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Les Influences

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Cynthia Fleury : « Une démocratie digne de ce nom résiste au virus du ressentiment »

Publié le 7 septembre 2021 par

Entretien. La philosophe, psychanalyste et essayiste Cynthia Fleury aborde la question du ressentiment qui empoisonne les individus comme les démocraties.

©La philosophe et psychanalyste Cynthia Fleury par Gérard Cambon.

Ci-gît l’amer. Guérir du ressentiment, Cynthia Fleury, Gallimard, 325 p., 21 €. Paru septembre 2020.

Lire note de lecture.

Ci-gît l’amer est le titre de votre dernier essai sur le ressentiment. Vous-même, avez-vous eu l’expérience de la haine et du ressentiment ?

C.F : « La haine au sens de volonté destructrice de l’autre, je n’en ai jamais fait l’expérience, ni en tant que sujet, ni – je l’espère – en tant qu’objet. Quant au ressentiment, il ne s’assimile pas à la haine. Il relève de la prison mentale. C’est une forme d’auto-empoisonnement, selon la formule de Max Scheler. C’est un affect composite où il y a de l’envie, de la jalousie, de la colère, nourri par un sentiment arachnéen d’injustice qui suscite une forme d’inertie régressive et de rumination. Mais l’important pour saisir la nature du ressentiment est la fixation, durable, dans cette émotion. Là non plus, cela m’est très étranger, mais j’ai toujours veillé à ne pas activer en moi les forces noires. Dans la philosophie politique comme dans la psychanalyse, des penseurs se sont beaucoup intéressés à cette notion qui relève du « mécontentement sourd», du «grondement» ou de « l’araignée » nietszchéenne dans la place. J’ai diagnostiqué ce travail du ressentiment notamment dans une démocratie, et cherché à comprendre comment l’État de droit et les individus pouvaient le dépasser ou non.

Le ressentiment, « ce poison qui empêche d’avancer », vous a permis de faire ce lien entre la santé psychique des individus et la santé démocratique ?

La bonne santé d’une démocratie se mesure à sa capacité de n’être pas paralysée, enlisée, par des conflits et des dérèglements internes. Elle doit pouvoir les assumer, les digérer, les dépasser, les protocolariser, bref produire, à partir d’eux, une délibération et une décision politiques. Une démocratie digne de ce nom développe des aptitudes à absorber, à annihiler ces hostilités sans être atteinte par le virus du ressentiment. Elle peut flirter avec la tentation ressentimiste mais ne pas y succomber. Dans Les irremplaçables, j’avais cherché à montrer comment l’individu moderne, parce qu’il fait l’objet d’une offensive réificatrice permanente, notamment dans le monde du travail, se décourage, et devient face à celle-ci de plus en plus vulnérable parce qu’il se sent interchangeable, non reconnu. Dès lors, il peut avoir tendance à se cliver psychiquement, à se réfugier dans une identité victimaire, à cultiver un ressentiment qui le pousse à stigmatiser autrui comme bouc-émissaire, ou encore à fantasmer un père protecteur susceptible de lui rendre justice. Une fois la psyché ressentimiste en place, il est extrêmement difficile de la déloger, et la traduction politique de cette passion triste constitue une véritable menace pour la démocratie.

N’est-on pas dans une crise où il faudrait repolitiser le politique, plutôt que de se lancer dans une psychologisation de la politique ?

C’est précisément ce que ne fait pas un psychisme malade, atteint de ressentiment : il dépolitise la politique, en substituant à l’action la réaction. La seule manière de repolitiser le politique, c’est de comprendre aussi ce qui se passe dans une psyché humaine, d’au- tant que nous sommes aujourd’hui dans une « société des individus » qui est aujourd’hui constitutive de la dynamique historique. Il faut comprendre que l’aptitude à la liberté est normative dans la démocratie, autrement dit qu’elle est tout autant un droit qu’une exigence, et donc suppose une connaissance de soi, une revendication pour l’individu de sa responsabilité, une critique interne de sa toute-puissance. La dialectique entre l’individuation et l’État de droit est très subtile : certes celui-ci doit tout faire pour institutionnaliser les conditions objectives de ce déploiement de l’émancipation individuelle, mais il se nourrit égale- ment de l’implication très concrète des individus dans toutes les « formes de vie » démocratiques.

Dépasser le ressentiment n’est pas renoncer à soi, ou à la justice. C’est précisément poser la lutte pour la justice du côté de la politique et pas du côté du châtiment

Pour vaincre le lien empoisonné du ressentiment, vous réfléchissez à développer des capacités individuelles ou de société pour le dépasser, le mettre derrière soi. On est pas loin du pardon chrétien…

On pourrait éventuellement poser qu’il existe un pardon athée, désacralisé, plus pragmatique mais je préfère la notion freudienne de sublimation, plus ambivalente, plus créatrice que celle de pardon. L’oubli est une forme minimale de sublimation, au sens de refoulement. Le sujet ressentimiste ne veut généralement pas céder sur sa colère et sa dépréciation universelle. Il est dans l’illusion de la réparation possible, dans la quérulence : autrement dit cette volonté acharnée d’obtenir réparation, même si celle-ci doit provoquer une injustice en retour, qui sera assimilée à un châtiment mérité. Dépasser le ressentiment n’est pas renoncer à soi, ou à la justice. C’est précisément poser la lutte pour la justice du côté de la politique et pas du côté du châtiment, c’est précisément ne pas se soumettre à la pulsion ressentimiste aliénante.

