éditeur.

La société spécialisée ECT, qui se charge des terres saines (40 % environ de ce qui est excavé), lui a ouvert durant deux années les grilles d’une demi-douzaine de sites de la région parisienne, où des dizaines de camions chaque jour viennent y déposer leur butin. Elle qui travaillait d’ordinaire avec un trépied et en surplomb s’est engagée, munie d’un Sony numérique, dans un corps à terre. « Avec le ballet des centaines de camions et les engins de chantier sur les sites, la difficulté de marcher sur des chemins de plastique et un terrain mouvant, j’ai dû travailler vite et au plus près de la matière » explique-t-elle. La veille du grand confinement de mars, elle était sur un site difficile à photographier, l’ancienne carrière d’argile à Forges-les-Bains, dans l’Essonne, mais elle a pu y apprécier toute une finesse de couleurs bleu gris et jaunes métalliques. Après deux décennies en noir et blanc, elle est passée à la couleur, presque un hommage sacré à ces terres qui n’ont rien à voir avec le fuligineux des terrains industriels et pourris. Elle a découvert ce qu’étaient les terres inertes, extraites à plus de vingt mètres de profondeur. « Il faut se rendre compte qu’elles étaient intactes, non anthropisées comme disent les spécialistes, depuis des milliers d’années. Ces déblais sont les témoins des villes qui avancent. »
Impressions pigmentaires. Touches sensibles. Terres destructurées, diverses et colorées. Le tour de force d’Anne-Marie Filaire est de documenter, de pousser à une réflexion sur les effets de l’anthropocène, la politique urbaine, l’usage d’un lieu tout en s’en évadant vers le Land Art. Confinée, elle s’est retrouvée devant ce que l’on peut appeler ses tableaux et a conçu son livre comme un long travelling onirique. En 2021, elle suivra ses chères terres jusqu’à leur transformation en murs antibruit, parcours santé, lieux agricoles qu’il faut renaturer ou nouveaux paysages urbains. La Covid l’assignant comme à résidence, elle envisage désormais de travailler sur les frontières de l’Europe.

Terres. Sols profonds du Grand Paris, Anne-Marie Filaire, avec Claude Eveno, Dominique Carré éditeur, 232 p., 34 €. Paru septembre 2020.

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