Influences (n. fem. pluriel)
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  2. Action exercée sur quelqu’un.
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Les Influences

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Suzanne Nossel : défendre la liberté d’expression (vraiment) pour tous

Publié le 29 mars 2021 par


La revue de Frédéric Joignot, Ravages (n° 2), a publié un long et intéressant entretien de Suzanne Nossel, accordé à la revue The Fire, intitulé « Défendre de la liberté d’expression pour tous ». Un point de vue édifiant de ce qu’est la compréhension et l’ambivalence de la cancel culture aux États-Unis. Autrice de Dare to Speak, un essai sur les questions de la liberté d’expression totale, réelle ou supposée, elle est une intellectuelle démocrate pur sucre : aujourd’hui présidente du Pen Club (organisme d’aide international aux écrivains et aux artistes) depuis 2013 et chroniqueuse (Foreign Policy), elle a dirigé l’ONG Human Rights Watch, été directrice déléguée d’Amnesty International aux États-Unis, sous-secrétaire d’État adjointe pour les organisations internationales dans le gouvernement Obama, superviseuse de la participation des États-Unis sur les questions des droits de l’Homme au sein des Nations Unies et d’institutions multilatérales. On lui doit une théorie qui a eu son succès dans la diplomatie américaine sous Hillary Clinton, le « smart power » (étendre son influence par une armée forte en même temps qu’une multiplication des alliances) .

Suzanne Nossel, essayiste et présidente du Pen Club USA.

Face aux actes de certains millénials banisseurs d’Aristochats et d’Homère, déboulonneurs de statues, destructeurs d’œuvres, Suzanne Nossel répond :

« L’analyse des données va dans différentes directions. La plupart des jeunes disent qu’ils soutiennent fermement la liberté d’expression, et que s’il y a des restrictions de la liberté d’expression sur leur campus, ils ne pensent pas que ce soit une bonne chose. Mais, lorsque que vous leur demandez, par exemple, s’ils appuieraient des interdictions de discours haineux, de plus en plus d’étudiants disent qu’ils seraient prêts à le faire. Je pense que cela reflète cette préoccupation face au déchaînement des discours haineux dans la société. Que ceux-ci ont été enhardis et légitimés aux plus hauts niveaux du gouvernement et par le président. Or, la nouvelle génération est profondément préoccupée par les questions d’inégalité, de racisme, de justice, et estime qu’il faut faire quelque chose. Nous ne pouvons pas tourner le dos au problème des discours haineux et de ses effets sur les gens. Ces étudiants pensent qu’il doit y avoir des solutions, et ils s’interrogent sur la question des interdictions et des sanctions. Il faut donc bien conserver ces deux choses en tête, ils croient en la liberté d’expression, mais ils pensent qu’il faut faire quelque chose contre les discours haineux, même si cela signifie responsabiliser les autorités, que ce soit le gouvernement ou une institution pour les contenir.
(…) Ce qui est nouveau c’est ce sentiment d’urgence que la nouvelle génération éprouve face aux actions à mener pour instaurer une société plus égalitaire, inclusive et juste, et que la marginalisation, la discrimination, les préjugés et le racisme structurel doivent être laissés en dehors de l’université. Ils estiment que nous avons laissé les discours haineux s’envenimer pendant trop longtemps et que, sous Donald Trump, ils sont devenus omniprésents. Par conséquent, quelque chose doit être fait. Il doit y avoir des remèdes, même si ces remèdes peuvent entraîner des restrictions de la liberté d’expression, cela peut en valoir la peine. Je pense que c’est cet état d’esprit qui a changé. C’est devenu un problème plus pressant dans l’esprit de la nouvelle génération pour des raisons qui me semblent justifiées et légitimes. Aussi parce que le travail pour rectifier notre héritage de racisme est inachevé. Cependant, je pense que nous pouvons faire cela sans restreindre les solides protections de la liberté d’expression… »

