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L’Agence Inter-France, la machine à décerveler la presse de province

Publié le 19 avril 2021 par

L’idée : Le journaliste, historien et éditeur Gérard Bonet explore une facette totalement oubliée jusqu’ici de la presse française sous l’Occupation : la collaborationniste agence Inter-France alimenta à grande échelle les contenus des journaux des deux zones. Le chaînon manquant d’un fascisme à la française ?


Une borne mémoire d’un millier de pages pour réveiller le souvenir de l’une des plus grandes entreprises de manipulation de la presse française entre 1936 et 1950. Gérard Bonet est sollicité en 1995, par L’Indépendant de Perpignan (groupe Midi Libre) pour reconstituer l’histoire des 150 ans du quotidien. Dans les archives privées de Paul Chichet, héritier de la vieille famille propriétaire, scoop historique, l’enquêteur, historien de formation et journaliste, tombe sur deux feuillets à en-tête, L’Agence Inter-France. Il ignore encore de quoi il s’agit. À partir de ces fragments, il va reconstituer si ce n’est une histoire secrète, une histoire largement oubliée. L’Indépendant ne s’appesantira pas plus que la presse française sur l’existence de cette entreprise d’information, mais Gérard Bonet lui visite ce corner oublié et restitue patiemment la saga. Le journaliste de fond n’a pas connu d’embûches particulières dans son enquête, si ce n’est la réticence et le pouvoir d’inertie des héritiers d’Inter-France, peu enclins à le recevoir ou à lui ouvrir leurs archives familiales. « Même en 2021, c’est un réflexe encore courant, les familles ne souhaitent pas que l’on remue le passé. Trop nauséabond. Elles n’en voient pas l’utilité sociale, et cherchent à ce qu’on les oublie avec le passé », explique l’auteur aux Influences.

Avec de la ténacité, il a remonté le mécano de la propagande car l’Agence Inter-France n’était pas qu’une anecdote de l’histoire des médias. Structure privée, alter-ego de l’agence Havas, elle alimentait en abondance toute la presse française. D’une quinzaine de clients à ses débuts, elle finira à la période de l’occupation avec un portefeuille de près de 73 grands journaux de province des deux zones. Du nationalisme anticommuniste fondateur en 1936, elle a suivi la montée aux extrêmes idéologique, pétainiste, lavaliste, puis furieusement collaborationniste. « La progression de l’agence est allée au-delà de ce que j’imaginais », remarque Gérard Bonet. En 1936, un critique musical, 50 ans, et proche de Drieu La Rochelle, Dominique Sordet s’allie à Michel Alerme, un militaire en retraite. Des lieutenants tout aussi oubliés de l’index de la presse de l’époque, Marc Pradelle, André Delavenne puis Henri Caldairou, développeront cette machinerie, pesant sur « l’opinion provinciale», selon les termes du journaliste Jean Queval qui y collabora de 1938 à juillet 1941. On lui doit aussi ce mot : « Le septième jour, Dominique Sordet créa Inter-France, pendant que Dieu, dans son innocence, partait en week-end».

Dans une lecture labyrinthique, on saisit peu à peu l’importance et même la mégalomanie du projet. D’agence d’information documentaire en direction de la presse de province, Sordet la modèle petit à petit en une agence influente et qui ne cesse de s’étendre. Faute de témoins vivants, Gérard Bonet fait parler les archives, les organigrammes complets, les monographies des uns et des autres, les financements vichystes, l’idolâtrie pour le Reich et ses réseaux impressionnants d’hommes de presse, d’intellectuels et de politiciens. Toutes ces ressources vont permettre aux initiateurs de l’agence ultra de s’en sortir durant la période critique de la Libération.

La fin de la guerre : c’est ici que l’histoire d’Inter-France ressemble vraiment à un roman de Modiano

Inter-France ne s’est pas arrêtée à la fin de la guerre. C’est ici que son histoire ressemble vraiment à un roman de Modiano : profitant des turbulences de la libération, le pipe line d’informations pro-nazi s’arrête sans encombres, ses promoteurs s’évanouissent dans la nature et meurent vite, Sordet en 1946, Alerme deux ans plus tard, la rédaction d’agenciers se fait oublier. L’oubli ne signifie pas l’arrêt social : des ombres floues mais décisives, des périodes estompées et des seconds couteaux mais que l’on retrouve jusqu’aux années soixante dans les rangs de l’OAS par exemple. Une bonne partie de l’équipe s’est dissoute et s’est fondue sans accrocs dans la presse de la libération. Le noyau militant, lui, a versé dans l’animation de publications d’extrême droite comme Écrits de Paris, puis Rivarol, ou trouvé refuge auprès des officines intellectuelles gravitant autour du patronat et des milieux d’affaires dans un contexte de Guerre froide. Bien peu ont subi les foudres de l’épuration. Dans sa préface, l’historien Jean-Yves Mollier gratte les plaies d’une homérique polémique déclenchée dans les années 1980 et qui perdure, malgré le décès l’an dernier de l’historien israélien Zeev Sternhell, théoricien de l’existence d’un fascisme à la française: « Dans le débat récemment relancé sur l’existence d’un fascisme à la française dans les années 1930-1945, ce livre apporte du neuf, de façon détournée, certes, puisque ce n’est pas son objectif principal, mais de façon concrète et précise».

L’Agence Inter-France, de Pétain à Hitler. Une entreprise de manipulation de la presse de province (1936-1950), Gérard Bonet, Collection Histoire & Société, Le Félin, 910 p., 35 €. Paru mars 2021.

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