Influences (n. fem. pluriel)
  1. Fluide provenant des astres et agissant sur la destinée humaine.
  2. Action exercée sur quelqu’un.
  3. Action exercée sur quelque chose.

Les Influences

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Le peuple est détestable

Publié le 9 mai 2021 par


La mode est à parler du peuple en veux-tu en voilà. À tire larigot. Jusqu’à plus soif. La mode est de tirer à boulets, rouges ou bleus, sur « les élites ». 

Face à face, le peuple et les élites. 

Le peuple, indéfinissable et introuvable, soudain serait paré de toutes les vertus et les élites de tous les vices. 

La pêche aux voix, par Jean-François Galéa. DR

Puisque nous sommes encore dans un régime républicain, il faudrait se demander ce qu’est le « peuple », né d’une abstraction inventée en 1789. Les abstractions sont ce qu’elles sont : une idée abstraite servant à une déduction, un principe d’où on fait découler, dans la vie politique républicaine, des actions. 

Le « peuple français » est une abstraction dont découlent donc les trois actes fondamentaux de la vie politique, à savoir : la Loi se confondant avec la législation parlementaire ; la justice se rendant au nom du peuple français ; et tout le reste censé être le bien commun des ressources immatérielles, des « valeurs ». 

De fait le peuple, dans une démocratie, se délègue par le biais de ces trois fonctions. Le point crucial est la « délégation ».

Premièrement, par l’entregent de ses représentants élus, le peuple débat et fabrique des lois. Bonnes ou mauvaises ou approximatives, peu importe : elles reflètent le résultat des élections. Si vous êtes en désaccord avec ce principe, il vous reste à entrer en sécession. 

Si vous dites que les gens ne savent pas ce qu’ils font, que les médias mentent et que les gens les croient, vous sortez de la république. Pourquoi ? Parce que le principe fondamental est que chaque citoyen est une parcelle du Souverain et exerce sa raison au moment du vote et, on ne le voit pas souvent, reste fidèle à son vote, pour le meilleur ou pour le pire. Hurler « on m’a trompé » c’est avouer qu’on est un idiot, et donc ni libre ni souverain. Évidemment on sait bien que des illettrés votent, que des criminels et des usuriers votent, que des gamines sans cervelle votent, mais il faut leur accorder la Raison, sans quoi tout l’édifice républicain s’effondre. Si vous n’êtes pas d’accord, vous devez entrer en sécession. 

Deuxièmement le peuple, par l’entregent des organes de justice, rend la justice, « Au Nom du Peuple Français ». Évidemment la construction juridique en France est loin de la présence pragmatique des coutumes juridiques anglo-saxonnes, mais la justice est censée être la deuxième fonction par quoi le peuple se représente et se délègue. Certes il existe des juges partisans, des avocats vénaux, des magistrats incapables et des procureurs soumis au pouvoir exécutif, mais si vous n’acceptez pas l’idée, et le principe, que la justice est une expression du peuple, vous devez entrer en sécession.

Troisièmement le peuple se rengorge à longueur de blogs et de forums Internet de « valeurs ». Évidemment, un peuple qui est censé être le Souverain politique, et la source de la Justice, doit absolument croire qu’il est lié par l’idée de valeurs communes, sans quoi l’édifice s’effondre. Lié par cette idée, car si on peut se disputer sur le catalogue de ces valeurs on accepte le principe qu’il doit exister ce lien de vertu, nécessaire au fonctionnement éthique de notre vie en commun : des valeurs qui sont partagées, et doivent l’être. Étrange idée, mais elle est une donnée nécessaire de la démocratie.

Dans une monarchie d’Ancien Régime, ou une autocratie, le Souverain est unique, c’est une personne, et la seule chose que le Souverain exige de ses sujets c’est l’obéissance, donc c’est alors la seule valeur ; mais pas au sens républicain que nous donnons à cette idée : la vertu d’un sujet est d’obéir, car obéir au Souverain rejaillit sur le Souverain comme une preuve quasiment esthétique de la fascination qu’il exerce sur ses sujets, en dehors de la pesée brutale de la force. Dans une monarchie, il y existe une gloire à bien obéir, à « servir ». Dans une autocratie, un sujet peut être effectivement fier d’obéir. En démocratie personne ne tire gloire d’obéir car c’est alors obéir à son voisin qui, comme vous, est une parcelle du Souverain.

