Influences (n. fem. pluriel)
  1. Fluide provenant des astres et agissant sur la destinée humaine.
  2. Action exercée sur quelqu’un.
  3. Action exercée sur quelque chose.

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Jean-Laurent Cassely, penseur de marque

Publié le 11 mars 2021 par


Serait-il le nouveau Roland Barthes du rosé pamplemousse et du jogging Adidas ? Il théorise avec perspicacité et humour sur cette culture commerciale qui englue et conditionne nos vies. Mais lui-même est-il bien de cette époque ?

Jean-Laurent Cassely, le nouveau Roland Barthes du rosé pamplemousse. Paris, mars 2020. © Olivier Roller pour Les Influences.

Ils l’a-do-rent. Qui ? Les publicitaires, les hommes de marketing. Les anywhere. Les faux bobos et les vrais boubours. Les classes créatives. Les sondologues, les consultants du microdétail, les experts indépendants et les think-tankers en meute. Moi-même, je l’ai fréquenté quelques mois dans une émission de webtélé intitulée Disputes (coproduite par l’université Diderot, Les Inrocks et Les Influences.fr). En quelques phrases, il vous invitait à grimper sa théorie échafaudée de façon séduisante. Et tant pis en cas de chute, celle-ci promettait d’être aérienne. « Je l’adore mais je ne le connais pas du tout », verrouille Thierry Germain, ancien directeur des études de la Fondation Jean-Jaurès. Il a pourtant codirigé avec ce coéquipier Le Futur qui vient – Cahier des tendances 2020, une jolie pochette-surprise intellectuelle (l’agribashing, les techno-luttes, la théorie de David Goodhart, le nudge, l’essor de l’anglais, le néostakhanovisme de la start-up nation ou la guerre civile du Nutella), sortie le 19 mars 2020 et… confinée dans toutes les bonnes librairies. « Dénicher ce qui fait sens, mesurer son impact, imaginer demain en retournant une crêpe, en jouant des imaginaires, en décortiquant phénomènes et idées ou en racontant une histoire, tel est l’exercice collectif et débridé qui vous est proposé dans les pages qui suivent. Car si le futur est toujours une question sérieuse, c’est aussi souvent une folle pensée. » Certes le futur décortiqué par nos experts n’était pas assez dingue et on ne le voit plus trop venir. Mais les premières lignes de la préface du livre indiquent de facto toute la démarche de Jean-Laurent Cassely.
« Ah on se voit tous les deux mois en moyenne avec un ami commun, on boit, on mange comme des gorets et on s’amuse à réfléchir et on réfléchit en s’amusant. Pour moi, c’est l’une des meilleures sources pour capter les évolutions de la société », décrit Gérald Andrieu, directeur adjoint de la rédaction de Marianne. Mais c’est L’Express qui a enrôlé Jean-Laurent Cassely dans sa nouvelle tribu de chroniqueurs. Le Roland Barthes du rosé pamplemousse et du quinoa pour tous décapsule l’air du temps.

« Il ne faut pas en faire trop quand même, tempère-t-il. Tout doux… Je travaille beaucoup, je publie beaucoup c’est vrai, mais pour des clopinettes et au lance-pierres. Intello précaire j’étais, intello précaire je crains un peu de le rester », lâchait-il dans ce café du 19e arrondissement début mars 2020. On est tenté de voir en lui un « néoartisan » des idées, l’un de ces « travailleurs de l’esprit » décrits, en 1922, par Alfred Weber (le frère snobé de Max) comme il décrivait dans son premier essai, La Révolte des premiers de la classe, toute une génération de superdiplômés se reconvertissant aux charmes du carburateur, de la moto customisée et de la plomberie, du vin roots et de la street food. Ce jour-là, il commanda une infusion Parney’s au tilleul. Il gribouillait des notes avec un stylo Saint Agaûne, « fine saveur de viande séchée ». Son pull était de marque inconnue. Il répondait sérieusement aux questions, un peu comme si c’était des va-tout à chaque fois : « Le surplomb ne correspond plus à l’époque. Je ne suis surtout pas un sociologue, je n’ai pas de définition légale en fait. La culture médiatique m’intéresse, la méthode journalistique me correspond le plus. » Jean-Laurent Cassely est le nouveau chroniqueur de la culture commerciale, celle qui nous englue, nous conditionne, nous conforme.

