Influences (n. fem. pluriel)
  1. Fluide provenant des astres et agissant sur la destinée humaine.
  2. Action exercée sur quelqu’un.
  3. Action exercée sur quelque chose.

Les Influences

Filtré pour vous : L'actualité politique et intellectuelle

#Politique

Philippe Corcuff met ses anti-brouillard

Publié le 1 avril 2021 par


Avec La Grande Confusion (Textuel), le politiste propose son analyse-somme sur les transformations idéologiques de la gauche aimantées par l’extrême droite. Et le grand jeu de brouillage généralisé du confusionnisme. Mais c’est celui qu’il dit qui l’est ? Entretien.


L’essayiste et politiste Philippe Corcuff, Nîmes, 2014. DR

S’appuyant sur un casting impressionnant de personnalités, publicistes et intellectuels de droite et de gauche, Philippe Corcuff veut mettre à jour les mécanismes d’un brouillard intellectuel et politique en voie d’expansion : « Le confusionnisme est le nom actuel d’une désagrégation relative des repères politiques antérieurement stabilisés autour du clivage gauche/droite et du développement de passerelles discursives entre extrême droite, droite, gauche modéré et gauche radicale. Confusionnisme, au sens retenu ici, n’est donc pas synonyme de confusions, mais revêt un sens politico-idéologique plus précis. La trame discursive confusionniste a pour principal effet, dans le contexte politico-idéologique actuel, de faciliter l’extension de postures et de thèmes venant de l’extrême droite. » Une analyse qui n’est pas sans rappeler celle du Rappel à l’ordre (Seuil, 2002) de l’historien des idées Daniel Lindenberg, mais aussi la thèse d’un intellectuel très conservateur, Guillaume Bertrand, auteur d’un essai sur l’actuel mouvement « dextrogyre » (venant de la droite) des idées, La guerre à droite aura bien lieu (Desclée de Brouwer, 2016) .

On pourra s’agacer de sa petite mégalomanie jupitérienne (d’où parle-tu cher ami ?), de sa compliance académique (à l’instar des multinationales qui se donnent des apparences juridiques impeccables, ensevelir le pauvre lecteur sous un tombereau de notes, de noms, de liens, de coupures de presse indiscutables), de sa circumnavigation un peu satisfaite tout autour du sujet, de la forme boursouflée de son livre rajoutant du brouillard au brouillard. Autant divulgâcher, le livre est mal foutu, alambiqué, méandreux, peu articulé, tout chagrin d’un manque de narration et ne mérite pas le prix qui fait son poids et la 4e de couverture qui prétend fourguer une boussole là où il y a plutôt interrogations nouées. Corcuff n’est jamais à son meilleur que dans le format qui l’oblige, court, incisif, sans détour.  Et pourtant. Et pourtant, ça serait trop facile. On retire aussi quelques marrons de ce feu étouffé. D’abord une réelle curiosité, un appétit omnivore et un goût du débat dans une culture politique en ruine. Une belle fenêtre de tir aussi : comment la gauche intellectuelle en est-elle arrivée là ? C’est-à-dire dans cette érosion stupéfiante en quelques décennies de l’idée d’émancipation.

L’étude passe à la découpe ce qui a déréglé la critique sociale et produit l’univers discursif de l’extrême droite dont les « bricolages » séduisent bien au-delà de ses limes conceptuelles : identitarisme, « postfacisme », ultraconservatisme, conspirationnisme. Dans le brouillard confusionniste qui n’épargne personne, beaucoup se perdent et se retrouvent dans un effet tragi-comique. Une grande séquence d’analyse concerne le mouvement des Gilets jaunes, qui fait toute l’ambivalence de l’époque : « aujourd’hui, dans un contexte idéologique à la double pente ultraconservatrice et confusionniste, nous allons peut être devoir nous habituer à des mouvements sociaux réunissant dans les mêmes cortèges des personnes qui auraient hier rejoint ceux du Front populaire, d’autres qui auraient manifesté le 6 février 1934 avec les ligues d’extrême droite et d’autres encore, plus nombreuses, pour qui ces catégorisations politiques n’ont plus de sens » remarque-t-il.

