Influences (n. fem. pluriel)
  1. Fluide provenant des astres et agissant sur la destinée humaine.
  2. Action exercée sur quelqu’un.
  3. Action exercée sur quelque chose.

Les Influences

Filtré pour vous : L'actualité politique et intellectuelle

Buffalo Kill

Publié le 14 juin 2022 par

Dans la vidéo du récent massacre de Buffalo, prise sur le vif par le jeune suprémaciste alors qu’il mitraille les clients du magasin, cette scène à la Tarantino : Payton Gendron s’apprête à tirer sur un homme à terre, qui se recroqueville entre deux gondoles, il pointe l’arme, dit « sorry » (à 6’47 sur la vidéo), détourne le canon et abat d’autres victimes, des Noirs. L’homme à terre est un Blanc.


En détournant son arme, et en s’excusant, Gendron respectait les termes de son manifeste : solidarité raciale. Le texte du manifeste est le script de l’attaque.

Toutes les attaques suprémacistes blanches qui ont eu lieu, hors de France, depuis dix ans s’adossent au prestige de l’écrit. Évidemment les médias ne le voient pas comme cela. Et pourtant.

Premier élément, les procès de ces attaques créent du texte

Et ils augmentent la visibilité des manifestes suprémacistes.
L’attaque de Gendron est bien cadrée. Voilà trois semaines l’auteur du massacre de Charleston (juin 2015), Dylann Roof, qui avait fait appel de sa condamnation à mort auprès de la Cour suprême, apprenait que le ministère public avait jusqu’au 1er juin pour contester la validité de l’appel. Donc il progresse vers une révision. Quelques semaines auparavant la même Cour suprême, saisie en dernier ressort par le ministère public lequel conteste l’annulation, par une cour d’appel, de la sentence de mort imposée à Djokhar Tsarnaev, l’auteur du massacre de Boston (avril 2013), confirmait la peine de mort de ce suprémaciste musulman. Les registres des cas Tsarnaev et Roof sont pléthoriques, mais en accès libre, et la vidéo citée en commençant fera partie des pièces à conviction. Inutile d’aller se précipiter dans le dark net, tout cela sera produit au grand jour. Nous sommes aux États-Unis, pas en Nouvelle-Zélande (où est-ce ?).
Bref, il y a là une masse d’écrits au volume impressionnant pour qui s’y plonge : cette « textualité » fait partie intégrante des attaques, en amont, et par les répercussions que tous ces documents occasionnent, en aval : ils sont lus, relus, commentés, et imités – jusqu’au mode opératoire des attaques (Gendron a suivi le modus operandi de Roof).

Notez que ce sont des crimes politiques. D’un point de vue strictement réaliste, celui de la raison d’État, un crime politique appellerait une procédure politique expéditive – les cours de justice sommaire de l’Épuration, trois mots sur un papier, et puis exécution. Mais de nos jours même les massacres politiques suivent le train-train de procédures pénales ordinaires.
Or cette option a une conséquence littéraire car, dans un État de droit, pour comprendre un crime politique, il faut des sources, on veut du scripta manent. Surtout aux États-Unis. Cette passion juridique de la source écrite tient au littéralisme du protestantisme : comme on vous montre un verset de la Bible à l’appui d’une opinion politique et souvent juridique (l’avortement), on vous ressort un texte à l’appui d’un massacre. Nous n’avons pas, en France, ce fétichisme du pied de la lettre. Rien d’étonnant que ce soit dans une culture anglo-saxonne, ou protestante, imbue de littéral, que ça se soit développé. D’où les énormes archives qui, de fait, alimentent la légende noire des militants suprémacistes.

Bref, la passion juridique américaine pour les preuves écrites, et leur publication intégrale par les tribunaux, ajoutent à la force de ces manifestes, à la puissance de leur dissémination, et à leur capacité persuasive d’émulation.

Deuxième élément, un jeune suprémaciste, ça écrit

Or les suprémacistes blancs, des jeunes hommes de surcroît, et américains, c’est dire…, écrivent. Paradoxe : jadis composer des samizdats, écrire des tracts dans des revues semi-clandestines, était l’image de marque des anars, des sionistes historiques tel Jabotonsky (l’appel du Mur de fer, 1923), de la Fraction armée rouge (celui de Construire l’Armée rouge, 1970). Il existait à gauche un fétiche, un prestige de l’écrit, d’autant que ces acteurs étaient des petits bourgeois cultivés pour qui être lettré comptait. C’est désormais au tour du suprémacisme blanc de fétichiser l’écrit. Mais, surprise, ce sont de jeunes suprémacistes américains, « working class », qui écrivent, eux qui sont censés recevoir une éducation de sous-développés.