Il faut lire ©No fake sur la France qui se perd en ses miroirs mercantiles et son narcissisme instagrammatique. D’une douceur tendre et d’une hilarité asphyxiante. Mine de rien, il soulève un gros bloc d’angoisse très moderne : qu’est ce qui est « fake » et qu’est ce qui est authentique. Son livre est une invitation à démêler le vrai faux du faux vrai, sans oublier le « trop vrai ». Il s’intéresse à l’a-priori insignifiant qui, telle la lettre cachée sur la cheminée d’Edgar Poe, est la vérité miniaturisée de l’époque. La démarche est aussi attachante que son écriture est joyeuse, subjective mais toujours précise. Il utilise les armes de la nonchalance cool pour vous embarquer assez loin. Son esprit de curiosité avance, tâtonne, se reprend, cristallise au fil de la démonstration et c’est bien ce que l’on préfère aux habituels essais sans aspérités aucune et qui prennent la précaution de masquer leurs bifurcations, leurs erreurs et leurs impasses conceptuelles. Il n’y a pas de cynisme lorsqu’il décrit « l’esthétique de la France moche et du néo-vieux ». Lorsqu’il musarde dans la zone pavillonnaire conçue par Eurodisney, l’aire commerciale de Plan de campagne ou prend un café latte dans un Airspace (non lieu).

« L’Hyper France, c’est une version concentrée et compressée du patrimoine français authentique et calibrée pour l’ère des réseaux. »

« L’Hyper France désigne un imaginaire qui puise son inspiration dans les ingrédients du patrimoine culturel, architectural, anthropologique, géographique et immatériel français», diagnostique-t-il. Tous ces éléments familiers sont remixés pour obtenir une version « concentrée et compressée du patrimoine français authentique et calibrée pour l’ère des réseaux ».

Lui sait voir dans une pizza bio de la chaîne authentique Big Mamma, ce passage des Trente Glorieuses aux Trente Génériques comme les produits du même nom et la grande standardisation. Dans la queue de comète des premières, on ne les a pas vu venir entre 1980 et 2010, mais « ces années Génériques coïncident avec ce que les historiens contemporains ont nommé le “capitalisme tardif, multinational ou de consommation” ». C’est d’ici que de « nouveaux paramètres » se sont imposés : « la mondialisation de l’économie et la délocalisation de la production, l’explosion de la sphère de la finance, le rôle central joué par les nouvelles technologies et en particulier par l’informatique et les réseaux, la place occupée par les médias et les flux d’images. » Dans ce prélude qui a aménagé des territoires homogènes dans le monde entier et façonné nos mentalités, Jean-Laurent Cassely y voit la fabrication du non-saillant et de la prolifération des non-lieux, la généralisation d’une grande amnésie et même d’un véritable « black-out culturel ». Depuis, l’État s’affaisse, le royaume de Disney s’impose.
Quant aux classes sociales, elles sont désormais façonnées par les styles de vie. « Contemporains du jaillissement des paysages génériques et de l’édification d’un mode de vie qui tend vers la standardisation, les fameux “Millenials” formeront également la première génération à grandir et à évoluer dans un monde borné par la culture médiatique et commerciale », souligne-t-il. Alors qu’on l’a moqué, Cassely voit dans le hipster des années 2010 l’une des ripostes contre-insurrectionnelles. Non pas identitaire blanc car volontiers cosmopolite dans son terreau urbain, mais plutôt farouche « archiviste de la société occidentale, conservateur d’un “musée des styles de vie” dont il assure la maintenance et dont il réorganise périodiquement les collections ». D’où aussi dans cette traîne, la colère des Gilets jaunes, ces Français issus massivement des zones péri-urbaines, qui manifesterait le retour à l’héritage culturel commun d’avant les années 80, quand ne sévissait pas encore son effacement par les Trente Génériques et l’hologramme de l’Hyper France.
Christopher Lasch (Le Seul et Vrai Paradis : une histoire de l’idéologie du progrès et de ses critiques) et Benjamin Barber (Comment le capitalisme nous infantilise) ont leur place dans l’imaginaire Cassely. Mais également l’artiste multimédia et professeur de sciences en communication Fred Forest – « ses lectures ont été pour moi un grand “moment Eureka” sur la com’ et la standardisation des choses ». Bruce Bégoût est son guide urbain le plus précieux, son vieil iPhone déglingué recèle tous ses e-books. Mais celui qui l’a le plus influencé et explique sa démarche d’essayiste est le géographe Armand Frémont (1938-2019) et sa théorie de « l’espace vécu » . Dans cet espace, le chercheur prend en compte les pratiques quotidiennes et les interrelations sociales, tout ce qui participe de la représentation mentale construit par un individu ou un groupe.