Vous marquez également dans votre essai, la présence d’un « nosocomial psychique » qui sévit également dans le milieu du soin, ayant oublié toute relation avec le patient. Quels sont les réponses et les liens possibles d’un soin humaniste ?

C’est François Tosquelles qui avait théorisé cette notion d’« asepsie », pour qualifier la relation entre un psychiatre et son patient, de manière à ce que le premier ne fasse pas subir au second ses propres dysfonctionnements et préjugés. J’ai voulu reprendre ce chemin de la métaphorisation en me demandant après tout s’il ne pouvait pas y avoir un nosocomial psychique comme il existe la menace nosocomiale dans un hôpital quand les dispositifs et équipement médicaux ne sont pas stérilisés comme il se doit. Là, le nosocomial psychique, ce serait la résultante de la « mauvaise ambiance », bien théorisée par Jean Oury, ou encore comment les psychés des soignants, d’un service, pourraient être malades, ou en burn out, et ne plus être aptes à soigner correctement les patients. La notion de « psychothérapie institutionnelle » reprend ce programme de « soigner l’hôpital » qu’avait défini Hermann Simon. Après la crise des urgences et des services hospitaliers, plus personne ne conçoit de séparer la santé des soignants de celle des malades, car les dégâts liés à l’épuisement professionnel et à la souffrance éthique des personnels ne peuvent plus être niés.

Vous abordez Cioran dans le livre, comment opérez-vous la distinction entre un misanthrope et un être «ressentimiste »?

C’est une jolie question même si ma réponse sera sans doute trop littéraire. La figure du misanthrope est traditionnellement une figure recluse, de repli, du refus du politique, qui ne cherche pas à désigner un bouc-émissaire qui serait sa victime. Le misanthrope accepte d’être stigmatisé. C’est une sorte de perdant magnifique, qui s’éloigne, qui choisit l’exil. Le ressentimiste est un être beaucoup moins sérieux qui se plaint du « système » non parce qu’il n’en veut pas, mais parce qu’il juge qu’il n’en bénéficie pas assez.

J’ai choisi délibérément des auteurs confrontés aux pires conditions objectives du ressentiment pour précisément montrer quel avait été leur chemin, leurs doutes, leurs failles, leurs hiatus entre leurs principes et leurs pratiques

Votre essai est sorti en coïncidence avec le procès de Charlie Hebdo et les attentats contre Samuel Paty et des croyants de la basilique de Nice. Comment un État de droit et des individus peuvent-ils surmonter la «pulsion ressentimiste » face à des gens qui veulent vous anéantir ?

La pulsion ressentimiste est du côté de ceux qui veulent vous anéantir, et pour lutter contre ce phénomène, le ressentiment en soi n’est nullement efficace, bien au contraire. Pour autant, à partir du moment où l’autre pratique la lutte à mort contre vous, il n’y a pas beaucoup de possibilité à part se défendre : dans un État de droit, se défendre passe nécessairement par le droit et la violence légitime, celle des forces institutionnelles, et par la « lutte quotidienne pour l’organisation libérale de la vie » (Reich), autrement dit par le développement des politiques sociales, culturelles, et toute autre forme de vie non-institutionnelle, civile. Hors État de droit, le sujet est en danger et donc ce sera le chemin hégelien de la lutte à mort. C’est ce vient fonder « la dialectique du maître et de l’esclave».

Dans votre clinique pour guérir, ou résister au ressentiment, on trouve des médecins traitant comme Frantz Fanon et Wilheim Reich. Quels sont ceux qui vous paraissent les plus proches de « l’art de la sublimation », ce lien positif que vous opposez au ressentiment tenace, et pourquoi ?

Fanon et Reich sont des médecins, par ailleurs pris dans les rets du Réel le plus terrible, le nazisme, et le colonialisme pour Fanon. Mais Adorno et Jankélévitch sont aussi des penseurs qui ont été au contact le plus direct avec ce Réel du chaos, cette catastrophe des Lumières représentée par Auschwitz et Hiroshima, l’exil, la fin de la pensée. J’ai choisi délibérément des auteurs confrontés aux pires conditions objectives du ressentiment pour précisément montrer quel avait été leur chemin, leurs doutes, leurs failles, leurs hiatus entre leurs principes et leurs pratiques, et pourtant comment malgré tout cela, ils produisaient de la sublimation, peut-être pour eux-mêmes, mais surtout par leurs écritures, pour nous tous.

Quelle est la question sur le ressentiment qui vous a donné ou donne encore le plus de difficulté de déconstruction ?

