Influences (n. fem. pluriel)
  1. Fluide provenant des astres et agissant sur la destinée humaine.
  2. Action exercée sur quelqu’un.
  3. Action exercée sur quelque chose.

Les Influences

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#Culture

Benoît Peeters Pan

Publié le 10 septembre 2021 par

#EDITOR. Les éditeurs ne parlent jamais d’eux. Sauf ici. Scénariste des Cités obscures, biographe d’Hergé, Paul Valéry et Jacques Derrida, Benoît Peeters est également cofondateur de la maison d’édition bruxelloise Les Impressions nouvelles.

©Benoît Peeters, Paris, 21 septembre 2020 par Olivier Roller./Les Influences

Jour lumineux à Paris. Depuis quelques minutes, il s’amuse sérieusement devant l’objectif d’Olivier Roller. Vissé sur le tabouret trouvé sur un chantier, cerné par les LED, harcelé par ce mangeur d’âmes aux hurlements vaudou et aux grands bras agités, il aimerait tant que de cette séance, surgisse de lui un nouveau visage. Alors que ses contemporains sont les dircom d’eux-mêmes, producteurs de selfies en self-contrôle, il vit ici comme une expérience la rencontre frontale avec le portraitiste. Dans un mail, plus tard, il le remerciera de lui « avoir révélé un visage inattendu ». Ainsi est Benoît Peeters.

Lui aussi aime les ombres et la lumière qu’il leur fait pour les rendre vivantes. Créateur intellectuel prolifique, si ce n’est débordant, il a publié cet automne, la biographie de Sandor Ferenczi (1873-1933). Après les figures tutélaires d’Hergé, Jacques Derrida, Paul Valéry, Jiro Taniguchi, Hitchcock, Rodolphe Töpffer et Raoul Ruiz, que vient donc faire l’héritier prometteur, très proche, inventif, précurseur, puis cruellement disgracié de Freud dans sa galerie biographique? « On me reproche parfois ma trop grande retenue et mon peu de goût pour la polémique post-mortem, explique-t-il après la séance photo, mais ce que je cherche surtout c’est à transmettre les faits les plus justes, la mémoire la plus utile, le détail qui cristalliserait tout. Ferenczi a été désavoué par Freud, puis déconsidéré pour longtemps par son pire adversaire, Ernest Jones, qui a dénigré sa personne et son travail dans sa biographie de Freud. » Le surdoué, premier apôtre de Freud avec Jung, a été avalé par un trou noir durant des décennies. Réhabiliter Ferenczci est un vieux projet de Peeters. Il lui a été transmis au siècle dernier lors de sa terminale au lycée Hoche de Versailles, étrange univers froid et néopalladien au cordeau, qui n’est pas sans rappeler une bande dessinée à venir. Son professeur de philosophie s’appelait Jacques Martin ( à ne pas confondre avec son double, traducteur d’Hegel et de Hermann Hesse, détruisant tous ses manuscrits dans son appartement de l’École normale supérieure avant de se suicider), et c’est lui qui fut le premier à exhumer le nom du banni. On ne sait trop ce qui a plus le plus plu au professeur. Le témoin indiscipliné des intuitions, tâtonnements et expérimentations de la psychanalyse. La ligne ambitieuse du jeune psychanalyste hongrois : « dire la vérité à tout un chacun, au père, au professeur, au voisin et même au roi ». Sa trangression des pratiques d’analyse freudienne. La triangulation amoureuse.  Pour Peeters, c’est tout cela et beaucoup plus : « Travailler sur Ferenczi aujourd’hui, c’est se retrouver dans une actualité brûlante, notamment l’impact des abus et violences sexuels sur les enfants. Dans un article pionnier, Ferenczi a mis en évidence la « confusion de langue entre les adultes et l’enfant ». « Il y a des siècles où Racine ne sert à rien » disait Paul Valéry, mais là nous y sommes : Ferenczi est réellement nécessaire. » Le biographe connaît la fragilité des mémoires et des situations les plus établies. En 2011, une explosion au gaz ravage son appartement parisien. « C’était le 4 rue de Bérite, où j’habitais depuis 2011… Je suis passé tout à l’heure dans la rue. L’immeuble est tout à fait inaccessible pour plusieurs jours ou davantage. Mon appartement était situé au troisième étage, côté cour. Je ne crois pas qu’il y aura quelque chose à sauver. (Mais le moral reste bon.) », expliquait son tweet qui flotte encore dans l’éther numérique. Son appartement soufflé, toute sa bibliothèque avait disparu, ainsi que sa documentation accumulée sur Sandor Ferenczi. Toute une mémoire à refaire.

