Influences (n. fem. pluriel)
  1. Fluide provenant des astres et agissant sur la destinée humaine.
  2. Action exercée sur quelqu’un.
  3. Action exercée sur quelque chose.

Les Influences

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#Culture

Pas de compromis littéraire pour Alexandre Garabedian

Publié le 15 septembre 2021 par

L’idée : L’ambition et l’implosion, une peinture sociale à l’acide de l’époque dans La Compromission, roman surdoué.


Par Maxime Verner

Le livre rouge d’Alexandre Garabedian n’a rien de petit. Il a réussi ce que peu tente encore : quitter ici ses oripeaux de journaliste économique farouche pour faire entendre sa voix d’écrivain, c’est-à-dire d’observateur, dans un vrai roman. Dire qu’il l’a commencé il y a un septennat pour le finir avant la Grande épidémie, et qu’il fallut encore bien du hasard (il existe donc) pour que l’éditeur historique du Voyage sorte ces 256 pages là. Quelle misère que les listes de prix et les pages dites littéraires de quotidiens en voie de disparition fassent la part belle au tourisme de l’ego de normaliens neurasthéniques en mal de likes ! Il fut un temps où ils tenaient leur rôle : faire découvrir des œuvres qui savatent les lecteurs. Puisque l’on sait bien avant Marx qu’il existe deux types d’humanités : ceux qui lisent et les autres.

La Compromission. Le mal du siècle. La guerre intérieure. Garabedian nous plonge dans un avenir pas si fictif et pas si futur où la capitale, la République et la vie toutes entières périclitent. On suit le jeune conseiller d’un associé d’une société de conseil aux cabinets ministériels qui fournissent eux-mêmes des notes au Président invisible dans son combat contre le drame politique le plus profond : l’organisation du problème final d’une part, et sa promotion sociale de l’autre. Ici, la sélection ne se fait plus seulement à l’école, ou dans l’entreprise. Dans l’univers de Garabedian, tout est à vif, à découvert, à nu. Nos névroses collectives sont poussées à l’extrême, l’acuité est totale comme dans le cerveau d’un surdoué dont la pensée filerait, sans cesse, vers le vrai, l’impur, la lourdeur des hommes et la noirceur des idées.

Alexandre Garabedian. D.R

Un jour, la Bordure ne sera plus seulement mentale. Des journalistes et des vieilles petites filles de capitalistes se retrouveront dans des caves de banlieue pour entendre une Rose Guernesey entonner la quatrième section du livre premier du Capital dans un cadre rouge, la guitare en bandoulière. Ils en auront besoin pour bander, triste vérité, et vous l’aurez déjà lu chez Garabedian. Un jour, les gouvernants impuissants se résigneront à l’eugénisme pour s’éviter une encore-résistible Révolution. Ils s’appuieront pour accomplir cette besogne sur les plus brillants esprits, ceux d’en-bas qui s’appelleront peut-être alors Hugo-Théo ou Gaspard (merci Éric Zemmour). Ils serviront par la même occasion l’éternelle caste de bons à rien, juste assez grassement payés pour se marier entre eux, emprunter à faible coût et acquérir en vingt-cinq ans presque autant que ce qu’ils hériteront à soixante : foutue classe supérieure se croyant moyenne (elle l’est en bien des domaines) dans la funeste cascade de haine qu’est la France depuis toujours et que Garabedian met à nu. Toute ressemblance avec notre réalité serait bien entendu totalement fortuite, car le grand écrivain (ce n’est que son deuxième roman mais comment s’arrêter là ?) n’a cure des contingences de l’époque. Pour avoir ce talent, il faut écrire ce qu’on voudrait désespérément lire/dire puisque dans cette engeance sacrée des putains de bons romanciers, chacun sait que c’est celui qui lit qui est.

On sait qu’on devra  » enjamber tous les matins le cadavre de nos rêves »

Dans cette uchronie psycho-politique, vous trouverez encore plus de l’acidité de Baudrillard que dans Matrix (1, 2, 3, 4… réunis), plus de l’efficacité de Cioran que chez Beigbeder et ses amis, promis. Et il n’en faut pas moins pour comprendre la lente pente du déclassement organisé, organisant lui-même notre déclassement collectif. Les fieffés optimistes épris de justice devront faire face aux épreuves qui font les messies mais cette fois-ci dans une société de puceaux de l’horreur comme de la volupté. La conscience de classe était synonyme aussi de fierté. Depuis sa disparition, les pauvres qui s’en sortent sont condamnés à être les médecins de riches hères se poussant du coude pour se payer des Spritz au prix d’une semaine de seuil d’extrême pauvreté et des appartements miteux où chaque mètre leur aura coûté le prix d’un SUV électrique (même ceux en souplex). Ils rêvent de grand voyage, profession délirante oblige, mais périront là, tout empêchés qu’ils sont, « entre l’Allemagne et la vie » (Oldelaf).

On sort de ce livre sonné, effaré, exalté. Garabedian frappe juste et fort. On sait qu’on devra, comme son personnage bardamien, « enjamber tous les matins le cadavre de nos rêves », que la réussite est une forme d’échec comme les autres. Ses quatre dernières pages sont sublimes : elles ont la force de la vie et vous resteront longtemps, si damné vous êtes. Elles répondent sans le savoir aux Regrets du Bellay qui appelait les exilés et les déshérités à mener la grande révolte, celle contre notre propre compromission face à l’absurdité ironique du monde.

La Compromission, Alexandre Garabedian, Denoël, 256 p., 18 €. Paru 18 août 2021.

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