Influences (n. fem. pluriel)
  1. Fluide provenant des astres et agissant sur la destinée humaine.
  2. Action exercée sur quelqu’un.
  3. Action exercée sur quelque chose.

Les Influences

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Abd el-Kader, un Ben Laden d’hier et d’aujourd’hui ?

Publié le 15 février 2022 par

L’idée : Dans l’imaginaire français, la figure d’Abd el-Kader, considéré comme l’artisan de l’indépendance de l’Algérie, a varié. En 2022, suite au rapport Stora et sur décision du président de la République, on le commémore. Il n’est pas inutile d’exhumer et de décortiquer son appel au massacre en février 1836 qui dépasse largement le cas algérien, et a une toute autre résonance au XXIe siècle.

Abd el-Kader.

Cette proclamation fut adressée à la cité fortifiée du Figuig, une redoute berbère au Maroc oriental actuel, et, par-delà, aux tribus voisines. L’émir Abd-el-Kader (1808-1883), un lettré versé dans la doctrine de l’Islam et considéré « le meilleur ennemi de la France », avait pour habitude d’écrire à ses coreligionnaires d’Égypte, de Syrie, du Maroc, et de requérir l’avis des docteurs de la foi à Fez. Cette proclamation est donc une lettre, mais une harangue guerrière en forme de lettre : elle suit les modèles de l’éloquence martiale islamique, qu’on peut faire remonter à la proclamation précédant la bataille de Yarmouk (636), à la suite de laquelle les forces de l’empereur Heraclius durent se retirer du plateau du Golan, ou celle de Tarik ouvrant l’invasion de l’Espagne wisigothique en 711. C’était certainement le modèle rhétorique qu’Abd el-Kader avait présent à l’esprit. Au demeurant il ne pouvait pas en avoir d’autre sans insulter à la tradition de l’Islam.

L’histoire habilite, réhabilite, déshabilite

L’appel aux armes en Islam, en dehors de la question de son caractère religieux qui impose des références particulières, participe en effet d’une tradition rhétorique martiale dont les jalons vont de la sourate At-Tawbah, 9 du Coran, aux superbes harangues d’Ali (dans la Nahj al Balagha, La Voix de l’éloquence). Au demeurant la chose était connue à l’époque : un article érudit publié en 1911 dans la Revue africaine (vol. LV) sur « la proclamation de guerre chez les Arabes » montre bien que les universitaires français, et les grands administrateurs en Algérie, étaient parfaitement au courant du sujet. Le texte de la proclamation est elle-même une savante traduction, sur un original, due à un officier-interprète, un érudit de terrain comme il n’en existe plus, et paru dans cette même Revue africaine en 1913 (vol. LVII).

Les harangues martiales, verbales ou écrites, du djihad ne sont pas là pour plaire aux ennemis, mais selon qu’elles proviennent d’un futur grand-croix de la Légion d’honneur, ou de guérilleros en kevlar, on leur donne une signification différente. En 1836, on comprit l’appel à la guerre d’Abd el-Kader tout comme, en 2015, on comprit celui de l’État islamique. Après coup il fut et sera possible de leur faire dire autre chose. Mais leur matière rhétorique est tenace.

Le texte que l’on va lire ici est donc un appel au jihad qui appartient à la même lignée que les nombreuses proclamations du Califat de l’État Islamique dont j’ai détaillé la force oratoire, et l’enracinement doctrinal, dans Paroles armées (2015). Et qui nous assure que les assassins de janvier et novembre 2015 n’auront pas un jour des statues ? Rien. Tout est possible. L’histoire habilite, réhabilite, déshabilite. :