J’ai un faible pour l’épanouissement posthume

Après tant de bifurcations et de tunnels, sa biographie est finalement un livre lumineux. Qui a pris un peu plus de relief et d’éclat avec la complicité involontaire du confinement de mars : « La personne en charge de mon livre chez Flammarion était confinée, et elle a pris le temps de se pencher attentivement sur le projet, avance Benoît Peeters. C’est elle qui a imaginé toute cette scénographie de photos d’archives qui parcourt le texte. » Grâce à une voix peetersienne toute de de précision et de chaleur et cet agencement visuel, non seulement Sandor Ferenczi retrouve son nom, mais également un visage, un corps, une sociabilité. Bon sourire devant la mission accomplie : « J’ai un faible pour l’épanouissement posthume, selon l’expression de Raymond Roussel : Georges Perec rapidement reconnu après sa mort pour son œuvre sur l’infra-ordinaire, Walter Benjamin qui inacheva sa cathédrale théorique et empila des échecs universitaire, littéraire dans l’exil avant d’être pleinement lu. Cette fois, après tant d’années de mise au secret, je crois que la sympathie publique pour Sandor Ferenczi va persister ».
Il y a comme des dettes affectives dans les poches profondes de reconnaissance de l’essayiste. Longtemps il a promené sa mèche de jais et un visage d’adolescent passé entre les gouttes du temps. Comme une silhouette ciselée aux années 70. École Minuit et Roland Barthes. Rue Robbe-Grillet (« Il manque une biographie digne de ce nom » rêve-t-il tout haut). Avenue Jacques-Derrida. Place Fernando Pessoa. Boulevard Foucault. Fontaine Jacques Borel : « Un autre écrivain que j’aime beaucoup ». Pour ce dernier, on comprend pourquoi. Écrivain mal connu (1925-2002) malgré un prix Goncourt en 1965 pour L’Adoration, c’est un grand autobiographe travaillé par la mémoire. L’Adoration est un récit sur sa mère, en attendant huit ans plus tard, La Dépossession, récit de la démence maternelle, et plus tard Le Déferlement, L’Effacement. Entre l’écrivain Borel et son lecteur Peeters, une phrase du premier dans son Journal de la Mémoire pourrait les relier : « La mémoire m’est longtemps apparue comme la dépositaire de l’être même. » Dans un beau texte sur l’écrivain, le journaliste et éditeur Laurent Nunez avance : «Non seulement le livre doit être relié au réel, mais il doit également ne pas être pur artifice, simple texte : il est dans l’obligation de faire entendre une parole, de nier sa gratuité. Un livre, pour Borel comme pour Gide, doit pouvoir résister à la Mort. » Benoît Peeters Pan veille quand il réveille les morts et ses figures aimées à « ne pas commettre de bassesse », à les restituer intacts, ombres et lumières. Autant dire qu’il a « détesté le roman de Laurent Binet », La septième fonction du langage (Grasset, Interallié 2018) qui bouscule avec un culot d’éléphant farceur le grand magasin postmoderne. « Il est trop facile d’ironiser sur les grands intellectuels de cette époque », défend Benoît Peeters. Ce sont eux qui l’ont inspiré. Sa biographie, la première, sur Jacques Derrida (Flammarion, 2010) est un petit monolithe de référence, même si on lui préfère son Trois ans avec Derrida (même éditeur), forme d’enquête gonzo où Peeters se met en scène, débusquant et dépouillant minutieusement des archives, recoupant finement ses informations, marquant ses fausses pistes et finissant par métaboliser et rêver de Jacques Derrida.
Dans ces mêmes années 1970, il rencontre en plus d’Hergé lors d’un entretien pour la revue des éditions Minuit, des Grandintellectuels et de la sémiologie, la gastronomie chez les frères Troisgros. Un quasi flash mystique, longtemps tenu secret. Il s’y exerce à son tour, invite dans son studio parisien, le cobaye Roland Barthes à dîner d’une salade de pousses d’épinard aux coquilles saint-jacques, d’un navarin d’agneau printanier et d’une soupe de pêches à la menthe, sera également cuisinier à domicile pour mettre du beurre dans les épinards, écrira bien plus tard le scénario autobiographique de la délicieuse bande dessinée dessinée par Aurélia Aurita, Comme un chef (Casterman, 2018). Et en 2020, alors que les restaurants sont interdits pour cause de virus, il publie un livre d’entretiens et d’intelligence croustillante avec le grand chef Michel Guérard, Mémoire de la cuisine française (Albin Michel).

