Influences (n. fem. pluriel)
  1. Fluide provenant des astres et agissant sur la destinée humaine.
  2. Action exercée sur quelqu’un.
  3. Action exercée sur quelque chose.

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#Politique

Anne Rosencher : Avoir le chagrin positif

Publié le 17 mai 2022 par

L’Entretien : Journaliste et directrice adjointe de la rédaction de L’Express, Anne Rosencher a publié son premier essai, Un chagrin français (L’Observatoire). Entre douce mélancolie familiale et constat d’un certain délitement républicain. Ses mots-clés pour comprendre les humeurs mortifères de l’époque et les façons de s’en sortir.


Anne Rosencher, journaliste et essayiste : « Ne pas sombrer dans un monde de silhouettes ». ©Olivier Roller pour Les Influences.

Des troupeaux de livres, tous plus politologiques les uns que les autres, sortent à chaque campagne présidentielle. Une cavalerie pour rien. Les libraires font la tête ces années-là. Ce sont les médias au sang chaud qui captent toute l’attention des citoyens, pas les raisonnements et les hypothèses de papier. Mais un petit livre est à sauver du pilon promis. Que l’on peut lire après les élections, avec la même fraîcheur. Un chagrin français. Le sien. Singulier. Celui d’Anne Rosencher. L’essai en question figure une borne mémorielle d’une France telle qu’en héritera le président du prochain quinquennat. Le chagrin, nous explique l’autrice, n’est pas un chouinement de renoncement. Bien au contraire. C’est un petit silex de résistance personnelle à l’air du temps.

Ses éditoriaux, passés au tamis, lui ont inspiré cet essai shakespearien sur l’état mental d’un pays et d’une république. L’observatrice décortique des mots et des concepts qui entretiennent la confusion politique, marquent l’isolement social et le déchirement, anesthésient ou enveniment. Populisme, élites, méritocratie, progressisme, laïcité, vivre-ensemble… Les écrits embarqués par l’actualité et vite oubliés d’ordinaire prennent ici, une fois agencés, un tout autre statut, celui d’un petit document sensible encapsulant un (mauvais) air du temps. Sa préface surtout nous avait intrigués : la journaliste y esquisse son chagrin lentement incubé. Anne Rosencher se remémore dans ces quelques pages ce qui pourrait être l’ébauche d’une belle saga familiale que d’ailleurs elle « germine ». Une France des années 1980, un peu enthousiasmante de brassage social, de lumières vives et de bien commun. Il y a également la tutelle d’un grand-père « résistant ; capturé ; évadé ; blessé ; couturé ; capturé ; torturé ; déporté ; libéré ». Depuis l’enfance et la disparition de son grand-père, le monde a changé. On hurle aux meurtres des juifs et à l’anéantissement d’Israël, au nom d’Allahu akbar, dans les rues de Paris, de Berlin et de Londres. Et les Français juifs quittent discrètement des quartiers où il ne leur est plus évident d’être et de vivre. Pour Anne Rosencher, c’est un symptôme d’alerte d’un chagrin français plus profond et plus vaste : « La “chose publique” – au sens premier : la res publica – ploie sous le double assaut de l’indifférence générale et des luttes catégorielles de minorités vindicatives. »

À la veille d’élections présidentielle et législatives, à l’esprit réellement tourné vers les passions tristes, elle est venue dans le studio photo d’Olivier Roller. Attentive. Chaleureuse. Curieuse. Le portraitiste a capté en elle une résistance certaine à ne pas faire le deuil de son chagrin. E.L

#chagrin

C’est un mot que j’aime, sa sonorité, son aspect mélancolique mais qui n’est pas irrémédiable. Le chagrin se situe entre la tristesse et la détresse. Ce n’est pas un deuil qui, lui, est l’étape avant la résignation. Et j’ai bien regardé dans le dictionnaire, ce n’est pas une attitude défaitiste. Ce que conforte un vers de Shakespeare : « Quand il est sans remède, un chagrin est fini et qui n’a plus d’espoir n’a plus de regret. » Mon chagrin agit comme un processus qu’il ne faut pas confondre non plus avec la recherche d’une consolation. Mon chagrin français et politique en est un parmi des millions car je suis convaincue que nous sommes un certain nombre à le partager. Bref, c’est un chagrin rempli d’espoir.

#famille

Dans les années 1980, nous habitions près de Grenoble. Mon père, à l’époque au Centre national d’études des télécommunications, était un dingue de montagne. Je pense que l’amour de la France se mêle à une enfance de nos vertes vallées : ici Saint-Martin d’Uriage. J’ai eu une enfance de montagnarde. Avec ma nourrice, j’allais promener chèvres et boucs dans la montagne : des images qui ne s’effacent pas, mais que l’on a de plus en plus de mal à vivre dans la France d’aujourd’hui. C’est cela aussi que je souhaitais évoquer dans mon livre.

En l’écrivant j’ai pensé immédiatement à mon grand-père, Henri Rosencher, avec qui j’ai imaginé un dialogue apocryphe. Il était d’origine polonaise, médecin avant-guerre, et puis il est devenu Georges Breuillot dans le maquis du Vercors. Déporté à Natzweiler-Struthof, déporté à Dachau, où il a perdu tous les siens. Au retour des camps, il a repris le nom de famille pour que celui-ci ne disparaisse pas. « J’ai choisi le camp des victimes », expliquait-il dans son livre*, en maintenant son double héritage franco-français, la résistance gaulliste et la république.