C’est dans la troisième partie que Philippe Corcuff  se livre à des critiques en règle de celles et ceux qu’il nomme les « producteurs de confusions » à gauche, la liste est litanie. Les zones intersectionnelles du confusionisme sont manifestes sur la question de l’antisémitisme, de la laïcité et de la place de l’islam. Tout comme l’économiste Frédéric Lordon qui en prend pour son grade, intellectuels organiques, universitaires rentiers, penseurs tout faits d’une gauche fragmentée et contaminée sont brossés à la paille de verre, notamment le « socialisme à penchants conservateurs de Jean-Claude Michéa » et le « populisme de gauche » de Chantal Mouffe et d’Ernesto Laclau, frappés selon l’auteur d’« adhérences confusionnistes »« Face à l’extension actuelle des confusions mais aussi aux turbulences ouvertes de l’histoire, un des gros problèmes politiques de la situation se loge dans le fait que les potentialités émancipatrices sont peu ou pas saisies par des organisations politiques globalisantes » dit-il dans ce style ampoulé d’un maire de Champignac, alors que le confusionnisme, lui, a su se trouver des « relais consistants dans le champ politicien. » Reste le sentiment prégnant d’un concept fourre-tout, et d’une pensée magique. Pour trouer le brouillard, Corcuff distingue quelques petites lueurs éparses (travail syndical, expériences locales, #MeToo), mais les lumières proposées au petit peuple fragile de la « gauche mélancolique » sont de faible portée et intellectuellement parcellaires. Est-il vraiment lui aussi sorti de la purée de pois ?

La Grande Confusion. Comment l’extrême droite gagne la bataille des idées, Philippe Corcuff, Textuel, « Petite encyclopédie critique », 670 p., 26 €. Paru mars 2021.


« J’étais moi-même plongé dans le brouillard idéologique et politique actuel. »

Le livre commence très mal : vous ne vous présentez pas en tant qu’auteur. Or, vous avez eu un parcours politique assez baroque, non ? Pourriez-vous retracer pour ceux qui vous ne connaissent pas, votre sentier lumineux ?
Philippe Corcuff : Mon sentier a été plus cahoteux que lumineux… Chaque étape m’a apporté des plaisirs et des intelligibilités, mais au bout du compte a déçu mes espérances de transformation sociale. Il est marqué toutefois par une tendance transversale : je me suis orienté à chaque fois plus à gauche, à l’inverse de beaucoup dans ma génération et dans celle qui nous a précédés. J’ai ainsi adhéré en septembre 1976 au Mouvement de la jeunesse socialiste et, dans mon lycée à Bordeaux, nous avons créé le groupe Rosa Luxemburg du MJS. Rosa Luxemburg est demeurée jusqu’à aujourd’hui la figure politique historique la plus éclatante pour moi. Puis j’ai rejoint en 1977 l’organisation adulte, le Parti socialiste. Je militais au CERES, courant de gauche, marxisant et autogestionnaire, du PS, qui faisait alors le pari de préparer la social-démocratie à jouer un rôle révolutionnaire dans une situation révolutionnaire. J’ai quitté le PS, dont j’ai critiqué la dérive néolibérale dès le tournant de 1983, en 1992 pour suivre Jean-Pierre Chevènement au Mouvement des citoyens en 1993. Mais je me suis rapidement rendu compte que c’était davantage un club autour d’un homme qu’un outil collectif. Je rejoins les Verts en 1994, mais je les quitte en 1997. J’y découvre l’importance des enjeux écologistes – ce qui ne m’a pas quitté – mais j’y observe trop de frénésie carriériste pour une jeune organisation et je suis en désaccord avec leur participation au gouvernement de « la gauche plurielles » sous l’égide de Lionel Jospin. Avec quelques amis, nous créons en décembre 1997 la SELS (Sensibilité écologiste, libertaire et radicalement sociale-démocrate), qui fait immédiatement le choix d’un rapprochement avec la Ligue communiste révolutionnaire. Dans la logique de ce compagnonnage, j’adhère à la LCR en 1999. Je ne suis à l’époque ni trotskyste, ni marxiste – étiquette que j’ai abandonné au milieu des années 1980 grâce à la rencontre avec la sociologie postmarxiste de Pierre Bourdieu –, ni communiste, mais je fais le pari que c’est là qu’une politique radicale peut se renouveler au contact des mouvements sociaux fort actifs à ce moment-là. Et j’y découvre une figure humainement et politiquement attachante : le philosophe Daniel Bensaïd. Je suis alors aussi de l’aventure du Nouveau parti anticapitaliste en 2009. Mais l’aventure se révèle être un échec. J’entame en 2013 quelque chose comme un repli exploratoire vers la petite Fédération anarchiste dans la perspective de rebondir plus tard vers un avenir politique meilleur, et j’en suis toujours là. J’ai mieux pris conscience de l’importance des apports libertaires, comme la critique de la représentation et de la professionnalisation politiques ou l’attention à la place des individualités singulières contre le poids d’un « logiciel collectiviste » à gauche. Cependant je rêve de la réinvention d’une gauche d’émancipation plus large et pluraliste, tout en étant tissée de fils libertaires.