Étudiant, il s’est passionné pour les études de Roland Barthes sur la « bathmologie », cette « science des échelonnements du langage » et a soutenu un diplôme de sémiologie, « une analyse, case par case, des Bijoux de la Castafiore » auprès du maître, tout en écrivant son premier (et avant-dernier) roman, Omnibus, une biographie imaginaire de Claude Simon qui attira l’œil de son éditeur Jérôme Lindon. Mais la statue de Commandeur de Minuit ne retint pas son deuxième roman, ce qui vexa le jeune romancier qui décida de revenir dans le Bruxelles de son enfance – où son père compta parmi les tout premiers fonctionnaires européens —, de regarder jusqu’à trois films par jour à la cinémathèque de Jacques Ledoux et de faire en 1982, ses premiers scénarios de bande dessinée avec son complice de bac à sable à Bruxelles, le dessinateur François Schuiten. « Sa famille avait une culture très différente de la mienne, et cela m’a ouvert des horizons, témoigne-t-il. Le père de François est Robert Schuiten, un architecte très marqué par Le Corbusier. Luc, le fils aîné, écrira les premiers scénarios de François, une série intitulée Les Terres creuses parue dans Métal Hurlant, avant de s’affirmer comme une petite star de l’architecture bioclimatique, des « habitarbres », des logements organiques et de l’urbanisme végétal. Depuis les années 1970, Robert Schuiten a dételé du métier pour se consacrer à ce qu’il souhaitait le plus, le dessin et la peinture à l’huile. C’était un bon peintre amateur et un excellent pédagogue. Tous les dimanches, nous pratiquions la peinture dans son atelier. À la même époque, les biographies d’Henri Perruchot sur Van Gogh, Gauguin et Cézanne, m’ont marqué à jamais. » Robert Schuiten est incorporé pour toujours dans la figure de l’« urbatecte » Eugen Robick, héros des Cités obscures, avec celles de Le Corbusier et des futuristes italiens.

Je n’ai pas eu l’impression de vivre le confinement, mais plutôt une immersion dans la Cité d’Urbicande

Le 28 octobre 2020 de cette année particulière, l’album La Fièvre d’Urbicande est sorti du noir et blanc. La série Les Cités obscures, une quinzaine d’albums depuis 1983, signée Schuiten et Peeters a d’emblée été un classique de cette décennie. Univers d’un onirisme monumental, froid, littéraire, philosophique à rhizome infini. Le lecteur entrait un peu somnambule dans cette topographie de villes, Brüsel, Pâhry, Blossfeldtstad, Calvani, Mylos, Alaxis, le lac Nemo, Altaplana, Københaven, aux cadastres plus ou moins dystopiques et aux répertoires architecturaux très variés. Les signatures des architectes, tout comme la reconnaissance sociale de l’auteur bédéaste, mais aussi les grands travaux et la création de l’Institut national du patrimoine, font partie de cette décennie culturelle, celle des années Jack Lang, qui tient du Luna Park financier et médiatique.
Ce tome 2 mythique et Prix du meilleur album 1985 du Festival d’Angoulême, après Les Murailles de Samaris, était en noir et blanc car l’éditeur Casterman, au début des années 1980, ne pratiquait la quadrichromie uniquement pour les récits classiques de 48 planches. La liberté de narration hors de ces limites, elle, se lisait en noir et blanc. Trente-cinq ans après sa publication, la bande dessinée reprend des couleurs, littéralement, tels que ses créateurs l’avaient originellement conçue. Comme pour sa biographie de Sandor Ferenczi, les effets créateurs là aussi du confinement, transformant les villes en cités obscures et silencieuses, ont produit un état d’esprit. Confiné, le graphiste Jack Durieux qui a eu la charge de mettre l’album en couleurs a vécu une situation propice de claustration. Alors qu’il cherchait depuis deux ans la meilleure adaptation possible, il confie en annexe de l’album qu’ « il été aidé par la situation », précisant qu’il a « réalisé l’essentiel du travail pendant le confinement, de manière extrêmement concentrée. Je n’avais pas l’impression d’être enfermé chez moi, mais d’être en immersion dans la ville d’Urbicande, en proie à ces phénomènes étranges, pleins d’échos avec la période que nous vivions. » Résonance. La Fièvre d’Urbicande, rappelons-le, parle d’une société rendue vulnérable par un cube étrange qui, inexorablement, tel un virus indestructible, grandit, quadrille, encage, désorganise, déstructure toute la ville symétrique et ses lois. Au-delà de cette situation très particulière, Benoît Peeters se réjouit de la « nouvelle petite vie » de l’ouvrage : « C’est tout de même troublant, songe t-il tout haut. Les Cités obscures sont très liées à la revue (À suivre) et j’aurais pu craindre, avec toutes les évolutions qu’a connues la bande dessinée, leur oubli progressif. Mais voilà que La Fièvre d’Urbicande connaît un nouvel écho culturel, élargissant même son lectorat. L’album est paru récemment en Chine et au Japon. Comment ces nouveaux lecteurs reçoivent-ils cette bande dessinée aux références culturelles très européennes ? j’avoue que c’est excitant et émouvant. »