Je pense qu’il est extrêmement important pour les universités de faire de la place à la diversité idéologique et d’essayer de faciliter une discussion raisonnée sur des questions même controversées

Pour l’intellectuelle, la cancel culture constitue une alerte pour repenser une approche globale des discriminations et du racisme, et une action politique attaquant les racines de ces inégalités :

« Oui, je pense qu’aujourd’hui la reconnaissance du problème est insuffisante pour éliminer les formes les plus manifestes d’exclusion sur la base de la race, de la religion ou du sexe, par exemple dans les universités ou les lieux de travail. Et si des personnes ont eu de nouvelles opportunités en raison de l’élimination de certaines formes de discrimination, les institutions, pendant de nombreuses décennies, sont malgré tout restées biaisées en termes de qui elles servent, qui en bénéficie, qui accède au leadership. Résultat, les étudiants engagés examinent toutes ces formes de préjugés et de discriminations persistantes, insidieuses, qui ne peuvent pas être éliminées simplement par une décision juridique ou une politique formelle. Il faut faire pour cela un vaste effort en s’attaquant aux racines de l’inégalité et des dénis historiques d’opportunités. Je pense donc qu’ils adoptent une approche plus globale de ce qu’il faudra faire pour enfin éradiquer le fléau du racisme, et que cela va au-delà de ces protections formelles. »

Passage piquant de l’entretien, et qui n’est pas sans rappeler les universités françaises.

The Fire : Que pensez-vous alors de la diversité idéologique ? Dans des endroits comme Harvard (…) Vous n’avez que 1 % des professeurs qui sont conservateurs et ils s’expriment difficilement. Pareil au sein de nos institutions de presse, nous l’avons vu avec l’exclusion de James Bennet du New York Times parce qu’il avait publié un éditorial d’un sénateur américain pro-Trump. Ces facteurs sont-ils aussi pris en compte quand on défend l’idée d’exprimer des voix différentes ?
Suzanne Nossel répond : « (…) Et sur le campus de Harvard, vous avez raison. Il y a un nombre limité de voix conservatrices, même si elles sont influentes sur d’autres campus (…) Je pense qu’il est extrêmement important pour les universités de faire de la place à la diversité idéologique et d’essayer de faciliter une discussion raisonnée sur des questions même controversées, lourdes et délicates où vous pouvez facilement tomber dans des accusations où quelqu’un est ostracisé, que son identité est remise en question, et de modéliser la manière dont ces questions brûlantes peuvent être discutées avec respect et civilité. Une conversation difficile peut aller de l’avant en dépit des obstacles et des risques de mauvaise interprétation.

The Fire relance aussi la présidente du Pen Club avec cette lettre publiée par Harper sur la culture d’annulation, qui a été signée par des écrivains de son organisme comme Salman Rushdie : Alors, quelle a été votre expérience de la cancel culture dans le monde littéraire ? Des livres étant retirés pour prétendue inauthenticité, des journalistes interdits d’écrire sur certains sujets ?
« Écoutez, l’une des raisons pour lesquelles j’ai écrit le livre est de présenter 20 principes distincts qui fournissent un chemin pour vivre ensemble dans notre société diversifiée, numérisée et divisée sans recourir à des freins à la liberté d’expression. J’estime que pour parler de ces questions, vous devez avancer toute une série d’idées pour que les gens vous écoutent vraiment. Par exemple, l’importance d’être consciencieux avec la langue et d’être conscient de qu’on dit. Si vos élèves sont très sensibles à l’usage du mot « Nègre» en classe, les professeurs devraient en être conscients. Il y a eu de nombreux incidents au cours des dernières années où des professeurs utilisent le mot « Nègre » dans un sens historique, pédagogique, ils ne l’utilisent absolument pas comme une insulte, ils n’ont pas l’intention d’offenser qui que ce soit. Souvent, ils sont consternés quand il y a une réaction sévère des étudiants. Quand cela arrive, il incombe au professeur, si il veut employer certains mots tabous, d’expliquer pourquoi, ou se positionner de manière à devancer les réactions de rejet (…) 
Je crois qu’en prenant pleinement en compte les préjudices que certaines paroles peuvent causer, vous renforcez la défense de la liberté d’expression parce que vous reconnaissez qu’il existe des blessures historiques, des formes de dommages résultant de paroles excluantes, et que ce sont des choses qui doivent être corrigées et atténuées, cela en vue de continuer à protéger la liberté d’expression. Dans le contexte de la lettre du Harper, des gens la critiquent parce qu’elle ne tient pas compte de ces considérations. Les personnes disposant de plates-formes d’expression puissantes sont malgré tout dans l’obligation de parler en conscience et d’accepter que certaines paroles, au passé marqué, peuvent causer un préjudice réel (…) »