Certes, je ne déploie pas ainsi précisément et directement mon itinéraire militant dans le livre, mais je reviens de manière critique sur mes proximités politiques et amicales, et sur les impensés dont elles ont témoignés. Je prendrai quelques exemples. J’indique ainsi que je n’ai guère été lucide, sur le moment, quant à la façon dont le nom de Jean-Pierre Chevènement a joué un rôle important à partir des années 1990 dans l’émergence d’une galaxie nationale-républicaine dite « souverainiste », qui partant de la gauche s’est répandue jusqu’à l’extrême droite, pour devenir aujourd’hui un des axes d’un empoisonnement idéologique ultraconservateur de l’ensemble de l’espace politique. Or, Chevènement a été une des principales figures dirigeantes de ma première famille politique, de CERES en MDC, et j’ai eu une certaine admiration pour lui, même si la figure la plus attachante humainement et la plus stimulante intellectuellement de ce courant politique a été pour moi Didier Motchane, resté marxiste jusqu’à la fin de sa vie. Le 2 novembre 2017, lors de l’hommage organisé à la suite du décès de Didier Motchane à la mairie de Montreuil, on me place à côté de Jean-Pierre Chevènement, puis j’interviens à la tribune en tant qu’« anarchiste »… Je note également que, dans les années 2000, j’étais un spectateur régulier et peu critique des Guignols sur Canal+, sans me rendre compte qu’il y avait là un laboratoire d’une critique conspirationniste superficielle du capitalisme. Or cette forme d’hypercriticisme complotiste irrigue aujourd’hui les dérèglements idéologiques que je décrypte dans mon livre. Je parle aussi de mes proximités intellectuelles et amicales avec Jean-Claude Michéa, quand il habitait à Montpellier alors que je vivais en voisin à Nîmes, et avec Michel Onfray, dans le réseau des universités populaires auquel j’ai participé à Lyon et à Nîmes. Or, ils sont devenus tous les deux, à des titres différents, des figures principales de ce que j’appelle « le confusionnisme ».

Ce livre m’a permis d’y voir un peu plus clair et j’espère que j’aurai aussi permis à d’anciens amis, comme Jean-Claude Michéa, Michel Onfray et d’autres, d’y voir aussi un peu plus clair pour eux-mêmes.

Dans son livre Dialectique négative de 1966, le grand théoricien critique de l’« École de Francfort » Theodor Adorno nous invite à « aussi penser contre soi-même ». Cela a été un des points de départ de mon livre et une de ses difficultés dans les trois ans et demi d’écriture. Contrairement à ce que pourrait laisser entendre une lecture superficielle qui mettrait l’accent sur les noms propres de la centaine de locuteurs dont les discours sont analysés dans le livre, je ne dénonce pas des personnes et je ne m’exclue moi-même pas du brouillard idéologique que je prends pour objet. Je suis en plein dedans, ma quarantaine d’années de militantisme à gauche m’a aussi mis la tête dans le guidon. Ce livre constitue un effort de prise de distance vis-à-vis des brouillages politiques actuels, et d’abord dans la confrontation avec mes propres cécités, en prenant la mesure de leur ampleur et en les traitant grâce à des outils puisés dans les sciences sociales et la philosophie. Cela m’a permis d’y voir un peu plus clair et j’espère que j’aurai aussi permis à d’anciens amis, comme Jean-Claude Michéa, Michel Onfray et d’autres, d’y voir aussi un peu plus clair pour eux-mêmes. Si, comme le chantait Eddy Mitchell en 1981 dans Pauvre Baby Doll, « la vie les a doublés », si la vie nous a doublés, moi y compris, en prendre conscience et connaissance pourrait nous aider à retrouver les lueurs d’une gauche d’émancipation dans notre brouillard partagé. Mais la pente de la facilité pourrait être d’entonner plutôt, à la suite de Julien Clerc, « Ce n’est rien », en se lovant dans ses évidences du moment…