Aujourd’hui, le monde de l’édition s’est beaucoup industrialisé et le temps est compté

La même année de naissance des Cités obscures, Benoît Peeters publiait également son élégant essai Le Monde d’Hergé. Les nouvelles générations de chercheurs, elles aussi, n’ont pas oublié leurs lectures de jeunesse. L’historien Patrick Boucheron a ouvert les portes du Collège de France au scénariste et essayiste. Le 7 octobre 2020, Benoît Peeters a tenu une conférence inaugurale sur la bande dessinée. Son heure et demie est désormais consultable sur le site de l’institution. La veille, un peu de trac sous le flegme : « J’ai l’habitude de prendre la parole en improvisant, mais là je me suis pas mal préparé », souffle-t-il. Car Benoît Peeters est aussi un professeur. Moins rigide que ses professeurs du lycée Hoche. Lorsque la Covid le permet, il est Visiting professor – Comic art and graphic fiction – à l’université de Lancaster. « Les universités anglaises vivent un rapport très ouvert aux savoirs, il y a de vrais liens avec le travail créatif, souligne t-il. Ce que les étudiants viennent chercher, ce n’est pas une sommité mandarinale, mais une compétence : comment faire ? Et cela donne des échanges et une transmission très agréables, loin des pesanteurs que j’ai pu connaître dans ma jeunesse à la Sorbonne. »
Aux Impressions nouvelles, son « abri » à Bruxelles, créé en 1985 avec un ancien diplomate, Marc Avelot, et un critique littéraire et poète, Jan Baetens, il exerce son métier d’éditeur indépendant. Dans son refuge, il a réédité ses essais sur Hergé, ou salué Chris Ware et Raoul Ruiz. Beaux livres et bandes dessinées, essais et livres de savoir, romans et réflexions littéraires, sa petite machine éditoriale lui ressemble, fabrique ses héros, répare des oublis, expérimente des narrations nouvelles. Sa conception de ce métier : « Un éditeur identifie des manuscrits, mais il lui arrive aussi de dialoguer beaucoup avec un auteur pour qu’un projet se précise. Aujourd’hui ça s’est beaucoup industrialisé et le temps est compté. Quelle serait la fiche de lecture d’un stagiaire de l’édition actuelle sur Molloy de Beckett ? »

Sandor Ferenczi, l’enfant terrible de la psychanalyse, Flammarion, 384 p., 23,90 €. Paru le 26 août 2020.

La fièvre d’Urbicande, Schuiten, Peeters et Durieux, Casterman, 104 p., 24 €. Paru le 28 octobre 2020.

Mémoire de la cuisine française, Entretiens avec Michel Guérard, Albin Michel, 265 p., 22 €. Paru le 21 octobre 2020.

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