Le coup d’envoi littéraire fut donné par un non-Américain (même si les Norvégiens disent être le 51e État américain) : Anders Behring Breivik, voilà dix ans, avait produit (en anglais) un manifeste de 1 500 pages (juillet 2011), sorte de traité politique sur oppression et libération. C’est devenu une sorte de source profonde, adaptée, canalisée, diluée. Les divers écrits de Roof, profession de foi et notes biographiques, s’en inspirent, acclimatés à l’histoire personnelle de Roof. Brenton Tarrant, l’auteur du massacre de Christchurch (mars 2019) a produit, lui, un manifeste, The Great Replacement (74 pages). La réponse typique devant ces textes, que souvent on n’a pas lus, est : « Le type est dément ; c’est mauvais comme tout ; mais que c’est long ! ; et, voilà il a copié Renaud Camus ! » Bref le commentariat journalistique ou « web-based » porte un jugement littéraire sur ces manifestes, y compris les commentateurs de l’internationale blanche qui, à leur grande majorité, désavouent ces actes meurtriers, soit par conviction intellectuelle, soit par prudence juridique, soit par lâcheté tactique. Ils en parlent tous comme si un pamphlet politique était un article de philosophie, ou devait être original comme une œuvre d’art. Les réseaux sociaux américains s’écharpent donc sur la documentation au sujet de Gendron : il a écrit quoi, où, comment, vraiment c’est de lui ?

Les jeunes suprémacistes blancs écrivent en effet, et bien. Bien au sens où leurs écrits sont à la fois le reflet de leur génération (style parlé, recours aux hyperliens, interpellation du lecteur) et le résultat d’une infusion d’idées avérées ou sous-entendues (de Joseph de Maistre à René Guénon ou Julius Evola, en passant par Georges Sorel). Évidemment, comme on est dans le domaine des influences et de la porosité d’idées, ils n’ont pas « tout lu », pas plus que tous les jeunes libéraux ont lu von Hayek de a à z, ou même seulement a. Certains textes de Roof (que la presse présente comme un bas-du-front) font preuve de curiosité intellectuelle (film préféré ? Le Genou de Claire), et d’une vraie qualité d’écriture autobiographique. Tarrant, lui, invective, mais ses coups de gueule sont méthodiques… à la Céline. Il ouvre même son manifeste avec un poème : « N’entre pas doucement dans la nuit débonnaire./ Le jour révolu s’embrase et tremble à la tombée du jour ;/ Rage, rage contre l’agonie de la lumière ») et embraie sur des digressions enflammées, puis des questions-réponses, et des litanies, avec tout un appareil de liens vers des sources Internet.

Troisième élément, un genre littéraire est né

Or les médias anglo-saxons ont pris l’habitude d’étiqueter ces textes « manifesto ». Mais ni Breivik, ni Tarrant, ni Roof, qui rejette le terme explicitement, ni Gendron ne le revendiquent. Ce sont les médias qui ont donc créé un genre littéraire nouveau, qui sinon n’existerait pas comme tel : le manifeste suprémaciste blanc. Or l’objet d’un genre littéraire est de donner des repères, de placer des balises, bref de favoriser l’imitation.

Ainsi Gendron : il est l’auteur d’un « manifeste » (180 pages), qu’il nomme modestement « writings » (écrits). Il emprunte l’expression à Tarrant : son manifeste est un montage de citations prises dans les manifestes précédents, des emprunts et des copiés-collés. On dira : typique, incapable d’originalité ! Mais c’est se tromper lourdement sur ce qu’est une écriture engagée (et oublier que le ressort du Classicisme c’est justement l’imitation des modèles, mais passons…). Cette écriture suprémaciste passe par des relais, des antécédents, des rappels. Tous ces textes se parlent entre eux, se répercutent, s’épaulent, se mettent en faisceau. On a là, sous les yeux, depuis dix ans, la formation d’une forme littéraire de l’action politique, et pas là où on l’attendrait. Et certainement pas dans les revues compassées et prudentes de la haute bourgeoisie intellectuelle de cette mouvance.

D’autre part face à cette « littérarité » croissante du jeune suprémacisme blanc d’engagement, les excités de la Toile et les agités de l’IA, focalisés sur le virtuel et dédaigneux du textuel, n’ont pas compris la puissance de l’écrit, la force d’une rhétorique du manifeste, et de la passion cultiste que crée cette littérature. Les jeunes suprémacistes blancs jouent donc sur deux tableaux : ils ont réussi à opérer la jonction entre l’ancienne culture du livre et de l’écrit, et la nouvelle culture de l’instantané direct des réseaux sociaux. On parie fort que ce genre va proliférer, et avec cela des attentats, vu que la catégorie mentale désormais existe, « manifeste pour agir » : typiquement le manifeste précède de peu ou accompagne l’action violente.

On dit, en anglais, que « la plume est plus forte que le fusil ». Dans la littérature des manifestes suprémacistes blancs écrits en vue de l’action directe, la plume sert de collimateur au fusil. Aucun massacre de cette teneur, pour le moment, en France. La « grande déculturation » a ses avantages.

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