Comment avez-vous envisagé votre étude-exploration ? Sont-ce des articles suturés les uns les autres ou quel est le fil rouge que peut empoigner celui qui vous lit ?
Ph.C. : J’ai commencé à accumulé des matériaux en 2012 pour un livre aux tonalités plus pamphlétaires publié, aussi chez Textuel, en 2014 : Les années 30 reviennent et la gauche est dans le brouillard. La Grande Confusion se présente comme une recherche qui s’est constituée progressivement comme un ensemble. Ce n’est pas un accrochage de morceaux écrits dans d’autres logiques. J’ai essayé de suivre une série de fils dans une trame commune et ces fils m’ont amené plus loin que je ne l’avais envisagé au départ. Car je croyais que l’écriture durerait moins d’un an et déboucherait sur moins de 200 pages. Finalement cela fait 672 pages ! Certes, il y a quelques éléments que j’ai empruntés à des écrits produits antérieurement ou sur le moment : l’amorce de l’étude des bricolages idéologiques portés par Alain Soral et Éric Zemmour dans Les années 30 reviennent…, mais approfondie et actualisée, ou un article que j’ai publié en février 2017 dans la revue Les Possibles, initiée par le Conseil scientifique d’Attac, sur la « trumpisation » de certaines figures de gauche dans un accueil étonnamment complaisant à l’égard de l’élection en 2016 de l’ex-président américain. Mais c’est parce que ces deux angles s’inséraient bien dans ma trame.
Trois fils conceptuels principaux outillent ma démarche : je les nomme « formations discursives », en référence à un concept développé par Michel Foucault en 1969 dans L’Archéologie du savoir. Je parle aussi de « formations idéologiques ». Ce sont des espaces rhétoriques et idéologiques composites, peuplés de contradictions, mais qui dessinent, sans que personne ne le maîtrise, des cohérences partielles. Ce que l’on pourrait nommer « un orchestration sans chef d’orchestre », pour reprendre une expression à Pierre Bourdieu. Le propre de telles « formations discursives », c’est que les locuteurs qui y participent ont une fort inégale conscience de ce à quoi ils participent ainsi, et que la dynamique d’ensemble leur échappe largement.

Les trois formations discursives dotées d’intersections et d’interactions que j’analyse sont l’ultraconservatisme, le confusionnisme et l’identitarisme. L’ultraconservatisme, ce sont des mélanges idéologiques associant plus ou moins xénophobies (dont l’islamophobie et/ou l’antisémitisme), sexisme et homophobie dans un cadre nationaliste fantasmant « une peuple » homogène culturellement. L’antisémitisme d’Alain Soral, l’islamophobie et la négrophobie d’Éric Zemmour, le conspirationnisme du « grand remplacement » de Renaud Camus et l’apartheid culturel promu par Hervé Juvin, député européen du Rassemblement national, en constituent les constructions idéologiques phares. Le confusionnisme renvoie au développement d’interférences entre des postures (comme la critique du « politiquement correct » ou les schémas complotistes) et des thèmes (valorisation du national et dévalorisation du mondial et de l’européen, dénonciation amalgamant la dynamique de droits individuels portée par le libéralisme politique et la domination du marché propre au néolibéralisme économique, effritement de la frontière symbolique avec l’extrême droite, etc.) d’extrême droite, de droite, de gauche modérée ou de gauche radicale. À gauche, aussi bien Manuel Valls et le politiste Laurent Bouvet que Jean-Luc Mélenchon et l’économiste et philosophe Frédéric Lordon y ont, par exemple, contribué. L’identitarisme, c’est réduire des personnes et des groupes à une identité principale, homogène et fermée, par exemple une identité nationale ou une identité religieuse ; une identité positive valorisée ou une identité négative dénoncée. Dans l’espace politicien, un identitarisme que j’appelle « national-républicain » a pu être défendu par Marine Le Pen, Nicolas Sarkozy, Emmanuel Macron ou Jean-Luc Mélenchon. Le Parti des indigènes de la République promeut un identitarisme communautaire. Les islamo-conservatismes, dans leur pôle légaliste et dans leur pôle djihadiste meurtrier, soutiennent un identitarisme politico-religieux, etc. etc. À partir de là, j’analyse des discours contextualisés et précisément référencés avec le souci artisanal de la rigueur propre à mon métier universitaire.

Nation : le problème principal n’est pas qu’elle serait nécessairement d’extrême droite mais la profusion de discours à gauche qui la mette en avant comme principale solution aux problèmes et qui stigmatise l’international.