Or ces trois fonctions – politique, judiciaire, éthique – sont éminemment rhétoriques. 

De fait, à chaque fois, chaque fonction passe par leur verbalisation. Pourquoi ? Il faut bien que l’abstraction du Peuple, habillé en Souverain, en Justice, en Valeurs, s’exprime concrètement car un peuple, dans un régime républicain ou démocratique, a besoin de concret : il ne possède pas d’autres ressources de compréhension de ces abstractions, dont il dépend, qu’une culture limitée par une éducation défaillante et une connaissance pauvrement anecdotique des deux grands régimes du savoir – l’histoire et la science. Tout passe alors par des discours, la « pédagogie » ministérielle, les trente secondes de « décryptage » à la télé, et la prolifération des rumeurs « j’ai appris sur », qui sont de vrais  événements rhétoriques. 

Tout cela, de la verbalisation d’idées par des représentants élus à la verbalisation disséminée des médias et des réseaux sociaux, sont les canaux par quoi la sublime abstraction du Peuple prend une apparence concrète. En démocratie le peuple comprend, tant bien que mal, comment l’abstraction de sa Souveraineté se concrétise ici et là. On ne lui demande pas d’avoir lu Platon, Rousseau et Schmitt. Mais c’est un mensonge et, pis encore, un système pervers d’abdication au profit des élites. 

En effet un peuple censé être, en théorie républicaine ou démocratique, libre et raisonnable, donc capable de voter en connaissance de cause et de rester fidèle à son vote, doit en passer par ces délégations de parole pour tenter de voir comment la volonté populaire, cette abstraction, devient concrète. Par là il abdique ce qu’on lui donne à accroire comme étant la base absolue d’une vie démocratique, et donc de toute vie politique : la valeur innée du Peuple. Mais au prix d’abdications successives. De nouveau, si vous êtes en désaccord avec cette idée de « la volonté populaire », base du régime républicain, vous devez entrer en sécession.

Or le paradoxe est que cette volonté, abstraite, du Souverain-Peuple, inventée au XVIIIe siècle par une élite comblée de faveurs qui s’ennuyait de devoir obéir au Prince et voulait la première place, en groupe pour donner l’illusion de « sortir du peuple », fut à l’origine radicalement concrète : c’est la populace qui prend la Bastille, c’est la populace qui tranche des têtes en riant, c’est la populace qui met à feu et à sang les bourgs et les campagnes, c’est la populace qui marche à Valmy, c’est la populace qui s’est illustrée dans les crimes durant et après la dernière guerre générale européenne. Depuis elle est bien sage, la populace. Elle a bu jusqu’à la lie le filtre magique du Peuple.

Car cette populace, à coups violents d’actes concrets, d’actes donc véritablement politiques, d’actes radicaux réels, sans aucune délégation à des élus ou à des juges, cette populace qui s’est érigée coup à coup comme souveraine, maîtresse et juge, a disparu. Entretemps elle s’est vue parée, dans les constitutions successives de la France moderne, du nom abstrait de « Peuple ».

« Peuple » est en fait une figure de rhétorique, un ornement lettré de textes constitutionnels. La populace a été parée de ce terme, et on lui a enfoncé dans la tête cette idée abstraite, pour l’apaiser : le monstre populace devait rentrer dans sa tanière. 

Qui est cet « on » ? Les élites. Coupons court aux théories nombreuses sur « les élites » car « élites » est une autre chausse-trappe rhétorique : « élites » cela signifie les gens élus, car une élite c’est le résultat, en démocratie, d’une élection. Ôtez le principe républicain qui gouverne tout, et l’élite disparaît. En monarchie, il n’existe pas d’élite, mais des favoris, au bon plaisir du maître. En république, le Peuple élit ceux qui, directement ou indirectement, se forment en élites. La populace cherche à placer ses rejetons dans les élites. Terrible mécanisme de ressentiment et de revanche, et de soumission continue.

Dites que vous êtes en désaccord, et vous devez entrer en sécession. 

Le peuple est encore plus détestable que vous ne le pensez. La populace, c’est à voir.

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