Influences (n. fem. pluriel)
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  3. Action exercée sur quelque chose.

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Fumer des scarabées sacrés avec Mohammad Rabie

Publié le 21 mars 2021 par


Son roman, enfin publié en France, Trois saisons en enfer (Actes Sud) raconte une dystopie de l’après Printemps arabe. Ultraviolente, démesurée et follement poétique. C’est l’effet Karbon qui veut ça.

Mohammed Rabie, le maître de la dystopie égyptienne. DR

Attention commotion ! Entre religion et pop culture, il souffle sur ce roman le vent abrasif de l’apocalypse. Le lecteur lui aussi ne sait plus trop dans quelle nulle part littéraire il s’est aventuré. Nous sommes en 2025 et les armées de la république des Chevaliers de Malte tenaillent une Égypte apathique. Des officiers de police se sont rassemblés dans un réseau de résistance. Le colonel Ahmed Otared est un des leurs, le meilleur tireur d’élite, un frelon d’exception. Depuis la haute Tour de la ville, il foudroie les hiérarques, les ministres, les collabos. Censé libérer le pays, il devient le sniper industriel qui tue sans compter, hommes, femmes, enfants, d’autant plus que les habitants attendent d’être tués avec soulagement. Car Le Caire est un enfer qui s’auto-alimente. À l’enfer succède l’enfer. Et depuis quand a-t-il commencé ? 2011, l’après-printemps arabe.La vie zombie côtoie la mort vivante. Le Caire est devenu un chaudron de haine. Et lorsque la mégalopole est libérée, on ne sait comment, de ses oppresseurs silencieux, elle ne s’en rend pas plus compte. On prend refuge en fumant du Karbon, une drogue de synthèse à base de scarabées pharaoniques. Les enfants sont atteints d’une étrange maladie : ils se dévisagent, perdant bouche, nez, yeux, oreilles. Les habitants portent des masques de chevaux ou d’acteurs comiques égyptiens. Les habitants s’entre-tuent, violent, fracassent, découpent, égorgent, profanent sans révolte. La bande son est de la musique électronique mixée avec les bruits d’animaux que l’on égorge. Les chiens en meute sont fossoyeurs et creusent des tombes avec leurs pattes. Les foules sont mécaniques. Un petit drone affectueux et une prostituée accompagnent, le temps d’une brève espérance de vie, le tueur humanitaire. Tout finira mal, tout continuera mal.
De cet univers et de son écriture qui sait fixer la sidération, il fait surgir les étincelles d’un silex poétique, embrase sa dystopie ultraviolente d’images crépitantes, débride toute la colère d’un pays et le désespoir d’une politique qui s’est perdue de vue. Comme Otared, Mohammad Rabie rate rarement sa cible.

Frédéric Lagrange : « L’un des plus grands romans égyptiens de la décennie. »

Entretien avec le traducteur français de Mohammad Rabie, Frédéric Lagrange

Frédéric Lagrange, traducteur en France du romancier égyptien Mohammad Rabie, et actuel délégué au Centre français d’études sur la péninsule Arabique (CEFREPA). DR

Comment avez vous découvert Mohammad Rabie, et qu’est ce qui vous a accroché ?
Frédéric Lagrange : J’ai l’habitude d’acheter les romans qui sont sélectionnés dans la « short list » de l’International Prize for Arabic Fiction et, en 2016, j’avais donc acheté ce roman, au Caire ou à Abu Dhabi, je ne me souviens plus. Je n’ai aucun souvenir des autres, y compris le lauréat qui m’était tombé des mains. Mais Otared m’avait immédiatement accroché, j’avais reçu sa noirceur comme un coup de poing. Je me revois le lisant au Caire, couché sur un canapé, ma fenêtre donnant directement sur la tour du Caire, et soudain pris de frayeur, en m’imaginant le capitaine Ahmed Otared décidant de tirer au hasard et brisant le verre de la fenêtre. La connaissance intime de la topographie cairote est aussi un élément qui a joué, des lieux familiers se transformant en espaces cauchemardesques. Je n’ai jamais eu envie de reposer le livre, car l’incroyable imagination et poésie fait que je n’ai pas senti que je pouvais être « débordé » par la noirceur. Les « cafards » se recouvrant le visage de journaux, les faces qui s’effacent, le délirant tunnel suspendu sous le pont autoroutier avec sa pute borgne, la drogue à base de scarabées sacrés, j’étais fasciné par cet univers hallucinatoire.

Quelle est la réception (ou non) de Mohammad Rabie en Égypte même ?
F.L. : La réception critique a été générationnelle. Gaber Asfour, le « pape » des critiques égyptiens, a détesté à la première lecture et adoré à la seconde et a longuement invité Mohammad Rabie dans son bureau. De façon générale, les plus âgés ont été rebutés par la noirceur, les plus jeunes et participant au « courant » dystopique ont été très enthousiastes. Le fait qu’un jury présidé par Abdo Wazen (équivalent de Gaber Asfour pour le Liban) le place dans la short list indique à la fois les limites (trop noir pour gagner) et la reconnaissance. Pour moi, c’est un des grands romans égyptiens de la décennie.