Vous précisez avec force dans votre ouvrage, que l’écriture vous a permis d’y voir plus clair. C’est-à-dire ?
Ph.C. : Comme je l’ai dit, si j’ai eu besoin d’aller au bout de ce livre, c’est que moi-même j’étais plongé dans le brouillard idéologique et politique actuel. Je prendrai deux exemples des éclaircissements sur lesquels ce travail a débouchés. Envisageons d’abord la question de la nation. Quel est le problème principal ? Ce n’est pas que la nation serait nécessairement à l’extrême droite. C’est la profusion de discours à gauche qui mettent en avant la nation comme la principale solution aux problèmes et qui stigmatisent l’international. Le problème principal, ce n’est pas de prendre acte légitimement de la place du niveau national dans l’action politique, c’est que la nation devienne le Bien et le monde le Mal. Et cela à travers les discours d’Arnaud Montebourg, d’Emmanuel Todd, de François Ruffin, de Jacques Sapir – qui finira par défendre une alliance « souverainiste » allant de Marine Le Pen à Jean-Luc Mélenchon – de Frédéric Lordon, du marxiste Cédric Durand et d’autres. Ce qui apparaît inquiétant dans ces discours, c’est que le poumon internationaliste de la gauche apparaît absent ou marginal. Or, je rappelle que cela n’est pas inéluctable. Par exemple, le CERES en 1976 avance des thèses sur « le compromis géographique » qui dotent la transition vers le socialisme de deux pieds : l’indépendance nationale et la constitution d’une zone internationale de coopérations et de solidarité renforcées. Plus récemment, les néozapatistes dans le Chiapas mexicain, symbolisés un temps par le sous-commandant Marcos, lient étroitement les revendications locales indigènes, le drapeau mexicain et les solidarités internationales.

Deuxième exemple. Je n’y voyais pas très clair en ce qui concerne le mouvement des « gilets jaunes » quand il est survenu. Ma perplexité m’a d’ailleurs presque conduit à arrêter le livre. Pendant plusieurs mois, je n’ai rien pu écrire. J’ai fini par surmonter l’obstacle, en écrivant un chapitre sur ce mouvement. J’essaye d’y montrer le caractère composite d’un mouvement qui apparaît partiellement affecté par les composantes ultraconservatrices et confusionnistes du contexte. Ce qui implique de souligner les revendications de dignité face à l’injustice sociale et les aspirations démocratiques radicales qu’il exprime, mais aussi la fétichisation de la nation, l’essentialisation du « peuple », les schémas complotistes ou la rhétorique d’inspiration néolibérale de « la baisse des prélèvements obligatoires » qui le travaillent, sans parler de l’écho minoritaire de l’antisémitisme à travers le fantasme historique depuis 1830 en France d’un antisémitisme anticapitaliste autour du nom de « Rothschild ». Cela me conduit à récuser tant la dénonciation des « gilets jaunes » comme « rouges-bruns » par quelques rares à gauche comme BHL ou Romain Goupil que l’adhésion acritique de la masse des organisations de gauche et des intellectuels critiques. Le souci de la nuance devrait être une éthique à gauche et encore plus chez les intellectuels de gauche, comme le rappelle opportunément le journaliste Jean Birnbaum dans son dernier livre[1]. Les « gilets jaunes » ont encore été une occasion perdue en ce sens pour la très grande majorité des intellectuels de gauche qui se sont exprimés publiquement, en-dehors de quelques-uns comme l’historien Patrick Boucheron  et le sociologue Éric Fassin ! La tendance dominante pointée par le philosophe Maurice Merleau-Ponty dans Les Aventures de la dialectique en 1955, en plein domination stalinienne sur la gauche, a encore pris le pas : « Le “manque de distance” à soi, aux choses et aux autres, est la maladie professionnelle des milieux académiques et des intellectuels. L’action n’est chez eux qu’une fuite de soi, un mode décadent de l’amour de soi. » Si j’ai écrit, parfois douloureusement, ce livre, c’est aussi pour tenter de me soigner de cette « maladie professionnelle ».

« Alain Souchon lance malicieusement “Dérision de nous, dérisoires” : belle exigence d’auto-ironie critique pour des intellectuels professionnels ou militants, comme moi !»