Charlie Hebdo dérangeait vraiment tout le monde. Cela incluait Mahomet, mais n’était en aucun cas limité à lui.

Suzanne Nossel est aussi la présidente qui a pris des risques devant une bronca d’écrivains prestigieux au lendemain des attentats de Charlie Hebdo. À la question de The Fire : Six romanciers du PEN (ndlr, Peter Carey, Michael Ondaatje, Francine Prose, Teju Cole, Rachel Kushner et Taiye Selasi) ont refusé de venir à la remise du prix et critiqué Charlie Hebdo. En avez-vous tenu compte dans votre décision de donner ce prix Courage ?
Elle répond : « Oui, bien sûr. Au moment où nous avons pris la décision de décerner le prix, peu de temps après les attentats, un acte de brutalité si horrible en représailles à la publication d’un magazine, qu’il nous semblait presque instinctif que nous allions les célébrer. Nous n’avons probablement pas suffisamment réfléchi au fait que certaines personnes s’opposeraient au prix. À dix jours de la remise, un groupe d’écrivains actifs du PEN nous a envoyé une série de courriels disant qu’ils ne viendraient pas parce qu’ils estimaient que Charlie Hebdo était raciste. Nous avons alors immédiatement consulté les nombreux gros volumes de tous les numéros de Charlie Hebdo pour regarder de plus près leurs dessins et leurs couvertures. Grâce à cet examen plus attentif, nous avons vu que Charlie Hebdo dérangeait vraiment tout le monde. Ils s’en sont pris aux juifs orthodoxes, aux dirigeants religieux catholiques, à de nombreux dirigeants politiques, tous ont été moqués, ridiculisés par des caricatures hautement stylisées. Cela incluait Mahomet, mais n’était en aucun cas limité à lui. 
C’est la tradition française de la laïcité farouche. Ils ont eu en France un débat très aigu sur le port du foulard religieux, avec une loi dictant  aux femmes de ne pas porter un foulard religieux, quelque chose qui serait vraiment difficile à imaginer aux États-Unis. Et pourtant, en France, les gens estiment que vous pouvez porter un voile dans votre propre jardin, mais pas au travail dans un bureau de poste ou dans une salle d’audience. On peut donc comprendre qu’il existe des différences sur ces questions, des angles morts, des lacunes dans la sensibilité. 
Mais si nous les comprenions, il faut aussi accepter que Charlie Hebdo est un magazine satirique qui patrouille aux limites de la libre expression et de la satire, et que leur volonté de le faire en dépit des graves menaces pesant sur leur vie est un acte de courage. Nous voulions le reconnaître. Quand nous avons été critiqués par ces écrivains du PEN, notre réponse a consisté à défendre les mérites du journal, à expliquer pourquoi nous avons interprété le travail de Charlie Hebdo et pourquoi nous pensions qu’un tel prix était justifié, tout en écoutant leurs préoccupations. Nous avons respecté les personnes qui ont soulevé les problèmes. Nous nous soucions d’eux. Nous les considérons comme des membres précieux de la communauté PEN.
Et je pense, rétrospectivement, que c’était avant que Twitter ne prenne le contrôle de nos vies avec la démesure qu’elle entraîne. C’était une discussion assez raisonnée. Des choses désagréables ont été dites, mais il y a eu aussi beaucoup d’arguments réfléchis de tous côtés. Le jour de la remise du prix le dirigeant d’une importante organisation française de lutte contre le racisme (ndlr, Dominique Sopo, président de SOS Racisme) s’est envolé pour New York à son compte, et il a insisté pour monter sur le podium pour défendre la décision de donner la récompense à Charlie Hebdo. Il était tellement passionné. C’était rassurant pour nous. (…) »