L’appel de 1836


« Au nom de Dieu Clément, Miséricordieux ! Que Dieu répande ses bénédictions sur notre Seigneur et Maître Mohammed, sur sa famille, et leur accorde le salut !
À tous les représentants de l’autorité des ksour figuiguiens et aux membres de leurs assemblées, gens doctes et nobles chérifs. Aux notables et chefs dirigeants !
Que Dieu vous fasse prospérer dans le présent et l’avenir ! Qu’il guide votre jugement sûr dans la voie orthodoxe et vous couvre des marques de sa protection en gloire et majesté !
Que le salut adressé à vos éminentes assemblées s’étende sur vos demeures inviolables et les pare des signes de la vénération la plus éclatante, accompagné de la miséricorde et des bénédictions divines, tant que s’élèveront au firmament les étoiles scintillant de leurs feux étincelants !
Certes, le courroux de l’Islam est mérité justement par vos pareils et les manifestations de la colère divine sont bien dues à vos actes et à vos paroles. Comment en serait-il autrement, lorsque l’ennemi, l’infidèle (puisse Dieu lui faire subir la pire des humiliations !), parcourt en tous sens le pays des Musulmans et s’y répand avec audace, mettant tous ses efforts à détruire leurs villes et leurs bourgades, sans en épargner les lieux saints consacrés aux prières habituelles des matins et des soirs !
Son aiguillon atteint douloureusement le plus proche comme le plus éloigné (d’entre eux) ; ses armées remportent des victoires sur les plus illustres (combattants de la foi), qu’ils soient réduits à sa merci ou qu’ils refusent de se soumettre. II met en œuvre tous ses mauvais desseins et sa perfidie dans toute l’étendue de leur pays et répand sur la lumière de l’Islam les ténèbres de sa nuit, à tel point, que le blanc rayonnement de son aube n’est pas éloigné de s’obscurcir.
Et cependant, quels efforts n’avons-nous pas faits pour le repousser à maintes reprises, engageant avec lui de fréquents combats, en lutte ouverte ou sourde, tels que nous avons rompu nos lances qui s’en sont trouvées souillées de sang jusqu’aux poignées, combats au cours desquels les plus valeureux de nos héros ont vu se terminer leurs jours et les cavaliers épuisés perdre leurs forces debout sur leurs étriers.
Nous ne cessons de lutter, prenant tour à tour l’offensive ou restant sur la défensive, jusqu’au jour où, les combattants d’avant-garde seront anéantis et où les plus intrépides de nos guerriers auront disparu dans la mêlée.
Aussi craignons-nous que la situation ne devienne plus grave et ne s’étende désastreusement d’une région à l’autre. Nous désirons donc, en faisant appel à votre jugement sain, sûr garant de succès, et à vos décisions avisées et pures, vous voir ranimer chez vos frères leur énergie inébranlable et les engager jusqu’au dernier à resserrer leurs rangs étendus. “Le croyant doit être envers le croyant comme se comportent les différentes parties d’un édifice qui sont solidement soudées les unes aux autres et se tiennent entre elles. Les Musulmans sont semblables à un seul corps, dont toutes les parties souffrent à la fois lorsque l’un de ses membres ressent une douleur. II n’est de véritable croyant que celui qui désire pour son frère ce qu’il souhaite pour lui-même, car Dieu n’accorde son assistance à son serviteur qu’autant que celui-ci prête son appui à son semblable. Le Musulman est le frère du Musulman” [Hadiths].
Prêtez-vous mutuellement appui, animés du dévouement et de la crainte de Dieu ! Les Musulmans ne sont-ils pas tous frères ? Ô croyants ! Qu’avez-vous donc, lorsqu’au moment où l’on vous dit : “Allez combattre dans la voie de Dieu ! Vous vous êtes montrés lourds et comme attachés à la terre ?” [Coran, sourate IX, verset 38].
Ceci dit, il est nécessaire que vous donniez à chacun son dû plutôt que de vous laisser attirer par les affaires humaines.
Quant à la lutte pour repousser les Infidèles (que Dieu les confonde !) qu’elle soit toute dans la persévérance et dans une liaison intime entre vous, soutenus par l’espoir d’obtenir l’une des deux belles destinées : la victoire ou le martyre, et la récompense suprême d’un bonheur ineffable pour le cœur des créatures humaines [Coran, sourate IX, verset 52]. — Or votre noble connaissance n’est pas sans ignorer ce qui a été révélé à ce sujet par les enseignements du Qôran et les paroles du Prophète !
Votre belle ardeur et votre conduite disciplinée se retrouveront dans l’emploi que vous ferez de vos capacités expérimentées, en plus de la dure leçon que vous infligerez aux infidèles. Toute votre force consistera dans la masse compacte de vos contingents aguerris ; Ieur valeur s’est suffisamment fait connaître de nous d’après la façon dont elle a su inscrire vos actions méritoires et élogieuses et vos exploits glorieux, à l’époque des faits d’Oran et de ses combats.
C’est pourquoi nous souhaitons ardemment de vos sentiments les plus purs de vous voir réunir vos forces et de mettre toute votre ardeur à nous aider de vos fantassins et de vos cavaliers ; nous acquerrons ainsi la récompense spirituelle et temporelle et mériterons dans le lieu du séjour éternel une place élevée.
Votre arrivée aura lieu, s’il plaît à Dieu, à la fin de la fête du Sacrifice [17 avril 1836], après que vos chefs seront venus nous trouver pour nous concerter sur les moyens à employer et les préparatifs nécessaires pour atteindre au but que nous nous proposons, comme nous l’attendons de vous.
De la façon de répondre à notre cri de détresse et de déférer à notre appel (dépendra) la cohésion de ce rassemblement colossal et bien ordonné des Musulmans dont la raison d’être est tout entière basée sur une même expression et fondue en une seule personne.
Si donc vous vous imposez le sacrifice de satisfaire à nos désirs, quelle belle action vous accomplirez là !
Commencez à faire vos préparatifs et tenez-vous prêts en vous mettant sur le pied de guerre, avec chevaux, armes et tentes. N’envisagez que ce qui doit le plus Vous préoccuper des dogmes de votre foi religieuse.
Qu’aucun de vos héros ne reste en arrière, tant cavaliers que fantassins !
Si, au contraire, il arrivait que vous vous contentiez seulement de jeter les yeux sur ce message, et que vous ne défériez pas à l’appel de Dieu, notre devoir ne nous en a pas moins dicté l’obligation de le faire. Notre compte sera réglé par Dieu entièrement ; c’est de Dieu dont nous implorons le secours et en qui nous mettons notre confiance. Je ne cherche d’assistance qu’en Dieu auquel je me remets de toute chose et auprès duquel je retournerai. Il n’y a de véritable force et puissance qu’en Dieu, le Très-Haut et Tout-puissant ! Que Dieu répande ses bénédictions sur notre Seigneur Mohammed, sur sa famille et leur accorde le salut !
Écrit à la date du 17 chouâl de l’année 1251 5 février 1836] ». (Fin du feuillet manuscrit).