Toute posture « offensive-réfractaire » comme je la nomme est difficile. Elle est hélas très classique dans les phénomènes de déni, de rejet, de refus du dia- logue ou de la réflexion proposée. Le sujet « jouit » consciemment ou inconsciemment de mettre en défaut le pourvoyeur de propositions et d’issues. C’est là sa seule capacité : faire faillir l’autre. C’est une forme de toute-puissance par la négative. Le patient a toujours tout fait, tout testé, rien ne marche, il est comme ça depuis si longtemps, « et ce n’est pas faute de vouloir s’en sortir », mais c’est évidemment une posture, dont il peut ne pas avoir conscience bien sûr. Tel est le signe de la psychose, disons de traits psychotiques. Il peut devenir très agressif à partir du moment où lui-même perçoit que ses faux-semblants sont repérables. Quand il n’y a plus de transfert possible, au sens extensif du terme (confiance envers l’analyste), et pas au sens freudien (transférer sur l’analyste ses sentiments inconscients), cela devient extrêmement difficile. Car la confiance est bien sûr un acte « prouvé », mais plus irréductiblement une « décision ».

Depuis une vingtaine d’années, je cherche à décrire d’autres figures permettant de saisir la dynamique, la dialectique du vieil adage « connais-toi toi-même »

Vous mobilisez beaucoup de ressources philosophiques mais aussi psychanalytiques – et même neuroscientifiques, dont vous défendez l’apport. Avez-vous le sentiment de créer une pensée et de tisser des liens entre ces différentes disciplines ?

Je cherche à développer un chemin, une méthodologie, très certainement, une pensée. J’œuvre au sens artisanal du terme, et symbolique. Depuis une vingtaine d’années, je cherche à décrire d’autres figures permettant de saisir la dynamique, la dialectique du vieil adage « connais-toi toi-même » : imaginatio vera, pretium doloris, vis comica qui sont trois temps, ou moments, ou « plis » dirait Deleuze, pour saisir l’individuation. La thiase dionysiaque [Groupe de personnes qui accompagnent Dyonisos], par exemple, me paraît déterminante pour comprendre ce qu’est un sujet, c’est-à-dire, une illusion, une forme théâtrale, mais aussi des incarnations contradictoires, et généalogiques, car la thiase allie les générations, le masculin et le féminin, le difforme et la beauté, etc… Par ailleurs, tout le lien réinvesti entre individuation et État social de droit, cette réflexion de « type Moebius », qu’on peut trouver chez Ronald Laing (nexus) ou Lacan (nœuds borroméens), à la fois je m’inscris dans cet héritage et le transpose sur d’autres terrains, tout en le transformant.

Le lieu de l’hôpital n’a t-il pas été emblématique de ce que vous décrivez sur les effets du ressentiment ? Celui-ci le plombait depuis des années, et voilà qu’un virus l’a transformé en lieu éphémère de capacité et de créativité durant cette crise, loin du néomanagement.

Si l’histoire était définitivement celle-ci, celle d’un péril où croît aussi ce qui sauve, pour paraphraser Hölderlin, elle serait magnifique. C’est en partie vrai, du moins un instant, celui des premiers temps, où l’inédit, la sidération de la plupart d’entre nous, a permis de laisser les non-sidérés, en tout cas pas exclusivement, avancer, faire, produire, inventer, avec leur rythme propre, et sans l’amas des procédures inutiles qui engloutit. Le néo-management, toujours ridicule, avait un adversaire terrible, à savoir le Réel, qui ridiculise tout ce qui l’entoure, et notamment ceux qui pensent le maîtriser avec des protocoles ineptes, censés les légitimer eux à faire ce qu’ils font. C’est d’ailleurs l’externalité positive de ce type d’événements, faire taire un instant la bêtise, faire taire le « bruit normatif » comme dirait Christian Morel, grand spécialiste des « décisions absurdes ».

Dans Le Soin est un humanisme (Tracts), vous défendez la conception « capacitaire » de l’individu, aptitude et souveraineté dans ce qu’ils sont. Qu’est-ce que le milieu du soin a pu comprendre et peut retenir de la pandémie ?

Quantité de choses, qu’il savait néanmoins en grande partie : le caractère indivisible de la santé, au sens où elle doit prendre en considération l’aspect biologique de la vie mais aussi toutes ses dimensions plus culturelle, économique, sociale, relationnelle, etc. Les règles managériales ont été réduites au maximum, ce qui a donné plus de fluidité, le mode télé-présentiel a montré son efficacité, certes la télémédecine mais plus globalement l’usage des réseaux de messagerie, ou encore de la santé connectée, avec les patients via les SMS, les applications même si Stop-Covid n’a pas été un succès. Seulement, après la sidération devant le manque de tout, les masques, les respirateurs, les blouses, les pousse-seringues, la crise a néanmoins permis l’activité de plans d’urgence, avec une mobilité du personnel plus forte, des équipements multiples. Au niveau thérapeutique aussi, le traitement de la Covid-19 est aujourd’hui beaucoup plus efficient. Toute crise provoque, heureusement, un bond organisationnel et thérapeutique, et sans doute aussi, même s’il y a une crise de recrutement, des vocations nouvelles dans la jeune génération.

Recueilli par EL.

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