Qu’est-ce que la réquisition des chansons d’Alain Souchon et de la pop culture apporte de plus à votre réflexion générale ?
Ph.C. : Le paradoxe de 95 % des locuteurs dont j’étudie les discours est qu’ils participent aux élites ayant un accès privilégié, comme moi, souvent davantage que moi, aux espaces publics, en tant qu’essayistes, journalistes, politiciens, intellectuels, etc., tout en dénonçant fréquemment « les élites qui méprisent le peuple » au nom du « peuple ». Et ils gardent de cette position en surplomb, de manière guère consciente, un certain paternalisme vis-à-vis des milieux populaires non exempt de démagogie. J’ai l’expérience du caractère pluriel et contradictoire du « populaire » dans mon enfance au sein d’une famille de « pieds-noirs » : mon grand-père paternel était fermier, payait un fermage à un propriétaire, et mon grand-père maternel a été tour à tour ouvrier, artisan et petit commerçant pour redevenir ouvrier à son retour en métropole en 1962. Tous les deux étaient des taiseux et n’auraient guère goûté ces jeux rhétoriques supposés parler en leur nom. Or, je puise parfois dans les cultures populaires des ressources d’une lucidité qui fait bien défaut à tous ceux qui nous empoisonnent idéologiquement en prétendant parler au nom du « peuple ».
Ainsi, dans Foule sentimentale, Alain Souchon lance malicieusement « Dérision de nous, dérisoires ». Belle exigence d’auto-ironie critique pour des intellectuels professionnels ou des militants, comme moi, qui croient si souvent voir raison ! Une des chansons d’Eddy Mitchell s’intitule On veut des légendes. Il y croque, également dans une auto-ironie, des légendes « À consommer toutes prêtes sur commande », car « Les mythes nous rongent mais tiennent bon ». Intellectuels, politiciens, journalistes et militants auraient intérêt à tendre l’oreille.
Autres exemples des lucidités propres aux cultures populaires ? Des séries TV récentes comme The Man in the High Castle, The Handmaid’s Tale et The Plot Against America nous invitent à nous interroger sur une certaine actualité de la possibilité du fascisme. La troisième saison de la série Baron Noir va plus loin en se coltinant directement notre actualité idéologique confusionniste à travers le personnage de Christophe Mercier : un vidéaste défendant le tirage au sort comme axe démocratique et candidat « antisystème » et conspirationniste à l’élection présidentielle, empruntant des traits à la figure confusionniste Étienne Chouard et à certains discours au sein des « gilets jaunes », joué par l’acteur Frédéric Saurel. Or, face à ce présent mouvant qui nous enserre, la culture universitaire entretient plutôt la crainte de se brûler les yeux aux feux de l’actualité. Et cela pour de bonnes – la nécessaire mise à distance – et de mauvaises – la peur de se tromper dans les miroitements de ce qui bouge – raisons. Mais, dans un beau texte de juillet 1948, intitulé « Complicité objective », Maurice Merleau-Ponty remarque que, justement, le propre d’un « esprit de recherche » nécessairement « engagé » est de se confronter à « l’époque », en tant que temps « encore collé à nous » et « confus ». Et un des jalons de la recherche, c’est bien le risque de l’erreur.

Un intellectuel de gauche devrait être du côté des opprimés dans leur pluralité et leurs contradictions, mais en gardant dans sa besace des ressources de distanciation.

Pour vous qu’est-ce que le statut d’un intellectuel de gauche en 2021 et quelle devrait être sa démarche ?
Ph.C. : Pour moi, un intellectuel de gauche ne devrait être ni au-dessus, comme un « philosophe-roi » d’inspiration platonicienne qui surplomberait la cité de sa prétendue sagesse, ni devant, comme une « avant-garde » supposée guider « le peuple », ni un démagogue, flattant des préjugés dans l’air du temps en les attribuant à un « peuple » fantasmé, ni se situer à l’écart des fracas du monde dans sa niche universitaire. Il devrait être du côté des opprimés dans leur pluralité et leurs contradictions, mais en gardant dans sa besace des ressources de distanciation par rapport aux urgences de l’action, des ressources de critique des préjugés et des ressources de clarification des impensés, en n’hésitant pas à s’inscrire s’il le faut dans « un soutien par la critique » selon une expression suggestive de Pierre Bourdieu.

Quels seraient les pistes nouvelles qu’ouvrent l’émancipation et la critique sociale  en 2021, et est-ce suffisant pour expliquer le monde ?
Ph.C. : Rien n’est à proprement parler suffisant pour expliquer le monde. Il faut abandonner le vieux rêve philosophique de « totalité », mais sans abandonner la possibilité de vues globales du monde, en résistant alors aux appels dits « postmodernes » à l’éclatement du sens. Comme le dit Michael Connelly à propos d’un de ses héros récurrents, Harry Bosch, dans un de ses derniers polars, Incendie nocturne (Calmann-Lévy, 2020) : « Bosch savait que dans une affaire de meurtre, dans n’importe quelle affaire, d’ailleurs, il restait toujours des questions sans réponse. »
La Grande Confusion ne dit donc rien sur le tout et ne propose alors que des vérités partielles et provisoires discutables et susceptibles d’être mises en cause au moyen d’arguments et de faits observés. Il nous met toutefois sur la piste de petits cailloux noirs et rouges de la réinvention d’une critique sociale à horizon émancipateur. Parmi ses petits cailloux noirs et rouges, il y a la critique de l’identitarisme. Mais une critique globale de l’identitarisme. Car, quand le groupuscule idéologique Le Printemps républicain critique « l’identitaire », il le fait de manière tronquée, en méconnaissant son propre identitarisme « national-républicain » prétendant faire prédominer en chaque individu vivant sur le territoire français quelques coordonnées identitaires sélectionnées de manière plus ou moins déformée dans l’histoire républicaine de la France et en stigmatisant, par une série d’amalgames (par exemple liant voile musulman et « islamisme ») « les musulmans ». La critique élargie de l’identitarisme à laquelle procède mon livre débouche sur une possible reproblématisation de l’émancipation, qui ne devrait pas seulement promouvoir l’autonomie individuelle et collective contre les dominations, comme dans la lignée qui va d’Emmanuel Kant à Cornelius Castoriadis, mais aussi l’ouverture identitaire. Ici deux penseurs s’avèrent précieux : Emmanuel Levinas dans son attention à la « sortie en-dehors de l’être » vers ce qui est autre, par exemple dans les figures de l’évasion, de la caresse et du visage d’autrui, et Édouard Glissant, dans son approche de l’hybridation identitaire, de la « créolisation », ouverte sur le « Tout-Monde ».