Le roman a été traduit pendant le pic de la frayeur pandémique, et cela mettait dans une disposition parfaite pour la noirceur du texte

Est-il difficile à traduire ? Le traducteur que vous êtes ne vous êtes pas trop perdu dans sa Bibliothèque enchantée, son premier roman d’une toute autre nature ?
F.L. : Contrairement aux livres de la bibliothèque enchantée de Kawkab Anbar, il ne s’est pas traduit tout seul. Mais la langue de Mohammad Rabie ne pose pas de problèmes et Mohamad est, sur le plan personnel, d’une nature bien plus proche du héros de la Bibliothèque enchantée que du capitaine Otared ; nous communiquions par Whatsapp à chaque fois que je tombais sur une ambiguïté du texte, une coquille ou un problème à élucider. Cela dit, le roman a été traduit pendant le pic de la frayeur pandémique, entre février et juillet 2020, à un moment où on tremblait de descendre acheter son paquet de pâtes, et cela mettait dans une disposition parfaite pour la noirceur du texte. Sa phraséologie demande beaucoup moins d’adaptation que celle d’Abdo Khal que j’avais traduit (Les Basses Œuvres). La difficulté consistait à adopter un style de français différent pour les trois sections. Quand Otared parle à la première personne, dans les deux sections à narrateur Ahmed Otared (2025), Mohammad Rabie me rappelait qu’il devait parfois parler comme un flic, avec un vocabulaire administratif par moments, et en même temps une fascination de la violence. J’ai choisi le passé simple dans cette section, mais je tenais absolument à éviter les conjugaisons du passé simple à la première personne du pluriel (« je pris » est toléré par le lecteur, mais « nous prîmes » est trop précieux). Cela m’a contraint à beaucoup de reformulations avec des voix passives ou des gérondifs, je me souviens être parfois resté bloqué vingt minutes à regarder le plafond, en me demandant comment contourner un « nous entrâmes ».

La section la plus dure à traduire a été le chapitre « médiéval », je me souviens l’avoir détesté lors de ma lecture mais, en le traduisant, j’ai réalisé que je ne l’avais pas du tout saisi, que j’étais passé à côté.

Les deux sections Insal (2011) est à la troisième personne et elle adopte un ton plus poétique et désespéré. Elle ne posait pas de difficultés particulières.
La section la plus dure était le chapitre « médiéval » au cœur de la structure (Prologue-Otared-Insal-Médiéval-Insal-Otared). Je me souviens l’avoir détesté lors de ma lecture de 2015, trouvant qu’il était en trop et incompréhensible. En traduisant, j’ai réalisé que je ne l’avais pas du tout saisi, que j’étais passé à côté. Le traduire a été un défi, mais surtout une nouvelle lecture. Chaque section séparée par une astérisque est en fait un narrateur différent, vivant et mourant lors de la « passion et résurrection » de Sakhr al-Khazragi, sorte d’antéchrist, fils de la mort et de l’enfer. J’ai compris en traduisant que Sakhr est une des vies antérieures du capitaine Otared, et que le chapitre est donc fondamental. Il fallait là un français lyrique, presque biblique, archaïsant, avec des imparfaits du subjonctif, des passé simples à la première personne du pluriel, des préciosités.
Il y avait un passage d’une extrême difficulté à rendre à la fin de ce passage, dans lequel trois narrateurs successifs rapportent les propos de Sakhr, de façon différente sur un mot – comme on trouve effectivement des versions subtilement différentes d’un propos rapporté dans la littérature arabe médiévale. En arabe, c’était une simple lettre qui variait : Sakhr dit, selon les trois témoins successifs : antum man ‘āshū ‘alā l-amal wa-lā amal  / antum man ‘āthū ‘alā l-amal wa-lā amal / antum man ‘ānū ‘alā l-amal wa-lā amal. J’ai rendu, en m’éloignant un peu du sens  parce que je voulais absolument rendre cette variation, par : Vous êtes ceux qui ont suivi l’espoir, alors qu’il n’est point d’espoir / vous êtes ceux qui ont soufflé l’espoir, alors qu’il n’est point d’espoir / vous êtes ceux qui ont souffert l’espoir, et il n’est point d’espoir (p. 220-221), avec des allitérations en s-v ou s-f. Mais cela demande évidemment une attention extrême du lecteur ; c’est presque un plaisir solitaire du traducteur qui se réjouit d’avoir trouvé une solution à un moment d’intraduisible, tout en étant totalement conscient que si le récepteur est sensible à un ton général, personne, à moins d’un hasard, ne repérera ce jeu-là.

Utârid a mis un certain temps avant d’être publié en français. Connaissez-vous les prochains projets de Mohammad Rabie ?
F.L. : Farouk Mardam Bey, le directeur littéraire de Sindbad chez Actes Sud, est exactement dans le cas de Gaber Asfour : il n’avait pas beaucoup aimé le roman lors d’une première lecture, peut-être un peu cursive, et le trouvait excessivement noir. De mon côté, j’avais depuis 2016 signalé ma disponibilité pour le traduire, trouvant que c’était, avec Nisā’ al-Karantīnā de Nā’il al-Ṭūkhī (Les Femmes de Karantina, traduit par mon collègue et ami Khaled Osman en 2017), une des œuvres majeures de la littérature égyptienne des années 2000-2020. Et puis les choses se sont débloquées, le directeur de la collection « Exofictions » était intéressé, et Farouk a relu et redécouvert le roman. Il a été époustouflé par sa force et sa poésie noire, et du coup s’est fait l’avocat enthousiaste de sa traduction.
Un nouveau roman de Mohammad Rabie est paru l’année dernière au Caire, Histoire des Dieux de l’Égypte, de nouveau une dystopie folle (mais sans violence), drôle et désespérée, encore centrée sur une interrogation désabusée sur l’identité égyptienne, et extrêmement inventive. L’auteur est actuellement en train de rédiger un nouveau roman, depuis Berlin où il réside.

Trois saisons en enfer, Mohammad Rabie, traduit de l’arabe (Égypte) par Frédéric Lagrange, « Exofictions », Sindbad-Actes Sud, 350 p., 22,80 €. Paru 10 février 2021.

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