J’estime qu’il est possible de construire un monde plus équitable sur le plan racial, plus juste et plus tolérant religieusement, tout en soutenant les solides protections de la liberté d’expression qui nous tiennent à cœur.

Autre question de The Fire alors sur sa période au département d’État dans les années qui ont suivi la controverse sur les caricatures danoises de Mahomet. Depuis cette controverse, chaque année, une résolution de l’ONU défendue par l’Organisation de la Conférence islamique demandait l’interdiction de cette soi-disant « diffamation » de la religion. Chaque année, les États-Unis s’y opposait. Jusqu’à ce que l’équipe dont elle faisait partie annule finalement cette résolution.

« Chaque année, deux fois par an en fait, une fois à New York et une fois à Genève, nous menions cette bataille avec l’Organisation de la Conférence islamique pour rejeter leur résolution qui, au fond, prônait l’interdiction des propos offensants – tous. Or, le point de vue des États-Unis, comme celui de nos alliés européens et de nombreux autres pays dans le monde, était d’affirmer qu’elle enfreignait les protections internationales pour la liberté d’expression. Cette bataille me paraissait malgré tout un peu limitée. Elle ne faisait pas réellement avancer la cause de la liberté d’expression. Je reconnais que les délégations islamiques avaient des préoccupations légitimes concernant le manque de respect au motif que leur seule religion était ciblée, et que la résolution ne faisait rien pour s’attaquer aux préoccupations sous-jacentes qu’elles avaient concernant les propos haineux contre les musulmans…
En travaillant avec nos collègues, nous avons élaboré une approche différente consistant à élaborer une résolution qui porterait aussi sur cette question sous-jacente de l’intolérance religieuse, et rassemblerait des responsables du monde entier qui luttent contre tous les crimes de haine et tous les discours haineux, en favorisant l’éducation du public par des programmes explicatifs, le dialogue interreligieux et toutes sortes de choses constructives favorisant la tolérance (…). Ensuite, nous avons travaillé méthodiquement pour obtenir le soutien des délégations du monde entier afin d’obtenir un accord sur notre résolution et sur notre programme éducatif. Croyez-le ou non, cela a fonctionné…
J’ai même fait un voyage à Islamabad pour expliquer cette approche. Je suis persuadée que dans toutes ces batailles, si vous pouvez dialoguer en face à face, souvent, un terrain d’entente potentiel s’ouvre. Même entre les États-Unis et le Pakistan sur la question de l’offense à la religion. En fin de compte, nous sommes arrivés à une solution dont tout le monde était fier, qui est l’idée que ces conflits ultra-sensibles ne sont pas insolubles. Pas inconciliables. Il ne s’agit pas d’insulter un côté ou un autre, mais d’essayer de regarder quelles sont les préoccupations sous-jacentes de chacun, souvent légitimes, et comment nous pouvons les respecter, en vue d’accomplir quelque chose ensemble, même s’il faut en passer par vingt principes préalables pour y parvenir. J’estime qu’il est possible de construire un monde plus équitable sur le plan racial, plus juste et plus tolérant religieusement, tout en soutenant les solides protections de la liberté d’expression qui nous tiennent à cœur. (…) »

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