En vous attardant sur des publicistes certes influents comme Éric Zemmour ou Élisabeth Levy, ou en utilisant le name dropping, ne prenez-vous pas le risque vous aussi d’un essai talk-show où vous mélangez les genres ?
Ph.C. : La centaine de noms traités dans le livre sont renvoyés à des discours précis, dont des extraits significatifs sont cités, avec les références de ces discours mises en notes de bas de page et leurs contextes respectifs resitués. C’est très différent de l’essayisme relâché d’Alexandre Devecchio pour l’ultraconservatisme, de Caroline Fourest pour la gauche dite « républicaine » ou de Juan Branco pour la gauche radicale. Où on ne sait pas toujours qui a dit quoi exactement à quel moment et dans quelle situation, la stigmatisation des personnes l’emportant sur la rigueur intellectuelle. Point de name dropping donc, contrairement à ces cas, dans ma démarche. Seulement la patience artisanale, peut-être ennuyeuse pour certains accros aux « petites phrases » et aux buzz, de la vérification et de l’argumentation.
Ce qui peut donner toutefois une impression de name dropping dans La Grande Confusion, c’est que, au bout des 672 pages et de la centaine de locuteurs passés en revue, on a une liste fort disparate de positionnements idéologiques et politiques différents, voire contradictoires. Cela nous indique seulement l’ampleur des dérèglements idéologiques en cours que nous ne percevons guère le nez dans le guidon.

Le philosophe Michel Henry (1922-2002) : « Qui aujourd’hui le connaît ou Miguel Abensour ? Régis Debray l’avait prédit dans Le Pouvoir intellectuel en France : ce sont les journalistes et les essayistes qui prennent une place grandissante dans la production et les repères idéologiques de nos sociétés. » DR

Quant à la place d’Éric Zemmour ou d’Élisabeth Levy dans ma recherche, pour ce qui concerne les bricolages idéologiques ultraconservateurs, elle signale deux choses au moins. Premièrement, que l’étude de la production idéologique dans les espaces publics se doit de s’intéresser à différents supports : livres savants (comme ceux de Jean-Claude Michéa, Frédéric Lordon ou de Chantal Mouffe), articles de presses, propos tenus à la radio ou à la télévision, interventions sur Facebook ou sur Twitter, etc. Deuxièmement, que les essayistes et les journalistes tendent à prendre une place grandissante dans la production et la circulation des repères idéologiques de nos sociétés au détriment des universitaires, ce que Régis Debray avait déjà entrevu en 1979 dans Le Pouvoir intellectuel en France. Et ainsi Jean-Paul Sartre et Maurice Merleau-Ponty sont remplacés par Éric Zemmour et Élisabeth Levy comme figures publiquement valorisées… Le double processus de dynamique extensive et d’affaiblissement sur le fond de la pensée conservatrice dans les rubriques « idées » de Valeurs actuelles, du Figaro, du Point ou de Marianne passe par l’essayisation et la pipolisation intellectuelle (positive ou négative) à la place des arguments et de l’attention aux complications du monde. On ne peut que regretter la place des nuances du libéral-conservatisme de Raymond Aron dans Le Figaro d’hier et que noter le fossé qui les sépare des simplismes d’un Alexandre Devecchio. Qui connait aujourd’hui les philosophes Michel Henry (1922-2002) et Miguel Abensour (1939-2017), hors de de cercles académiques étroits ? Le premier est un phénoménologue non marxiste qui a, entre autres, relu toute l’œuvre de Marx en montrant que l’individualité singulière constituait un des axes principaux de sa pensée, et ce contre les lectures collectivistes de nombre de marxistes. Le second est un explorateur de l’utopie et de l’émancipation, qui a fait son miel des écrits de La Boétie, Saint-Just, Marx, Adorno, Benjamin ou Levinas. Par contre, les noms de Zemmour ou Soral sont largement connus….