#antisémitisme

Dans la famille Rosencher d’après-guerre, on a plutôt cultivé cette mémoire de la résistance. Le judaïsme n’y était pas très organisé, la célébration de Kippour était plus ou moins disciplinée. Juive… Je déteste les assignations. Plus jeune, j’évitais ou j’estimais que ce genre de question, « Que penses-tu d’Ariel Sharon ? », ne me concernait pas du tout.

Mon angoisse s’est réellement installée en 2012. Mohamed Merah. Ses tueries m’ont abasourdie, et les réactions, ou plutôt les quasi non réactions, de la société m’ont plongée dans un certain malaise : Pourquoi ça n’imprimait pas plus ? Pourquoi pas de deuil national ? Si le terroriste était venu de l’extrême droite, il me semble que ça aurait été plus facile de se mobiliser. Cette peur de stigmatiser, que l’on peut comprendre, a fini par ressembler à un glissement de sens terrifiant. Je me souviens de journalistes dans les rédactions qui étaient réellement emmerdés par cette réalité. À Marianne, où j’ai longtemps travaillé et qui est un melting-pot idéologique, nous étions tout aussi désemparés.

Depuis, je malmène souvent mon angoisse pour ne pas avoir une vision trop hallucinée. La France n’est pas antisémite, mais il y a des résignations, des « à quoi bon », des « on n’y peut rien ». Désormais, je suis contente qu’Israël existe. Et je fais en sorte que mes enfants soient épargnés au maximum. Tout ce chagrin, je le transporte à l’extérieur.

Changer la Ve République ? Je ne suis pas une grande constitutionnaliste, mais je pense qu’il faut repenser la question de la représentation des élites.

Anne Rosencher

#gilets-jaunes

Durant le dernier quinquennat, alors que j’assure l’intérim de la direction de L’Express, survient le mouvement des Gilets jaunes. A priori, ils ne font pas partie de notre noyau de lecteurs, et on a d’ailleurs foiré l’intérêt du premier week-end des Gilets jaunes en consacrant notre une… à l’homéopathie. Mais la ligne éditoriale de L’Express est libérale et universaliste. Alors dans un temps d’effondrement de la culture politique où tout se désagrège, on ne pouvait pas négliger un tel mouvement. On y est allé à fond. Partout sur les ronds-points. Intellectuellement, je m’efforce de suivre le principe d’Albert Camus : « ne pas sombrer dans un monde de silhouettes ».

Où sont les Gilets jaunes dans ces élections ? Tous ces relégués géographiques et culturels sont partis très rapidement lorsqu’ils ont compris que l’événement leur échappait. Trop large, bigarré, le mouvement a été une espèce de flambée éphémère. Mais celle-ci couve encore, patrons de PME et caissières s’étaient vus d’un coup dans une même communauté de destin : arrêtez de nous reléguer, de nous enlever de la photo. Pour moi, c’est le message le plus fort, et qui reste : avant la revendication sociale, celle d’une entrée dans le champ de la caméra.

#élites

Faut-il changer la Ve République, taillée sur mesure pour un de Gaulle ? Je ne suis pas une grande constitutionnaliste. En revanche, je pense qu’il s’agit de repenser la question de la représentation des élites. Je ne pense pas que j’aurai été pro-Brexit, mais, en revanche, j’ai trouvé très intéressant que le système britannique puisse accoucher d’une élite capable de prendre en charge les conclusions d’un vote démocratique qui allait à l’encontre de sa vision majoritaire et de ses intérêts.

Mon chagrin à cet égard est optimiste. Au début de l’année, est sorti le réjouissant essai Le Prix de nos valeurs, sous-titré Quand nos idéaux se heurtent à nos désirs matériels (Flammarion). David Thesmar et Augustin Landier, deux économistes libéraux, ont fait leur mea culpa absolu de l’analyse économique face au peuple et proposent d’intégrer désormais « la dimension non pécuniaire de nos vies » (comme la liberté, l’identité, l’altruisme, la justice, et aussi la culture…) à l’analyse économique. Il me semble qu’un soft power du peuple est en action, comme le reflète très bien le dernier roman, Connemara de Nicolas Mathieu (Actes sud), beaucoup lu par nos élites. La littérature, le cinéma, les séries constituent une belle caisse de résonance de nos exigences politiques.

#charabia

J’essaie de penser clair, d’écrire simple. Ne pas écrire pour un lectorat initié. On gagne toujours à ne pas rentrer dans un sabir (je fais la chasse aux expressions journalistiques comme les expressions « le Beauvau » ou « le Ségur »). En politique, l’OPA du charabia sur le discours politique est manifeste, on l’entend dans toutes les bouches de LREM, à l’exception notable et paradoxale de Macron. Écoutez l’expression « maman solo » : voilà un truc majeur – 25 % des familles sont monoparentales –, mais que l’on définit par un terme régressif de téléfilm.

C’est un phénomène qui me préoccupe depuis ces cinq dernières années et nourrit un peu plus mon chagrin : la fracturation du socle commun qu’est le langage.»


Un chagrin français, Anne Rosencher, L’Observatoire, 134 p., 12 €. Paru décembre 2021.

*Le Sel, la cendre, la flamme, Henri Rosencher, Le Félin, 384 p., 22,50 € (2000, Prix littéraire 2000 de la Résistance).

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