« Je m’amuse beaucoup avec lui et sa ligne “Dieu est mort, reste la conso” » – Jérôme Fourquet.

©No Fake, selon son éditeur, a marché commercialement moyen-moyen, mais l’essai a marqué les esprits. Et pourrait même s’avérer sur la distance, un classique de la société du XXIe siècle.
« Ah j’ai l’impression de jouer une belle partie de ping-pong intellectuelle avec lui ! Je m’amuse beaucoup avec sa ligne “Dieu est mort, il reste la conso” », s’anime Jérôme Fourquet. « Jean-Laurent et moi, nous sommes devenus une coopérative » se réjouit encore le directeur des opinions de l’IFOP dans son bureau exigu, papetier et métallique. « Jérôme Fourquet se présente comme un sondeur, mais il est bien plus qu’un simple compulseur de stats. On n’écrit pas sur l’archipelisation française, sa lente dislocation par cynisme ou froideur technique », estime son coéquipier.

La rencontre improbable s’est effectuée à la Fondation Jean Jaurès. Coup de foudre, l’auteur best-seller de L’Archipel français (Seuil) s’est acoquiné avec le chroniqueur à la faveur de la crise des Gilets jaunes. « Nous regardons les faits sous différents angles et approches statistiques, culturelles et de terrain », explique Jérôme Fourquet. Les deux compères extraient données de fond souvent inédites car réinterrogées en mode Cassely, cartographie frappante réalisée par Sylvain Manternach, observations de terrain et études de la culture populaire. Cette façon d’inspecter les corners oubliés donne une série de notes pour la Fondation Jean-Jaurès. La play-list culturelle des Gilets jaunes. Le kebab (« Il y n’a que lui pour m’avoir poussé à faire des recherches approfondies sur la consommation de kebab », explique Fourquet qui précise qu’il n’en mange pas malgré le fait d’avoir son bureau dans le 18e arrondissement, « et le pire c’est que l’on y a trouvé des éléments vraiment intéressants »). Et pour mieux comprendre l’événement, les Parisiens en exode de la Covid-19. L’enquête de proximité se déroulait plutôt bien, mais les fermetures de commerces non essentiels ont brutalement stoppé la machine. Plus de zones commerciales, plus de restaurant Mamie, plus de Brûlerie Belleville, plus de Big Fernand, plus rien. Des semaines plus tard, on retrouve Jean-Laurent Cassely chez-lui, à Marseille, enfin au téléphone – même pas Skype ou Zoom. Il écrivaitt, il lisait, il tournait depuis des semaines autour de sa bibliothèque (« une ©Billy, la bibliothèque la plus vendue au monde et la plus pourrie »), et se demandait bien, comme tout le monde, où le monde allait. En attendant, il étudiait les tendances de la quarantaine.

Au fond de sa bibliothèque, les années-lumière de son adolescence : tout Stephen King, son maître en dystopies. Celui-là même qui écrivit Le Fléau en 1972. Une pandémie de grippe ravageait les États-Unis. Mais rien de tout cela dans notre situation qui impose l’auto-enfermement et réinvente sa culture commerciale, il l’a écrit dans sa chronique du 8 avril 2020 : « Que ce soit par pessimisme, par manque d’humour ou d’imagination, les scénaristes ne semblent pas avoir envisagé que, dans le contexte d’une crise mondiale comme celle que nous traversons, la plupart des gens ajusteraient leurs habitudes mais poursuivraient en grande part le programme existentiel de l’individualisme occidental : prendre soin de soi et se faire plaisir. » Instagrammer, en influenceurs du confinement, nos recettes, des cours de yoga, ses coups de cœur Netflix. Jean-Laurent Cassely est-il authentique ou complètement toc ? Tel est le destin d’un penseur de marque.

Génération surdiplômée. Les 20 % qui transforment la France, avec Monique Dagnaud, Odile Jacob. Paru février 2021.
©No fake. Contre-histoire de notre quête d’authenticité, prix Idées-Les Influences 2019, Arkhê, 189 p., 18 €. Paru 2019.
La France qui vient. Cahier de tendances 2020, avec Thierry Germain (dir.), L’Aube-Fondation Jean-Jaurès, 208 p., 19,90 €. Paru mars 2020.
Podcasts « Poires et cahuètes » sur l’actualité des idées, avec Hélène Decommère, Slate.fr.


Lire également sur notre site, son interview avec Monique Dagnaud : Et vous, vous êtes un 20 % ?

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3 commentaires sur “Jean-Laurent Cassely, penseur de marque

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