Vous qui avez longuement chroniqué à Charlie Hebdo, comment avez-vous vécu 2015 dans ses phases, et comment considérez-vous les attentats comme révélateurs de l’état des gauches ?
Ph.C. : J’ai été chroniqueur de Charlie Hebdo de 2001 à 2004, avec des textes mettant en perspective l’actualité au moyen d’éclairages philosophiques et sociologiques. À partir de septembre 2005, j’ai collaboré avec mon ami Charb, jusqu’à son assassinat, à une chronique irrégulière sur le polar sur le site lyonnais Le Zèbre. Le jour du massacre je surveillais un examen à Sciences Po Lyon. J’ai vu un moment sur mon téléphone qu’il y avait des problèmes à Charlie. J’ai alors envoyé des textos à Charb… sans réponse, des textos de plus en plus angoissés, des nouvelles contradictoires circulant. Je ne suis pas comme « les plus malins » dans les milieux politiciens, journalistiques, intellectuels et militants, qui se la jouent de manière viriliste face aux drames. Quand un ami est assassiné, je pleure. Quand on tue des Juifs parce que Juifs, je pleure…

Mais très vite la tristesse s’est mêlée à de l’espérance avec les premières réactions spontanées « Je suis Charlie », puis les grandes manifestations. Plus de quatre millions de personnes dans les rues, dont la moitié issues des classes populaires ! Une des mobilisations les plus importantes de l’histoire de notre pays. Pour la défense des libertés – les acquis du libéralisme politique ne relevaient donc pas de la promotion néolibérale du marché ! – et d’une société pluriculturelle – se démarquant fermement de la stigmatisation de l’ensemble des « musulmans » – contre une violence politique meurtrière radicalement opposée aux valeurs d’émancipation. Malheureusement, aucune force émancipatrice n’a su entendre et prolonger politiquement cet élan. Les gauches ont même commencé à être paralysées dans des manichéismes concurrents, en opposant laïcité et tolérance, République et pluralisme culturel, certains minorant la violence djihadiste et l’antisémitisme et d’autres les risques de diabolisation de l’islam. Emmanuel Todd a, dans un livre consacré aux manifestations « Je suis Charlie », ridiculisé la rigueur des sciences sociales en racontant n’importe quoi. Quelques jours après l’élection de Trump, Todd ira même jusqu’à qualifier positivement l’arrivée du milliardaire à la Maison blanche comme « un rêve marxiste » sur Canal+. Comment abîmer l’intelligence critique dans des marécages idéologiques… En ce qui concerne les suites de « Je suis Charlie », l’officine idéologique Le Printemps républicain récupérera ce moment magnifiquement mélancolique pour légitimer ses amalgames anti-musulmans. La vie nous a doublés… encore Eddy Mitchell !

En dernier ressort d’émancipation, vous êtes devenu anarchiste : les anarchistes seraient-ils vaccinés contre le confusionnisme ?
Ph.C. : La pensée anarchiste historique nous fournit un riche ensemble de ressources critiques et autocritiques souvent méconnu et marginalisé. Il s’agit alors de refuser non pas toute autorité, mais toute autorité non fondée en raison. Il s’agit de combattre toute domination, entendue comme l’association entre des inégalités structurelles entre des individus et des groupes et des rapports de commandement-obéissance. Il s’agit de redonner une place, mais dans des rapports de coopération et de solidarité, à l’autonomie individuelle et à la singularité personnelle contre l’écrasement collectiviste. Il s’agit de pousser l’inquiétude libertaire jusqu’à « penser contre soi-même », ses propres préjugés, ses propres dogmatismes, ses propres impensés. Mais l’anarchisme réellement existant actuellement, et en particulier l’anarchisme organisé, s’est souvent éloigné de ces exigences éthiques. Bref les anarchistes devraient davantage résister au confusionnisme que le reste de la gauche, mais à l’observation les anarchistes d’aujourd’hui sont moins résistants qu’on ne pourrait le souhaiter. Cela participe des fragilités humaines, dont tout projet d’émancipation doit partir : « Dérision de nous, dérisoires », encore Alain Souchon ! »


[1] Jean Birnbaum, Le Courage de la nuance, Seuil, 2021.

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