1836-2015 : résilience rhétorique du djihad

Par comparaison, et pour montrer la résilience de la rhétorique du djihad, il serait aisé de montrer (et cela a été fait) que, d’Abd el-Kader à l’État islamique, ce sont, en dépit de la différence d’époque, le même vocabulaire, les mêmes figures de style, les mêmes références, le même ton grandiloquent, et la même violence.

Ainsi, cet extrait de la proclamation du Califat de l’État islamique une semaine après l’attaque de ses miliciens, le 13 novembre 2015 :

« Au nom d’Allah le Tout Miséricordieux, le Très Miséricordieux… Dans une attaque bénie dont Allah a facilité les causes, un groupe de croyants des soldats du Califat – qu’Allah lui donne puissance et victoire – a pris pour cible la capitale des abominations et de la perversion, celle qui porte la bannière de la croix en Europe : Paris. Un groupe ayant divorcé la vie d’ici-bas s’est avancé vers leur ennemi en cherchant la mort dans le sentier d’Allah, en secourant Sa religion, Son prophète et ses Alliés, et en voulant humilier Ses ennemis. Ils ont été véridiques avec Allah. Allah a conquis par leurs mains et a jeté l’effroi dans le cœur des croisés sur leur propre terre… Ceux qui s’aiment pour Allah… sont des gens qui se sont aimés pour Allah sans lien de parenté entre eux… Leurs visages sont lumière et ils sont des chaires de lumière » (Dar Al Islam, 7, 30 novembre 2015, p. 2 et 18).

L’appel d’Abd el-Kader est aussi terrifiant que le communiqué de victoire des terroristes du 13 novembre 2015 – qui n’est pas un cri de folie meurtrière (les médias…) mais un texte serré, doctrinal, d’un laconisme logique et hautain que ne peuvent vraiment comprendre que ceux qui savent (pas les médias…), « une manipulation rhétorique ».

Un autre exemple : quand Abd el-Kader déclare que « les Musulmans sont semblables à un seul corps, dont toutes les parties souffrent à la fois lorsque l’un de ses membres ressent une douleur », comparez avec ce que le 13 novembre 2015, le jour de l’assaut contre Paris, l’imam de la mosquée Aïcha de Montpellier, Mohamed Khattabi, prêchait : que les lois et us et coutumes de l’Occident « coupent un à un les membres du géant sommeillant de l’Islam ». Même argument dit analogique, même imagerie, même intention. Même haine, pour dire le mot. Et de leur point de vue, même douleur.

Vers une métapolitique du djihad ?

Car, dans la culture séculariste qui est la nôtre, on perd en effet tout cela de vue. Ou on l’écarte d’une moquerie. Pis : en relativisant, du genre, « hier c’était pas comme maintenant, et c’est compliqué tout ça ». Non. Pour ceux qui s’arment d’une foi, non. Ils possèdent, eux, à la fois un ancrage historique et une projection vers le futur qui passent par une longue filiation rhétorique, qui leur fournit un stock d’arguments et d’images, qu’ils s’approprient chacun à leur niveau, de la répétition scolaire d’articles de foi ou de connaissance, à la virtuosité de ceux qui constamment ravivent la tradition. C’est là où l’Islam possède indéniablement, pour le moment, un avantage. Un avantage que je dirais : littéraire. Ayant manqué le moment politique, celui de l’emprise politique, le djihad se rabat, ou se transforme, en un long game.

Ce long game serait une projection littéraire, mentale et culturelle, bref métapolitique. Sous cet angle la sanctification républicaine, humaniste et « plurielle » d’Abd el-Kader est inquiétante : elle pourrait être un jalon dans une entreprise à long terme, non plus politique, mais métapolitique d’un autre jihad, sans appel ni proclamation, mais d’une résilience obstinée. Aux Paroles armées succède donc l’arme métapolitique – une forme lancinante de la terreur.

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